De la mer d’Azov à l’océan Indien
Le référendum prévu ce dimanche en Crimée, organisé par la faction pro-russe des dirigeants de cette péninsule avec l’appui des autorités russes est incontestablement une violation du droit international. A ce titre, cette initiative d’ailleurs fermement contestée par d’autres parties de la population criméenne (tatare en particulier, sans parler des habitants originaires du reste de l’Ukraine), doit être condamnée avec vigueur.
Cependant, avant de jeter la pierre à Moscou, il conviendrait de rappeler deux éléments.
Le premier est que la Crimée fut russe de 1774 à 1954. Elle passa sous administration ukrainienne à la suite d’une décision tout à fait arbitraire de Nikita Khroutchev, premier secrétaire du parti communiste de l’Union Soviétique (certains affirment même que le maître du Kremlin aurait trop abusé de vodka, ce jour-là). Cette décision ne changea d’ailleurs pas grand-chose, puisque tout cela se passait, à l’époque, dans le cadre de l’URSS. La Crimée resta donc dans l’orbite de Moscou jusqu’en 1991, avant de devenir réellement ukrainienne avec la dislocation l’Union Soviétique et l’indépendance de l’Ukraine. Vladimir Poutine et ses soutiens criméens ont donc des arguments valides pour justifier l’organisation du référendum de dimanche, même si leur démarche est légalement contestable.
Le deuxième élément que j’aimerais évoquer concerne une autre grande puissance qui, en 1974, s’est conduite de manière peu différente. Cette année-là, un pays colonisé depuis le XIXe siècle achevait un processus devant le conduire à l’indépendance. Un référendum national confirma la volonté d’indépendance exprimée par la grande majorité de la population du pays. Cependant, on s’aperçut que, sur environ un quart du territoire, c’était la volonté contraire qui s’était exprimée : les habitants de cette région préféraient demeurer sous la tutelle de la puissance coloniale. Le gouvernement de cette dernière décida donc, de manière tout à fait arbitraire et unilatérale, de rester présente sur ce quart de territoire, et de laisser le reste du pays devenir indépendant. Un nouveau référendum, organisé cette fois-ci dans sa seule zone hostile à l’indépendance, confirma le fait accompli. Depuis lors, malgré les condamnations répétées de l’assemblée générale de l’ONU et d’autres instances internationales, malgré les plaintes des autorités qui se sont succédées à la tête de l’ancienne colonie, ce morceau de territoire n’a toujours pas été restitué. Pire, il a été officiellement intégré au territoire de cette grande puissance, qui en a fait son 101è département.
On l’aura compris, c’est de la France qu’il s’agit. L’ex-colonie, c’est l’archipel de Comores, situé dans l’océan Indien, entre le continent africain et Madagascar. Cet archipel est composé de quatre îles principales. C’est l’une d’entre elles, Mayotte, qui est demeurée française, envers et contre tout. Cette décision arbitraire de la France devait engendrer un drame humain de grande ampleur. Des milliers de Comoriens, dont beaucoup de femmes enceintes, attirés par l’ « eldorado » mahorais, ont en effet péri noyés dans le bras de mer séparant Mayotte d’Anjouan, l’île la plus proche. Sur place, une situation ingérable s’est développée au fil des ans, d’un point de vue administratif, légal et humain. Le tiers de la population de Mayotte est composé d’immigrants clandestins comoriens, souvent utilisés comme main d’œuvre bon marché par des Mahorais « de souche ». Le centre de rétention administrative est surpeuplé, et l’on y trouve aussi de nombreux enfants, détenus dans des conditions déplorables. 80% des bébés qui naissent dans les maternités mahoraises sont des Comoriens originaires des trois autres îles. Ces enfants deviendront français, en vertu du « droit du sol ».
En violant le droit international en 1974, la France a conçu une véritable bombe à retardement. Cette bombe a été la cause de milliers de morts et d’innombrables tragédies humaines. A Mayotte, la France se trouve dans une situation inextricable. Il est en effet difficile de reculer et de rétrocéder, après quarante ans, l’île à l’Etat des Comores, comme le voudrait pourtant le droit international. Comment pourrait-on demander aux Mahorais, qui ont cru à l’affirmation mainte fois répétée qu’ils étaient désormais français « à part entière », de retourner dans le giron de l’un des pays les plus pauvres de la planète ? Mais comment pourra-t-on continuer à gérer le flux migratoire et l’explosion démographique ? La République devrait-elle, pour y parvenir, revenir sur son sacro-saint principe de « droit du sol » ?
On le voit, à Mayotte comme en Crimée, rien n’est simple. L’exemple mahorais devrait cependant inciter nos dirigeants à davantage d’humilité dans leurs virulentes condamnations de l’action de la Russie dans la péninsule de Crimée !
Hervé Cheuzeville