Hissène Habré face à ses juges : à quand le tour de Paul Kagame ?
Ce 20 juillet s’est ouvert à Dakar le procès d’Hissène Habré. Ce dernier présida aux destinées du Tchad pendant huit années, de 1982 à 1990. Renversé grâce au soutien libyen par l’un de ses hommes devenu chef de guérilla, le président avait dû s’enfuir au Sénégal, après avoir eu tout juste le temps d’emporter le contenu des caisses de l’Etat. Depuis, il menait une vie discrète dans la capitale sénégalaise. Mais, le 30 juin 2013, la justice finit par le rattraper. Il fut arrêté et placé en détention provisoire, dans l’attente de son procès devant une cour spéciale mise en place par l’Union Africaine. En juillet 2006, cette dernière avait donné mandat au Sénégal afin de juger Hissène Habré pour crimes de guerre et actes de torture. Il s’agit là d’une grande première. C’est en effet la première fois qu’un ex-chef d’État est jugé par une cour africaine, en dehors de son pays d’origine. Le seul précédent est celui de Charles Taylor, ancien président du Libéria. Mais il avait été jugé par un tribunal pénal international mis en place pour juger les criminels de la guerre civile de Sierra Leone.
Ayant longtemps vécu au Tchad, la nouvelle de l’ouverture du procès de l’ancien dictateur tchadien me réjouit, bien sûr. 40 000 personnes auraient péri durant le règne de l’ancien président, victimes d’exécutions sommaires ou des suites de tortures et de mauvais traitements, dans les sordides geôles de la police politique. Durant le seul mois de novembre 1990, à la veille de son éviction, 300 prisonniers politiques furent sommairement exécutés, et plusieurs fosses communes ont depuis été mises à jour. Cependant, ce qui frappe dans cette première judiciaire, c’est qu’Hissène Habré va être jugé sur décision de ses anciens pairs de l’Union Africaine, alors que certains parmi eux ont fait bien pire que lui, en terme d’atteintes aux Droits de l’Homme, et qu’ils sont encore au pouvoir aujourd’hui.
Je pourrais citer l’actuel président de l’Union Africaine et chef de l’Etat du Zimbabwe, Robert Mugabe, au pouvoir depuis 1980. Si ses crimes à l’encontre des fermiers blancs ont été largement médiatisés en Occident, la répression et les massacres qu’il a dirigés contre les Matabélé, entre 1982 et 1985, sont beaucoup moins connus. Le bilan serait de 20 000 morts ; des dizaines de milliers d’autres Matabalé furent soumis à la torture, dans de sinistres camps d’internement. Depuis lors, la répression n’a pas épargné les syndicalistes et les opposants au régime.
Je n’oublierais pas de citer le nom d’Omar Hassan el-Béchir, devenu président par la grâce d’un coup d’Etat militaire en 1989. La guerre qu’il a menée jusqu’en 2005 contre la rébellion sudiste a fait des centaines de milliers de morts, peut-être même des millions. Ces crimes-là n’ont jamais intéressé la justice, qu’elle soit africaine ou internationale. Par contre, la CPI a lancé un mandat d’arrêt contre Béchir pour les crimes commis durant la guerre suivante, celle du Darfour, qui débuta en 2003. Cette guerre, bien qu’atroce et se poursuivant encore, a pourtant fait moins de victimes que celle du Sud : le bilan est estimé à 300 000 morts. Le mandat d’arrêt n’a pas empêché le président soudanais de demeurer au pouvoir et de continuer à se déplacer en dehors de ses frontières. C’est ainsi qu’il a pu participer au sommet de l’Union Africaine qui s’est tenu en Afrique du Sud le mois dernier. Le Sud du Soudan est devenu indépendant en 2011, mais la guerre y a repris en 2013 et les crimes qui y sont commis en ce moment prennent des proportions génocidaires, dans la plus grande indifférence internationale. Les horreurs commises au Sud-Soudan indépendant ne peuvent plus être imputées à Béchir, mais à ceux-là même qui luttèrent si longtemps pour arracher l’indépendance de leur pays. Auront-ils un jour à répondre de leurs crimes ?
Je pourrais citer les noms de plusieurs autres dirigeants africains pouvant être accusés de crimes contre l’humanité. Mais celui qui me vient en premier à l’esprit est celui de Paul Kagame, arrivé au pouvoir au Rwanda en juillet 1994, à l’issue d’une atroce guerre qui prit la dimension d’un génocide. Son cas est sans doute le plus emblématique. Non seulement il n’a pas eu à répondre de ses crimes, mais il a de surcroît bénéficié du soutien complaisant de plusieurs pays occidentaux, à commencer par le plus puissant d’entre eux, les Etats-Unis. Ces pays et un certain nombre d’organisations influentes ont longtemps présenté Paul Kagame comme le sauveur du Rwanda, celui qui mit fin au génocide et qui, depuis lors, a permis à son pays de s’engager sur la voie d’un remarquable développement économique. La vérité est tout autre. C’est le lancement de la lutte armée contre le régime en place, en octobre 1990, qui a amené les massacres, massacres d’abord commis par les hommes de la rébellion avant d’être également commis par l’autre camp. C’est l’attentat perpétré contre l’avion présidentiel, en avril 1994, qui a provoqué une recrudescence des massacres et une reprise de la guerre. Après l’arrivée au pouvoir de Kagame et de son FPR, les massacres n’ont pas cessé, bien au contraire. Ils ont été organisés à grande échelle par le nouveau pouvoir, en particulier dans le nord du pays, en 1997 et 1998. Avant cela, Kagame avait envoyé sa soldatesque envahir le pays voisin, le Zaïre, afin d’y faire la chasse aux Hutu réfugiés dans ce pays. Des centaines de milliers d’entre eux furent impitoyablement massacrés dans les camps de réfugiés et dans la grande forêt zaïroise où ils fuyaient éperdument l’avancée des troupes rwandaises. L’un des hommes de main de Kagame vient d’ailleurs d’être arrêté à Londres, en exécution d’un mandat européen lancé par un juge catalan, pour les crimes commis durant cette période. Le développement économique du Rwanda sous Kagame fut rendu possible, pour une bonne part, grâce au pillage des ressources naturelles de son vaste voisin, devenu République Démocratique du Congo, pays dont la partie orientale fut occupée par l’armée rwandaise durant de longues années, à partir de 1996. Durant cette occupation, des millions de Congolais ont péri, faisant de cette guerre le conflit le plus meurtrier depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
Hissène Habré va donc devoir, enfin, répondre de ses crimes. C’est bien. Mais ce serait encore mieux si les autres criminels, ceux qui sont encore au pouvoir, pouvaient également faire face à la justice. A commencer, bien sûr, par le plus grand d’entre eux, Paul Kagame.
Hervé Cheuzeville