Enfants soldats !
Encore un évènement passé inaperçu dans nos grands médias : le 27 janvier, près de 150 garçons âgés de 11 à 17 ans ont été « démobilisés », lors d’une cérémonie organisée à Gumuruk, une localité située dans l’Etat de Jonglei, au Soudan-du-Sud. Jonathan Veitch, le représentant de l’UNICEF dans ce pays, était présent. Il a félicité les belligérants pour l’accord de paix ayant permis la libération de ces enfants. Au total, c’est près de 2000 mineurs qui devraient être démobilisés dans les semaines à venir, dans le cadre de cet accord.
Je n’étais pas présent à cette cérémonie. Cependant, tombant par hasard sur cette nouvelle, perdue dans l’énorme flot d’actualité reçu quotidiennement, cette information m’a ramené 14 ans en arrière. A l’époque, j’avais été chargé par l’UNICEF de mener à bien des programmes semblables, pour des enfants soldats congolais originaires de l’Ituri et du Kivu, en République Démocratique du Congo, l’ex-Zaïre. Nous étions parvenus à rendre à leurs familles quelques centaines de garçons et quelques filles. Le plus jeune, Jean Damascène, avait 9 ans. Dans les années 2001 et 2002, le tiers oriental du pays était encore occupé par les troupes rwandaises et ougandaises, qui avaient favorisé la création de milices congolaises à leur solde. Ces dernières leur permettaient de piller tranquillement les immenses ressources naturelles de ces régions : or, coltan, cassitérite, diamants, bois et autres. Tous ces groupes armés congolais recrutèrent des milliers de combattants mineurs.
Ces programmes de démobilisation auxquels je participai furent célébrés par l’UNICEF comme de grands succès. Des cérémonies similaires à celle du Gumuruk avaient été organisées, sous les flashs de journalistes et photographes venus du monde entier. Quant à moi, je les considère comme de lamentables échecs, aux conséquences désastreuses pour nombre des jeunes démobilisés. Ce sont ces tristes expériences qui me poussèrent à témoigner, après avoir quitté l’UNICEF. C’est ainsi que j’écrivis mon premier livre, publié par l’Harmattan en 2003 : « Kadogo, Enfants des guerres d’Afrique centrale ». Ce livre, outre mon témoignage personnel, contenait celui de plusieurs ex-enfants soldats que j’avais contribué à rendre à la vie civile, en 2001 et 2002.
Pourquoi suis-je aussi négatif au sujet des programmes de démobilisation d’enfants soldats ? D’abord, parce que ces enfants n’ont pas bénéficié du suivi nécessaire pour assurer le succès de leur réinsertion. Ils sont restés moins de trois mois dans des « CTO[1] » gérés par des organisations « partenaires » de l’UNICEF. Ils y étaient le plus souvent livrés à l’oisiveté, malgré des simulacres d’initiation à telle ou telle formation professionnelle ou des entretiens avec de pseudos psychologues. Trois mois plus tard, ils étaient ramenés dans leurs villages d’origine et rendus à leurs familles. Passée la joie des retrouvailles familiales, le réveil était brutal pour ces jeunes. Leurs familles, s’ils en avaient une, étaient encore plus démunies qu’auparavant, du fait de la guerre, et ils réalisaient qu’ils constituaient une charge supplémentaire pour elles. La plupart de ces enfants avait peu fréquenté l’école, et ils n’avaient aucune formation, à part celle des armes. Un grand nombre de ces jeunes que j’avais connus pendant trois mois fut ensuite repris par leurs anciens groupes armés. Certains, ne supportant plus l’oisiveté, les ont même rejoints volontairement. Je devais par la suite apprendre la mort au combat de quelques-uns d’entre eux. D’autres ont sans doute été tués sans que je le sache. Tout cela s’est produit loin des caméras et des micros des journalistes qui avaient couvert les cérémonies de démobilisation. Quelques garçons ont par la suite été démobilisés une seconde fois, voire une troisième, lors de nouvelles « cérémonies ».
Pour certaines ONG, tant locales qu’internationales, les programmes de démobilisation étaient devenus des « business » rentables : l’UNICEF leur fournissait de confortables budgets et l’encadrement d’ex-enfants soldats leur apportait une visibilité inespérée. Peu importe si certains responsables d’ONG locales ont pu se faire construire des maisons à étages, à Goma ou ailleurs, pendant que les jeunes démobilisés couchaient sous des tentes moisies et mangeaient des haricots et de la bouillie à chaque repas. Peu importe si des cadres corrompus d’ONG internationales concluaient de lucratifs arrangements avec des responsables de petites ONG locales censées assurer le suivi des enfants, une fois ces derniers ramenés dans leurs familles, au village : l’association locale recevait 900 dollars mais signait un reçu pour les 1200 dollars stipulés dans le contrat, les deux « associés » se partageant la différence. Tant pis si le suivi n’était jamais effectué et si les jeunes finissaient par être repris par leurs anciens groupes armés.
Tout cela, je l’ai vécu, j’en fus le témoin privilégié. J’en ai retiré une grande frustration et un grand regret pour ces garçons que j’ai contribué à renvoyer dans leurs villages, après leurs passages en CTO.
De cette expérience, j’ai tiré une leçon : aucune démobilisation d’enfants soldats ne peut être sérieusement effectuée tant que le pays est encore en guerre, tant que les groupes armés n’ont pas été désarmés et dissouts. Dans la partie orientale de la RDC, il existe encore des groupes armés, congolais, rwandais ou ougandais, qui rançonnent, qui violent et qui massacrent. Pendant ce temps, l’UNICEF continue à tenter de démobiliser des jeunes. Au Soudan-du-Sud nouvellement indépendant après une interminable guerre de libération durant laquelle les enfants furent recrutés par milliers, les libérateurs se déchirent depuis décembre 2013 dans une nouvelle guerre atroce. Depuis le début de ce conflit fratricide, plus de 12 000 enfants ont été enrôlés, selon l’UNICEF. Cette fois-ci, il ne s’agit plus de « libération », mais de lutte pour le pouvoir et pour le contrôle des ressources pétrolières. Les pires atrocités ont été commises dans l’Etat de Jonglei, celui-là même où s’est déroulée la cérémonie du 27 janvier. Aux garçons qui furent démobilisés ce jour-là, le représentant de l’UNICEF a dit : « Votre futur sera bien meilleur lorsque vous aurez ôté vos uniformes et que vous serez à nouveau des enfants ». J’espère que l’avenir lui donnera raison et que ces jeunes pourront devenir des citoyens utiles et productifs dans un Soudan-du-Sud pacifié. « C’est criminel d’avoir des enfants dans l’armée » a ajouté Jonathan Veitch, avant de conclure en disant : « Nous observons cela avec beaucoup d’attention, pas seulement ici mais aussi dans le reste du pays car nous savons qu’il y a du recrutement de tous les côtés, dans le conflit en cours ». Pour sa part, James, 15 ans, l’un des jeunes démobilisés, a affirmé vouloir aller à l’école, disant qu’il n’était pas heureux d’avoir été soldat et exprimant son désir de devenir pasteur, plus tard. J’aimerais, d’ici à quelques mois, pouvoir me rendre là-bas et vérifier ce que sont devenus James et ses camarades. Je serais tellement heureux de pouvoir écrire un nouvel article afin de témoigner des progrès effectués par l’UNICEF en matière de démobilisation d’enfants soldats ! Puisse James ne pas être déçu comme le furent ses « collègues » congolais en 2001 et 2002, puisse-t-il aller à l’école le plus longtemps possible et devenir le Révérend James, un pasteur prêchant la paix et la réconciliation au sein de sa communauté.
Hervé Cheuzeville
[1] Centre de Transit et d’Orientation