Vignette sur la rhétorique contemporaine
Jamais la digne rhétorique, héritage des Stoïciens et d’Aristote, n’a été aussi défigurée que durant les dernières décennies. Elle est un art qui mériterait une campagne de sauvegarde au même titre que certains monuments et certaines espèces animales. Art de l éloquence bien sûr, mais fondé sur l’art de la persuasion, ceci grâce à des démonstrations logiques, des arguments solides. L’art oratoire a quasiment disparu, entraînant également dans l’abîme, en sa compagnie, tout l’édifice plus rationnel. Cicéron, dans L’Orateur, affirmait que la rhétorique consiste à « prouver la vérité de ce qu’on affirme, se concilier la bienveillance des auditeurs, éveiller en eux toutes les émotions qui sont utiles à la cause ». Il s’agissait donc d’un mélange harmonieux de logos, l’argument rationnel, d’ethos, l’image vertueuse ou exemplaire que l’orateur donne de lui-même, et de pathos, les émotions et les sentiments qui doivent naître dans l’auditoire. De ces trois dimensions, n’en subsiste généralement plus qu’une seule : le pathos. Plaire et émouvoir, à moindre frais, tels sont souvent les buts poursuivis par la rhétorique contemporaine, en politique ou dans le domaine religieux. L’exigence de raisonnement, d’argumentation a fait place à l’exposition d’opinions manipulatrices. Face à ces rhéteurs en creux, nous sommes tentés de leur rapporter le bon mot de Paul Claudel dans son Journal : « -Je vais vous livrer toute ma pensée- Non, je vous en prie ! »
Ceux qui veulent agripper le pouvoir mais qui ne possèdent point l’autorité sont légion. Lors de sa prédication terrestre, Jésus marqua les foules à cause de sa parole revêtue d’autorité, alors qu’il ne possédait aucune puissance humaine. Il est rapporté que le peuple qui Le suit et L’écoute est médusé car la manière dont Il parle est à l’opposé de celle des scribes. A la fin du Sermon sur la Montagne, saint Matthieu précise : « Or, quand Jésus eut achevé ce discours, les foules étaient dans l’admiration pour son enseignement : car il les enseignait comme ayant autorité, et non point comme leurs scribes. » (VII.28-29) La rhétorique divine ne s’embarrasse de savoir ce qui plaît, ce qui fait rire ou pleurer, ce qui retourne les entrailles. Elle va droit au but et n’a qu’un unique souci, celui de la vérité. Voilà pourquoi elle perce le cœur, remue l’âme et pénètre l’intelligence. Elle ne supporte pas l’atmosphère consensuelle qui est désormais le lit ordinaire de nos joutes oratoires et écrites exsangues. Les hommes politiques et les hommes d’Eglise de notre époque devraient mourir de honte s’ils prêtaient vraiment attention à ce qu’ils écrivent, à ce qu’ils prêchent (sans parler de l’horrible caste des journalistes et des écrivains du devant de la scène). Bien sûr il existe des exceptions, quelque tribun encore rugissant, quelque prédicateur encore inspiré et suffisamment humble pour s’incliner devant la Parole, mais, généralement, nous sommes tout entortillés dans une rhétorique de bas étage, flattant notre médiocrité, nos vices, nos mauvais penchants, notre recherche du plaisir et notre rejet du sacrifice. Dans ses Exorcismes spirituels I, Philippe Muray, commentant Léon Bloy, souligne justement : « Rien n’est moins philanthropique ou caritatif que la littérature, qui commence toujours par l’élimination de la spontanéité, c’est-à-dire par l’anéantissement de ce qui nous habite avant tout le reste, cet amas ressassé d’opinions reçues, d’images archi-éculées et de jugements triviaux qui parle à travers chacun d’entre nous. » Tout ce qui se satisfait de nourrir la facilité, le premier mouvement, se condamne à se détourner de l’exigence de la vérité. Il ne s’agit pas de substituer l’injure à la guimauve, mais d’avoir le souci du mot juste qui correspond à une idée claire et vraie.
A longueur de temps, nous sommes abreuvés aujourd’hui par une prose indigne, un verbe pâle, un raisonnement boiteux qui ne flatte que nos réactions épidermiques, nos émotions superficielles. La mollesse des Français, anesthésiés par de telles paroles depuis si longtemps, est particulièrement visible depuis la série, ininterrompue, des attentats islamiques : les hommages aux victimes, sous forme de fleurs, de ballons d’anniversaire, de peluches et de dessins enfantins ont pris la place d’une juste colère, d’une prière fervente, d’une mobilisation pour combattre l’ennemi. Dans La Chevalière de la mort, Léon Bloy définit parfaitement l’origine de cet enlisement dans l’émotif, de cette boursouflure de la lâcheté : « Ainsi le dix-huitième siècle avait produit la rhétorique du trumeau qui allait se combiner, dans un précipité sans exemple, avec le gongorisme méduséen des sans-culottes de la fraternité. » Il suffit de prêter une oreille distraite à la logorrhée verbale des élus de la République, d’assister, accablés, à certaines liturgies cléricales bavardes, pour comprendre que nous sommes sans cesse recouverts de sucre vanillé censé nous faire prendre l’imposture pour la réalité. Tous ces orateurs s’adressent à un public qu’ils désirent soumettre, endormir. Le Christ, Lui, s’adresse à des personnes qu’Il appelle à être libres en suivant ce qui est bien et en refusant ce qui est mauvais.
Lorsqu’on rejette la lumière, il est possible de briller mais c’est une consomption à perte, qui ne produit rien. Le vrai rhéteur, celui qui est fidèle à Aristote et surtout celui qui se laisse habiter par une inspiration venant d’en haut, est capable de « transubstantier » les mots les plus simples. Il aiguise notre soif de connaître, notre appétit pour la nourriture solide. Paul Claudel notait, toujours dans son Journal, qu’ « écrire est mettre quelque chose de très-noir au bout de quelque chose de très-aigu » et qu’il faut écrire avec « de l’encre bouillante ». Cela s’applique aussi à la parole. Sinon, il s’agit ni plus ni moins d’un étranglement de la vérité. Ce qui se passe dans le domaine économique avec la monstrueuse mondialisation, se vérifie dans l’usage de la parole, dite ou écrite : une strangulation froide et rectangulaire, pour reprendre les mots de Charles Péguy. Lorsque les chiffres remplacent les hommes et que ces derniers s’inclinent devant ces nouveaux dieux, chacun se retrouve « acculé au pied des additions », comme le remarquait déjà Honoré de Balzac. Nous ne nous rendons pas compte que cette dérive de la rhétorique est un simulacre du Verbe révélé. Or celui qui mime, qui imite et qui singe est le Malin lui-même. Il ne lui reste plus que les mots qu’il susurre à l’oreille d’Eve, d’Adam et de nous tous. Il parle d’apparences alors que nous sommes faits pour connaître selon le plan de Dieu. Il nous asperge d’eau de rose en nous convainquant que nous sommes faits pour déguster les plaisirs d’une existence frivole, alors qu’il faudrait tailler dans cet enchevêtrement de ronces pour y trouver le vrai chemin.
Les paroles qui chatouillent notre moi vaniteux et paresseux ne nous aident guère à devenir ce que nous sommes. Mieux vaut pour nous la parole qui tranche comme une serpe d’or. Les Français ont peur désormais des plaies ouvertes. Ils adulent ceux qui les recouvrent d’une gaze fragile et qui laissent ainsi la pourriture s’étendre. Il est temps de réagir et de crier à la face de ceux qui nous cajolent en nous mentant que leur rhétorique n’est plus qu’un attrape-mouche inutile et désuet. Tournons-nous plutôt vers le petit reste qui ne cherche pas à nous confondre, à nous tromper mais qui nous aide à grandir.
P.Jean-François Thomas s.j