Stabilité
Un éloge de la stabilité ou de l’immutabilité serait bien utile en ce monde où tout le monde, dans tous les domaines de la société, ne cherche qu’à bouger, à être en marche, en mouvement, à gesticuler, à réformer, à tourner le dos au passé. L’état républicain donne le ton depuis la révolution dont le but était de mettre à bas les deux principes de continuité dans le pays, à savoir Dieu et le Roi. Il ne se passe pas de jour sans que les déclarations de ceux qui nous gouvernent ne nous invitent à vivre dans un équilibre instable, coupés de nos racines, comme si cette fuite en avant pouvait résoudre nos problèmes. L’Eglise n’échappe pas à la règle, reprenant, sauf rares exceptions, les slogans à la mode et souvent tentée de faire table rase de son passé, de sa Tradition. Une telle attitude, si généralisée, relève de la folie collective et d’une tendance suicidaire.
L’usage sage de la raison devrait nous éclairer et nous éviter de tomber dans maints pièges mortels, mais cette dernière est le plus souvent remplacée par le sentiment et par l’expérience personnelle, tous deux bien limités et bien aveugles. Nous nous retrouvons seuls face à nous-mêmes, persuadés d’être éclairés par nos simples opinions, nos émotions passagères, nos libres examens qui proviennent du vide. Charles Maurras, – qui mourra de religieuse façon après avoir traversé bien des doutes sans jamais tomber dans l’athéisme, écrivait justement dans Sans la muraille des Cyprès : « Sans l’unité divine et ses conséquences de discipline et de dogme, l’unité mentale, l’unité morale, l’unité politique disparaissent en même temps ; elles ne se reforment que si on rétablit la première unité. Sans Dieu, plus de vrai ni de faux ; plus de droit, plus de loi. Sans Dieu, une logique rigoureuse égale la pire folie à la plus parfaite raison… car sans Dieu le principe de l’examen subsiste seul, principe qui peut tout exclure, mais qui ne peut fonder rien. »
Nous avons besoin d’un point fixe, alors que tout le reste autour sombre peut-être dans le désordre. La subsistance de cette stabilité, de cet ordre est une marque de l’amour divin. Sans cette immutabilité, la foi sombre dans le fidéisme , la raison est remplacée par les subjectivismes et les immanentismes qui fleurissent depuis Pascal. Pour finir, l’élément essentiel de la stabilité, le dogme, éclate en mille morceaux. La plus gratuite des imaginations prend le pouvoir et le désastre est considérable. Il suffit de regarder, effarés, le spectacle du relativisme contemporain, moral, politique et religieux, pour comprendre que le mouvement inauguré il y a quelques siècles, s’est emballé et a produit bien des fruits pourris. Nous sommes entre les mains des rhéteurs et des sophistes pour lesquels un vague sentimentalisme remplace avantageusement l’exercice de la raison. Comme nous sommes éloignés d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin !
Le dernier écrit, inachevé, de Charles Maurras, Pascal puni, conte infernal, met exactement le doigt sur la blessure dont nous souffrons. L’écrivain y met en scène tout d’abord Monsieur de Saci accueillant Blaise Pascal dans le séjour des morts, sur les berges du Styx, et lui reprochant d’être la cause de sa perte éternelle : « Il eût fallu vous préserver de vos fureurs de disqualifier les principales voies par lesquelles le genre humain s ‘élève à Dieu, alors surtout que vous vous réserviez, de tous ces chemins, le plus étroit, le plus glissant, le plus aventureux, celui du Témoignage. Choisir le Témoignage quand on a exclu la Raison ! » Pascal, pourtant si pieux, tend ici une main secourable à un Voltaire qui la saisira plus tard pour combattre « l’Infâme » et ses plus fidèles défenseurs d’alors, les Jésuites. Ce dernier n’aura aucun mal à affirmer avec orgueil : « La raison humaine est si peu capable de démontrer par elle-même l’immortalité de l’âme que la religion est obligée de nous la révéler. » Et encore : Je ne réponds de rien, je parle selon les lumières de la philosophie et non selon les révélations de la foi. Il ne m’appartient que de penser humainement ; les théologiens décident divinement, c’est tout autre chose. » Le tour est joué et voilà Arouet qui a réglé son compte à jamais à la vérité de la foi en creusant une tranchée définitive entre la foi et la raison, comme l’avait fait le Jansénisme avant lui (hérésie dont il fut nourri par ses parents). Sans la lumière de la foi, la raison devient folle, et sans l’exercice de la raison, la foi devient une coquille vide que l’on peut orner à sa guise de croyances diverses et d’adaptations aux modes d’une époque particulière, aux besoins d’une situation. La doctrine s’effrite et les clercs n’ont plus qu’une idée en tête : ne pas rater le dernier train du monde.
Le Christ a fondé son Eglise sur le roc, pas sur le sable. Rien de plus durable que le rocher. De cette stabilité de la fondation, découle alors toute autre solidité qui perdure dans le temps. Rien n’est définitif en dehors de cette stabilité, mais comme cette dernière existe, nous pouvons être assurés que notre confiance et notre repos ne sont pas vains. La fidélité à ce qui ne passe pas, l’attachement à la Tradition, au dogme, à la doctrine sont les conditions de l’accroissement de notre foi et de notre charité. Permettez-moi de citer encore, pour cette fois, une autre œuvre, étonnante, de Charles Maurras, Le Chemin de Paradis, contes philosophiques. Dans l’avant-propos, nous trouvons ces lignes : « Il n’y a rien de plus facile que les révolutions ; l’histoire en est pleine, comme de bûchers et de tombes. Le beau, le difficile, c’est d ‘éviter la secousse, de parer à la subversion, de donner l’avantage à ces précautions que la nature même a prises pour tenir contre l’ennemi de la vie. Naviguer et conduire au port, durer et faire durer, voilà les miracles. Ceux qui déclament le contraire servent le seul intérêt des forces de mort. Ils reculent dans la direction du néant. La semence de leurs rêves fallacieux doit être connue et entendue comme malfaisante : ni le nom ni le prétexte de l’espérance ne sauraient arrêter l’évidence de leur recul. » Et plus loin il continue ainsi : « L’homme n’a rien créé qu’en fondant les calculs pères de son labeur sur la stabilité des éléments ou la fidélité de leur course. Tout notre pouvoir vient de là. Il disparaîtrait sans cela (…). Pensée, art, civilisation, tout commence par un acte de foi à l’immuable essence des choses. » Notre confiance doit reposer en ce qui est, non point en ce qui devrait ou pourrait être à partir de notre imagination ou de nos utopies. Toute production humaine de génie prend son point de départ dans ce respect et dans cette prise en compte de la réalité dont les racines ne dépendent pas de nous. Il faut se méfier des discours qui prônent les réformes et les changements sans lien avec la réalité existante et avec le passé qui la sous-tend et la soutient. Les destructions, les hérésies, les guerres civiles, les révolutions ont toutes pour origine ce mépris de la stabilité , ce refus de la réalité qui nous est donnée par Dieu à travers des instruments humains, certes imparfaits mais nécessaires.
Nous ne cessons de résister à la mort. A chaque fois que nous décidons de faire table rase de ce qui est, nous nous condamnons à ne plus jamais le posséder. Ce qui a été ne revient jamais, et même les restaurations les plus audacieuses ne peuvent pas recréer l’âme perdue de ce qui a été mis à bas. Voilà pourquoi maintenir est créer. Il est juste et bon d’être conservateur, de chérir ce que nous avons reçu et de faire fructifier à partir de ce trésor et non point contre lui ou en le dilapidant. La stabilité n’est point d’enfouir le trésor, de le tenir caché mais de le saisir à pleine brassée et de l’enrichir pour le bien commun et non point de le dépenser pour notre plaisir personnel. Des comptes nous seront adressés. Il serait dommage d’être alors trouvés fort dépourvus.
P.Jean-François Thomas s.j.