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Des sots et des savants, par le P. Jean-François Thomas (sj)

La formule de Molière dans Les Femmes savantes, par la bouche de Clitandre face à Trissotin, n’est pas simplement anecdotique : « Un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant. » (IV. 3) L’homme de théâtre reprenait ainsi l’idée de François de La Mothe Le Vayer, – ce libertin studieux proche du cardinal de Richelieu-, écrivant en 1661 dans sa Prose chagrine : « Pour moi je remarque tous les jours tant de fous lettrés, et cette stultitia litteraria me paraît si importune partout qu’elle me donne un dégoût de la science, qui n’est pas une des moindres causes de mon chagrin. L’on peut voir d’un œil indifférent des hommes sans lettres ; mais il est presque impossible de considérer sans indignation des lettres sans homme. Si l’on accuse mon humeur austère de favoriser l’ignorance, j’avouerai franchement que je préfère en beaucoup de façons un modeste ignorant à un vain et présomptueux savant. » C’est que, comme le dit encore Clitandre, « le savoir, dans un fat, devient impertinent. » Il semble que la sottise savante ait empiré depuis le Grand Siècle. Rien d’étonnant à cela puisque les « sciences » et toute forme de savoir priment désormais sur les vertus et les qualités humaines. Chacun est jaugé par ses diplômes et sa prétention à être « spécialiste » de son domaine, souvent très restreint. La boutade, si vraie, d’Einstein est bien connue : « Deux choses sont infinies : l’Univers et la bêtise humaine. Mais, en ce qui concerne l’Univers, je n’en ai pas encore acquis la certitude absolue. » Si bien des talents manquent aujourd’hui cruellement à notre monde, ce dernier n’est en revanche pas avare en sottises boursouflées émises à cadence régulière par toute une cohorte d’« intellectuels », de journalistes, d’« artistes » de responsables politiques, d’autorités religieuses qui, tous, sont en compétition dans la vaste arène du café du Commerce. Une confusion s’est opérée entre l’intelligence des êtres et des choses, et la mémoire qui emmagasine. Chateaubriand notait très pertinemment : « La mémoire est souvent la qualité de la sottise : elle appartient généralement aux esprits lourds, qu’elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. » (Mémoires d’outre-tombe) En fait, une marque d’intelligence serait d’abord de reconnaître sa sottise, comme le repéra Paul Valéry.

Bien au-delà et au-dessus de notre sottise individuelle s’étale la sottise générale, celle qui est capable d’asphyxier un peuple, de détruire un royaume. Charles Baudelaire, qui a tant souffert de la bêtise de ses contemporains, écrit mystérieusement à propos de la dictature : « Les dictateurs sont les domestiques du peuple, — rien de plus, un foutu rôle d’ailleurs, et la gloire est le résultat de l’adaptation d’un esprit avec la sottise nationale. » (Œuvres posthumes) Le poète a beaucoup réfléchi sur ce phénomène étrange de l’abêtissement mutuel du peuple par ses dirigeants et ses « influenceurs », et des hommes de pouvoir, – de tout pouvoir quelconque-, par le peuple. Il dira par exemple : « Si l’artiste abêtit le public, celui-ci le lui rend bien. Ils sont deux termes corrélatifs qui agissent l’un sur l’autre avec une égale puissance. » (Le Peintre de la vie moderne) Il aurait éructé devant le spectacle de laideur et de blasphème des « Jeux de Paris 2024 », lui qui avait en horreur cette complicité dans la bêtise et la médiocrité. Une de ses phrases s’applique déjà parfaitement à cet événement olympique : « La France traverse une phase de vulgarité. Paris, centre et rayonnement de bêtise universelle. » (Dossier des Fleurs du mal) Tous ces transgressifs et provocateurs au petit pied, de mèche avec les politiques qui les soutiennent, les payent et les manipulent, sont à plaindre car ils résument à eux seuls la sottise prétentieuse de notre temps. Il est dramatique de constater que dorénavant, toute forme de savoir pratique, intellectuel et spirituel est touché par la bourrasque de la bêtise. C’est ainsi que les hommes les plus doctes, les plus revêtus de titres et de compétences, dégurgitent sans se lasser les sottises et les mensonges les plus monstrueux. Comme le dit encore le poète, « le monde est pavé de sottise. » (Correspondance, à Eugène Pelletan, 17 mars 1854). D’où son cri, hélas peu entendu : « Il est bon de hausser la voix et de crier haro sur la bêtise contemporaine. » (Salon de 1859) il se méfait comme de la peste du « vent de l’aile de l’imbécillité » (Journaux intimes)

Léon Bloy ne fut pas en reste pour s’attaquer à la sottise qui l’entourait, le persécutait et le crucifiait, et pas seulement celle des bourgeois propriétaires qui poursuivaient de leur rapacité ce mendiant ingrat. La bêtise des hommes, fussent-ils docteurs à mortier, n’a pas sa pareille pour s’accoupler aussitôt avec la méchanceté teigneuse. Il suffit d’entendre ceux qui se considèrent comme les représentants du peuple, de regarder leur comportement, d’assister à leur violence, à leur mépris, à leur morgue. L’« hémicycle »  est une piste de clowns tristes qui ne font rire personne. Et les scientifiques, portés aux nues, ne sont pas en queue de peloton malgré leurs connaissances de plus en plus poussées. Léon Bloy écrivait à propos de ce lieu commun, durement : « La science n’a pas dit son dernier mot. – Il serait difficile de préciser l’époque où elle a dit le premier. […] Ce que je crains plus que tout, c’est le dernier mot de la science, ayant, par nature, une insurmontable horreur pour les manifestations scatologiques. » (Exégèse des lieux communs) Certains diront, en partie avec raison, qu’il suffit d’ignorer la sottise, de la contourner ou de sauter par-dessus à pieds joints. Seulement la gueuse nous saute à la gorge et elle tente d’étouffer tout ce qui est beau, sensé, vertueux pour imposer sa loi. Céline a ces mots dans son Hommage à Zola : « On peut obtenir tout d’un animal par la douceur et la raison, tandis que les grands enthousiasmes de masse, les frénésies durables des foules sont presque toujours stimulés, provoqués, entretenus par la bêtise et la brutalité. » Le même ne faisait pas dans la dentelle pour dénoncer le monde politique de son époque : « Retenez que la politique est une immonde charognerie et que seules les charognes peuvent en prospérer. » (Lettre à Charles Deshayes) La sottise de ceux qui savent est une veulerie supplémentaire. Le degré ultime est atteint lorsque sont contaminés ceux qui devraient porter très haut la flamme de la vraie foi.

Les Saintes Écritures ont apporté une réponse brève et percutante, dans le Livre de Job, en affirmant rondement que le châtiment des sots est la sottise, ceci pour l’éternité. Saint François de Sales, inspiré comme toujours par une sagesse bienveillante et ferme, nous avertit : « Penser savoir ce qu’on ne sait pas, c’est une sottise expresse ; vouloir faire le savant de ce qu’on connaît bien que l’on ne sait pas, c’est une vanité insupportable. » (Traité de l’amour de Dieu) Ainsi tourne le monde et sa réserve de sottise ne se tarit jamais car ceux qui sont savants, ou qui pensent l’être, sont souvent les premiers producteurs de bêtise insigne. Inutile de préciser que le Malin se frotte les mains.

P. Jean-François Thomas s.j.

7 août 2024

S. Gaëtan de Thienne, S. Donat

 

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