Du rabaissement des réalités sacrées, par le P. J-F. Thomas (sj)
L’homme possède le chic et le génie pour salir et rabaisser le sacré qu’il côtoie ou qu’il touche. La règle n’est pas générale, heureusement, et certains êtres font exception, permettant au reste du monde de ne pas sombrer sous la colère divine puisqu’il suffit de quelques justes pour arrêter le bras vengeur. Sinon, nous aurions été rayés de la carte depuis longtemps. Dieu, même bafoué, dans son Être et dans ses œuvres, exerce envers nous une patience infinie, signe de sa miséricorde qui éclaire sa justice. La désinvolture avec laquelle l’homme moderne parle de Dieu et des choses sacrées est un permanent blasphème. Cela se traduit souvent par des formules toutes faites qui rabaissent toute transcendance en la faisant passer par les fourches caudines de notre petitesse. Par le relativisme moral et religieux fort répandu, y compris parmi les hommes d’Église, la conclusion suivante semble s’imposer : Dieu n’en demande pas tant, Il se contente d’un juste milieu, Il n’exige point la sainteté, Il a mis de l’eau dans son vin et a tourné le dos à sa rigidité et sa sévérité d’antan. Autre époque autres mœurs, et donc autre Dieu. Nous décidons désormais ce que Dieu peut demander, et il ne faudrait pas qu’Il s’aventure à être trop gourmand. Il lui est ordonné d’en demander de moins en moins, d’épouser nos modes et nos opinions, de s’abstenir de se mêler de nos affaires, et même, en fin de parcours, de punir les martyrs et les saints qui n’ont rien compris à la merveilleuse marche de ce monde en constant progrès. Léon Bloy rugit durement autour de ceux qui osent porter ainsi atteinte à l’autorité divine, ceux-là dont les aïeux qui se débarrassèrent de Notre Seigneur qui les gênait par son enseignement aux angles coupants : « Les bourgeois […] sont trop adorables pour n’être pas devenus eux-mêmes des Dieux. C’est à eux qu’il convient de demander, à eux seuls. Tous les impératifs leur appartiennent et on peut être certain que le jour où ils demanderont trop sera précisément le jour même où ils commenceront à s’apercevoir qu’ils ne demandent pas tout à fait assez… – Moi, je demande vos peaux, sales canailles ! leur dira Quelqu’un. » (Exégèse des lieux communs) L’épilogue est dur à avaler, mais le risque n’est pas minime de ne pouvoir passer par la porte étroite si nous entretenons le mépris de ce que Dieu veut en remplaçant sa volonté par nos goûts et nos dégoûts de l’instant.
L’horreur des choses divines est telle que tout état de vie qui se rapprocherait d’un désir de perfection est désormais regardé avec suspicion. Se consacrer à Dieu ne peut être que le choix d’une affectivité déséquilibrée, d’une personnalité misanthrope ou atteinte d’un complexe d’infériorité. Les XVIIIe et XIXe siècles se pinçaient le nez à la vue d’une jeune fille entrant au couvent ou d’un jeune homme choisissant, en toute liberté, la vie sacerdotale. Les monarchies des Lumières et les révolutions bourgeoises cultivèrent la haine de la consécration et organisèrent la fermeture des abbayes, la suppression des congrégations et la persécution des hommes de Dieu. Pour les esprits forts et éclairés, rien n’était pire que de « s’ensevelir dans le cloître », lieu qui protégeait des bouches inutiles puisque confites en contemplation inutile dans une société en pleine expansion économique. Or, l’ensevelissement le plus pervers est bien celui qui écrase les personnes sous les gravats du monde, celui mené par le Malin et es troupes. Il faut choisir entre deux couvents : celui, austère, qui accueille les pécheurs en recherche de pardon, et celui, brillant, où s’organisent les fêtes de ceux qui ont décidé ne dépendre de personne d’autre que d’eux-mêmes. La société moderne, -y compris pour bien des catholiques-, ne peut comprendre que le monastère est un gouffre de grâces et de joie. Quand on se persuade de ne pas avoir besoin de pardon puisque toutes nos actions seraient bonnes, on ne peut que s’épouvanter devant le vide apparent de la vie religieuse. Les banquiers, les magistrats, les politiques et tous les autres personnages importants de notre époque, lorsqu’ils mettent entre parenthèse leur conscience, se retrouvent à trembler de rage et de peur face à des vierges consacrées et à des moines silencieux.
Une autre tarte à la crème industrielle est celle, – appréciée aussi par bien des hommes d’Église-, qui consiste à répéter à l’envi que « les prêtres sont des hommes comme les autres ». Certes, les prêtres sont des pécheurs malgré quelques saints parmi eux, mais le plus indigne ne peut pas être réduit à ses limites et à ses faiblesses. Cette formule est faite pour se rassurer sur son propre sort. Puisque les prêtres ne seraient pas différents, alors les autres hommes pourraient ainsi tout se permettre. Dire d’ailleurs qu’ils sont comme les autres est mensonger car ceux qui affectionnent cette affirmation les considèrent en fait comme bien inférieurs aux autres ; Ne trouvent grâce à leurs yeux que les prêtres qui se conforment à leur attente et qui rassemblent leurs efforts pour qu’aucun cheveu de leur tête ne dépasse des rangs et pour être reconnus et acceptés dans le monde sans Dieu. L’Église n’ayant jamais épousé le monde, au moins jusqu’à une époque récente, ses fils privilégiés ne peuvent être d’un bois identique à celui des friches et des broussailles tant chéries par les adorateurs d’une nature pure et bonne sans lien avec son Créateur. C’est oublier aussi le caractère indélébile, transcendant toutes les misères humaines, qui marque les prêtres non seulement en cette vie mais pour l’éternité. Donc ces fausses politesses hypocrites et condescendantes qui essaient de tout réduire au pus petit dénominateur commun sont en fait des atteintes sacrilèges contre la Toute puissance de Dieu et contre sa Volonté échappant à l’intelligence humaine.
Quel autre mauvais esprit pousse donc le bourgeois démocrate à se mêler des affaires du diable qu’il sert avec fidélité ! Il proclame doctement que « quand le diable devient vieux, il se fait ermite ». Tout d’abord, il n’a jamais dû voir, au portail de la cathédrale de Strasbourg, la statue du Tentateur, d’une beauté et d’une jeunesse qui ne déclinent pas, meilleurs moyens pour lui d’attirer les mouches bourdonnantes que nous sommes. Il ne faut pas prendre la jeunesse du diable à la légère car elle lui permet d’être toujours actif, imaginatif, attractif. Et puis, pourquoi se ferait-il donc ermite, sauf à considérer que l’ascète dans sa solitude est plus proche de Satan que de Dieu ? Le bourgeois révolutionnaire veut dire par là que les hommes qui se convertissent sur le tard, après une vie chaotique, ne peuvent être sincères et qu’il serait préférable pour eux de crever dans leur péché, comme lui a bien décidé de le faire puisqu’il échappe à la règle du bien et du mal, qu’il n’a plus besoin des commandements, sauf de ceux de la Bourse et de sa Loge. Il a l’air d’ignorer que les Chartreuses font fuir les démons, jeunes ou vieux, comme lui les évite soigneusement sauf pour en chasser les moines à intervalles réguliers.
Parce que nous rampons le plus souvent dans le caniveau, notre capacité à rabaisser ce qui vient de Dieu est infinie. Nous portons avec fierté et en bandoulière ce talent sorti tout droit des enfers et nous couronnons, par le vote démocratique et républicain, ceux qui, parmi nous, sont les plus doués en cette affaire. Les quelques âmes épargnées par ce phénomène sont bien sûr sujettes à toutes les persécutions et cela ne pourra que s’accélérer, pour la plus grande gloire de Dieu.
Jean-François Thomas s.j.
20 janvier 2025
Fabien et Sébastien