L’histoire est-elle bien découpée ?
Cette question peut paraître trop spécialisée, saugrenue ou inutile… Ne fuyez pas, amis lecteurs ! Il en va de ce que l’on apprend à nos jeunes, vos enfants, et même de ce que l’on vous a appris !
Vous devez le devinez, je suis défenseur de l’histoire enseignée chronologiquement. Jusqu’au baccalauréat, il faut que le jeune possède les bases, les jalons nécessaires. Cela n’empêche pas de dire aux Terminales que le découpage historique peut être remis en cause, mais seulement aux plus âgés… car les autres doivent acquérir une culture historique.
Mais alors quel est le « problème » du découpage historique » ?
Ce découpage est tout d’abord, nous allons le voir, très européen, ce qui s’explique par la vision colonialiste typique de la IIIème république sous laquelle il fut inventé. En effet Jules Ferry ne disait-il pas que « les races supérieures ont le devoir d’instruire les races inférieures » ? Le monde universitaire d’alors est naturellement peu réceptif à l’histoire non européenne. Mais cela a-t- il changé ? J’estime que c’est le langage universaliste issu des « Lumières » qui a paradoxalement empêché de faire naître une approche non européenne des différentes civilisations au moins aussi grandes que la nôtre. En effet, l’universalisme a d’abord inventé « le bon sauvage » sorte d’homme abstrait idéal, intelligent et raisonnable (là encore des idées issues des « Lumières ») qui n’a pas besoin de la société pour être bon selon certains critères. L’universalisme a ensuite tout au long du XIXème siècle légitimé la colonisation comme devoir issu de notre supériorité technique et morale. Sans tomber dans la simplicité qui consiste à dire que nous étions d’affreux colons racistes (cf. Suzanne Citron par exemple), il faut bien admettre que l’universalisme n’a d’autre effet que de briser l’élan de certains explorateurs qui partaient non pas en colons allant démontrer leur supériorité mais en amis, issus d’Europe mais sachant que d’autres avaient une grille de lecture du monde et de la vie totalement étrangère à la leur, ce qui n’était ni bien ni mal mais différend. Ainsi Brazza (qui plus tard donnera son nom à Brazzaville) est le grand perdant du combat qui l’opposa indirectement à Ferry : la lecture de l’histoire du monde allait bientôt être exclusivement celle de l’Europe.
Fi des siècles de l’hindouisme qui avaient ensuite apporté le bouddhisme, fi de la gloire de la Perse, fi des peuples amérindiens et fi des royaumes africains tels l’Ethiopie chrétienne le Dahomey. Fi de toutes ses civilisations qui n’avaient le tort que de voir le monde autrement que par l’universalisme. Ainsi l’historien devrait éviter ces deux écueils : la tentation qui consiste à tout juger à l’aulne de ses critères et de la mode actuelle comme le fit Jules Ferry notamment, et la tentation de s’oublier complètement et de s’effacer devant l’Autre comme c’est le cas bien trop souvent actuellement. Entre s’imposer et s’oublier, il y une marge !
Le découpage par période est aussi très discutable du point de vue des dates retenues ! Résumons la situation actuelle issue de la fin du XIXème siècle par ce schéma :
L’histoire serait née lorsque l’écriture a surgit, aux alentours de l’an 3000 avant Jésus-Christ, ce qui est déjà très relatif à moins que de considérer que les hommes sans écritures ne sont pas vraiment des hommes. De cette date jusqu’à la chute de l’Empire romain d’Occident en 476, on parle d’Antiquité. Mais qu’est-ce qui fait que le monde entier soit compris dans cette date qui ne concerne qu’une petite partie du monde, aussi importante fut-elle ? Vient ensuite le Moyen-Age qui dure plus de mille ans, jusqu’à la découverte de l’Amérique par Colomb : comment lier le royaume franc des mérovingiens avec le royaume de France de Philippe Auguste ou Louis XI ? De même, qu’est-ce qui unit les royaumes du Nord de l’Europe du IXème siècle et le monde chinois du XIVème siècle ? Certes le christianisme a unifié le monde européen occidental et oriental, certes les modes de vies se ressemblent mais en quoi l’Europe médiévale fait-elle bloc avec la Chine, l’Inde ou l’Amérique d’alors ? La date marquant la fin du Moyen-Age est aussi intéressante puisqu’il s’agit de 1492, date de la rencontre (connue) de l’Europe et des Amériques, seul continent ignoré à part sans doute de quelques pécheurs. La date de 1453 serait plus adaptée comme fin du monde médiéval européen puisqu’il s’agit de de la chute de l’Empire romain d’Orient, sans oublier que cette date marque la fin de la Guerre de Cent ans Jacques Le Goff quant à lui n’hésitait pas à dire que le Moyen-Age allait jusqu’à la révolution industrielle, jetant l’opprobre sur la civilisation considérée comme non avancée techniquement, comme si cela était l’unique preuve de réussite et de bonheur…
L’époque moderne tire son nom des universitaires du XIXème siècle qui n’étudiaient quasiment pas l’après 1789 et qui dénommèrent ainsi la période. L’histoire considère que la période de 1492 à 1789 est unie. Comment placer le début du XVIème siècle qui voit naître la réforme protestante ? Que faire de la naissance de l’absolutisme en France qui sera à l’origine de la Révolution ? Et comment ne pas songer à ce que le monde non européen (autant dire la majorité du monde) vit durant cette période : hispanisation puis occidentalisation des Amériques, liens de l’Asie et de l’Extrême-Orient avec l’Europe etc… ?
Enfin l’époque contemporaine est définie comme celle qui court de 1789 à nos jours, c’est-à-dire plus de 200 ans qui ont vu l’industrie croître, des guerres mondiales ensanglanter le monde, des terres encore vierges occupées. Un jour bien sûr, un nouveau découpage sera fait.
Je vais donc me livrer à un périlleux exercice : je vous propose ainsi un découpage de l’histoire européenne à titre d’exemple, qui reste tout à fait discutable. Ce découpage refuse la vision universaliste dans le sens de l’occidentalisation de l’histoire mais est universaliste dans le sens originel du mot, c’est-à-dire savoir d’où l’on vient et ce que l’on est pour mieux comprendre d’autres visions du monde. Voici ce que pourrait être ce découpage des périodes historiques :
Ere mycénienne, de 15 000 (civilisation mycénienne) à 753 avant Jésus-Christ (fondation de Rome)
Ere helléno-latine, de 753 à 27 avant Jésus-Christ (création de l’Empire romain)
Antiquité pagano-chrétienne, de 27 avant Jésus-Christ à 476 (chute de l’empire romain d’Occident)
Haut Moyen-Age, de 476 à 987 (élection d’Hugues Capet sur le trône de France) ou 1066 (Conquête normande l’Angleterre)
Moyen-Age central ou ère romane, de 987 ou 1066 à 1214 (Victoire française de Bouvines)
Moyen-Age gothique, de 1214 à 1453 (prise de Constantinople et chute de l’Empire romain d’Orient)
Bas Moyen-Age, ère pré absolutiste, de 1453 à 1688 (Glorieuse révolution d’Angleterre)
Epoque absolutiste, de 1688 à 1789 (Début de la révolution française)
Ere des « Lumières », de 1789 à 1830 (exil de Charles X, début de la révolution industrielle)
Révolution industrielle, de 1830 à 1945 (naissance de la Guerre Froide)
Ere de la mondialisation, de 1945 à 1991 (chute de l’URSS)
Bien-sûr ce découpage est sujet à discussion : l’absolutisme n’apparaît pas en France en 1688 mais avant, la mondialisation telle qu’on la connaît aujourd’hui n’est pas née dès la fin de la Deuxième guerre mondiale… Le découpage de l’histoire de France est encore plus complexe ! Eh bien, je me lance tout de même !
Gaule romaine, de 52 avant Jésus-Christ (défaite d’Alésia) à 254 (premières traces des Francs en Gaule)
Ere de christianisation progressive, de 254 à 428 (avènement de Mérovée, grand-père de Clovis) ou 496 (baptême de Clovis à Reims)
Epoque mérovingienne, de 428 ou 496 à 751 (avènement de Pépin III le Bref)
Empire carolingien, de 751 à 843 (division en trois de l’Empire carolingien, la partie occidentale donnera la France)
Temps de crise, de 843 à 987 (élection d’Hugues Capet sur le trône de France)
Moyen-Age classique ou « miracle capétien », de 987 à 1328 (mort de Charles IV, dernier capétien direct)
Bas Moyen-Age ou Guerre de Cent Ans, de 1328 à 1453 (fin de la Guerre de Cent Ans)
Temps des Guerres de religion et de la naissance de l’absolutisme, de 1453 à 1643 (mort de Louis XII)
Grand Siècle, de 1643 à 1715 (mort de Louis XIV)
Siècle des « Lumières », de 1715 à 1789 (début de la révolution française)
Siècle des bouleversements, de 1789 à 1871 (défaite de Sedan et chute du Second Empire)
Ere des guerres et de la colonisation, de 1871 à 1945 (fin de la Deuxième guerre mondiale)
« Trente Glorieuses », décolonisation et mondialisation, de 1945 à 1992 (Traité de Maastricht)
Vous le voyez, il est fait presque impossible de construire un plan historique qui soit convenable. Ainsi il faut s’y faire, et chaque génération aura à apprendre un peu plus que la précédente, et c’est ainsi que peu à peu l’on réunira dans une même période des siècles totalement différents. Sic transit gloria mundi…Quant au découpage, il faut accepter qu’il ne soit pas parfait et le savoir, sans pour autant oublier que les élèves ont besoins des bases et de repères ! C’est après les avoir acquis qu’ils pourront prendre un grand plaisir à partir à l’aventure dans les coulisses de l’histoire.
A Alain Decaux, in memoriam
Charles d’Antioche