Une messe chrétienne dans le Krak des chevaliers
Erigé en 1110, assiégé en vain à de nombreuses reprises, ce qui lui vaudra son surnom de « forteresse imprenable », le Krak des chevaliers finit par succomber aux assauts des mamelouks, le 8 avril 1271. Situé dans l’Ouest de l’actuelle Syrie, ce témoignage imposant de la présence latine dans le Moyen-Orient a traversé tous les soubresauts des siècles passés sans jamais avoir été détruit par ses ennemis. 745 ans après sa chute, le 31 juillet dernier, une mission de l’association SOS Chrétiens d’Orient a pénétré dans l’ancien château-fort des Hospitaliers et a célébré une messe en compagnie de 20 volontaires. Un geste fort de symboles sur une terre ravagée actuellement par une guerre civile et menacée par la poussée d’un extrémisme religieux qui prône un nouveau djihad contre l’Occident.
Lorsque le pape Urbain II profite du concile de Clermont en novembre 1095 pour appeler la noblesse d’Occident et les chrétiens d’Europe à se rassembler sous la bannière du christ-roi, afin de délivrer la ville de Jérusalem occupée depuis 4 siècles par les musulmans, le second fils du comte de Toulouse, Raymond IV Saint-Gilles est l’un des premiers à répondre à l’appel. L’homme est alors âgé de 54 ans, doté d’une réputation de solide chevalier et à la tête d’un grand comté capable de rivaliser avec le pouvoir naissant des Capétiens. Il est fin politique, animé d’une foi, pierre angulaire de ce comté qu’il administre avec justice. C’est aussi un financier redoutable et sa fortune, issue de son mariage avec Elvire de Castille, lui aura permis de rassembler une grande armée autant que de se faire le créancier de quelques nobles comme Godefroy de Bouillon ou Robert de Normandie.
Sur la route qui le conduit vers le Saint-Sépulcre se trouve un petit fort Kurde du nom d’Hisn al-Akrād, situé sur une colline de 750 mètres de haut, aux flancs quelque peu abrupts. Les sultans Abbassides gouvernent cette partie de l’ancienne Mésopotamie. En janvier 1099, l’armée occitane de Raymond IV Saint-Gilles se masse devant la forteresse dont l’étendard noir, qui n’est pas sans rappeler celui de l’actuelle organisation de l’Etat islamique en Irak et au Levant, flotte dans le ciel, balayé par le vent et le sable du désert avoisinant. Les Kurdes ne sont pas préparés à une telle offensive de la part de la fine chevalerie chrétienne. Ils ne tiendront que peu de temps face aux assauts de l’armée franque qui s’empare très vite du fort, l’occupe avant de l’abandonner tout aussi rapidement qu’il avait été pris. L’objectif étant la ville sainte, il serait toujours temps pour le comte de Toulouse de se tailler une principauté à l’image de sa puissance naturelle. Sans le savoir, Raymond IV Saint-Gilles venait de placer les premiers jalons de ce que l’histoire retiendra sous le nom de Comté de Tripoli. Un de ces nombreux Etats latins dont l’existence prendra fin en 1289.
Il faudra attendre néanmoins le règne du comte Tancrède de Hauteville, digne représentant normand de cette maison à l’origine de la conquête de la Sicile, titré prince de Galilée et régent d’Antioche, pour qu’une garnison s’installe définitivement dans le fort qu’il avait fallu reprendre aux musulmans. La nature ayant horreur du vide, ces derniers avaient de nouveau occupé le fort après le départ des croisés. Le château possède des ressources surprenantes. Alimenté en eau par un ancien aqueduc antique, des jardins ont fleuri dans des petites oasis naturelles tout autour de ses murailles. On y trouve tout le confort d’un château du moyen-âge avec des ornements byzantins rappelant que cette partie du Moyen-Orient a été longtemps de tradition hellénique. Le comté de Tripoli gère l’infrastructure militaire qui va croitre parallèlement avec l’influence des croisés vers l’Est. Il ne prend véritablement son nom de « Krak des Chevaliers » qu’en 1142 lorsque le comte Raymond II décide de confier la gestion du château à l’ordre des Hospitaliers. Le mot Krak est un dérivé de l’arabe « karak » signifiant forteresse. Après les tremblements de terre de 1157 et 1170, le château est reconstruit dans son intégralité avec de nouvelles puissantes murailles défensives. Les frères Hospitaliers transforment le Krak en véritable caserne militaire agrémentée par de petites chapelles dont l’architecture s’inspire de celle présente en Europe méditerranéenne. Des greniers, que l’on peut encore apercevoir aujourd’hui, sont remplis en permanence et permettent ainsi à la garnison de pouvoir tenir un siège de 5 ans. Poternes et mâchicoulis achèvent de lui donner son essence occidentale. Le château est impressionnant. Saint Louis y déléguera même des architectes pour aider au renforcement des murailles au XIIIe siècle.
Le système de communication est élaboré. Signaux de feux et pigeons voyageurs diffusent les nouvelles rapidement aux fortifications voisines d’Akkar, de Chastel rouge et blanc, et d’Arima. Les croisés tissent ainsi une véritable toile d’araignée dont nul ne peut s’échapper. L’émir d’Alep, Nouar-Ad-Din, principale figure de la contre-croisade, s’y brisera l’armure en 1163 et 1167. La chevalerie franque décime ses troupes qui abandonnent drapeaux et armement dans leur fuite. Même Saladin, qui va bientôt ébranler le monde chrétien en s’emparant de Jérusalem en 1187, n’arrivera pas à prendre le Krak et ses 2000 hommes de troupes un an plus tard. C’est l’âge d’or de la forteresse dont l’histoire va continuer de se mêler à celui des croisades.
Mais au fur et à mesure que celles-ci s’essoufflent, les troupes se réduisent. Vers la fin du XIIIe siècle, il ne reste plus que 300 chevaliers et soldats dans la garnison. Les invasions successives des Mamelouks ont réduit l’influence des croisés sur les tribus avoisinantes. Si la forteresse résiste encore aux assauts, ce sera par une ruse que ses murs s’ouvriront. Doté d’un faussaire en écriture, le sultan Baybars fait parvenir une lettre prétendument signée du grand-maître enjoignant aux chevaliers de se rendre. Ce 8 avril 1271, croyant le porteur de la lettre de bonne foi, les francs négocièrent l’ouverture de la forteresse contre la promesse de pouvoir regagner l’Europe sain et sauf. La citadelle venait de changer de mains et d’architecture. Les mamelouks y ajoutèrent des hammams et un nouvel aqueduc. La chute de Saint-Jean d’Acre (1291), dernier bastion latin dans le Levant, diminua son intérêt stratégique à un point tel que les mongols comme les ottomans l’ignorèrent lors de leurs conquêtes respectives.
Le château sombre dans l’oubli, servant accessoirement de résidence à un gouverneur local qui en apprécia la position dominante et la douceur de vivre. Les affres du temps n’avaient, au cours des siècles, que peu altéré ses murailles. Thomas Edward Lawrence, dont la vie sera mise en scène dans le film de David Lean en 1962, avec l’excellent Peter O’Toole incarnant un Lawrence d’Arabie plus vrai que nature, se retrouve le jour de son 21e anniversaire devant l’imposante forteresse (1909). Emerveillé par tant de beauté, il devait plus tard qualifier le Krak de « plus beau des châteaux du monde, certainement le plus pittoresque qu’ (il ait) vu, une véritable merveille ». A la fin de la première guerre mondiale, la France avait obtenu un mandat des Nations Unies sur la Syrie et le Liban. Elle devait y rester 26 ans. Pour Christian Velud de l’Institut d’Études Politiques de Lyon, « Ce début dramatique de l’expérience mandataire française en Syrie allait faire figure de symbole. Pour les foules arabes, la prise de Damas, tout à la fois cité millénaire, ville impériale, sanctuaire et gardienne de l’identité arabe, cause une immense émotion. Pour les Français, c’est une revanche, celle d’un Occident chrétien sûr de son bon droit au lendemain de la Première Guerre mondiale ». Mais loin de toutes considérations politiques, l’administration française, en dépit de faibles finances, s’attèle à reconstruire le Krak qui s’était dégradé depuis un demi-siècle et dont les pierres servaient aux constructions des paysans, installés autour du château désormais appelé Qalaʿat al-Hosn.
Avec les indépendances des anciens Etats du Levant, le Krak devient la propriété du jeune Etat syrien qui en fait un site touristique important.
L’histoire ne devait pas s’arrêter ici. Symbole de cette présence chrétienne au Moyen-Orient, lors de la guerre civile qui débute en Syrie en mars 2011, le Krak médiéval, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2006, retrouve subitement sa fonction de forteresse et sert de base de retranchement aux rebelles en guerre contre le gouvernement du Président Bashar Al Assad. Le château subit les bombardements des MiG présidentiels et l’armée s’en empare le 20 mars 2014 après 8 mois de siège. Durant toute une journée, la télévision al-Mayadeen diffusera en boucle les images d’un drapeau syrien flottant sur la citadelle croisée. Une partie des murs s’est effondrée et le plafond de l’une des tours de la forteresse n’a pas tenu sous le coup des bombardements.
Le 31 juillet 2016, l’association SOS chrétiens d’Orient a organisé une messe à l’intérieur du Krak des Chevaliers. La deuxième depuis celle de 1940 où le mandat français avait célébré celle des rameaux au sein des fortifications. La messe a été dite par le père Augustin-Marie Aubry selon le rite dominicain traditionnel, celui célébré par les Latins en Orient du temps du royaume de Jérusalem. Parmi les 20 volontaires se trouvaient deux sœurs ecclésiastiques. L’une d’entre elle a déclaré avec émotion qu’ : « il y a(vait) longtemps qu’ (elle n’avait ) pas entendu cette messe ancienne, (belle et qui l’aura) porté vers le Ciel, lui donnant la force d’espérer encore la paix pour la Syrie et pour la France qui souffre énormément. Nos deux peuples rassemblés pour que Dieu bénisse nos actions et nos intentions ».
En ces temps troublés qui semblent dessiner les contours du « choc des civilisations », le roman de la croix n’a pas encore fini d’écrire les grands chapitres de son histoire. Le Krak, témoin de la forte présence chrétienne et de la richesse historique des Etats latins, héritier millénaire du royaume de Jérusalem, valait bien cette messe de soutien aux chrétiens d’Orient. Plus que jamais, l’ombre de Raymond IV Saint-Gilles plane au côté de l’esprit saint sur le Krak des chevaliers.
Frederic de Natal