Saint Camille et les orphelins de Thaïlande
C’est en février 2012, lors d’un précédent séjour en Thaïlande, que je visitais pour la première fois le Centre Social Camillien de Rayong. À l’époque, j’avais écrit les lignes suivantes :
« J’écris ces lignes depuis un centre pour orphelins du SIDA, près de Rayong, dans le sud-est de la Thaïlande. Ce centre est tenu par une congrégation catholique italienne. Un endroit superbe et de très beaux locaux, on y trouve même un joli plan d’eau avec un jet d’eau et des poissons chats, au milieu de la cour centrale. (…) De nombreux grands arbres dispensent leur ombre généreusement. Partout des fleurs égayent l’endroit. Le centre dispose de beaucoup d’équipement moderne. Les enfants, garçons et filles, y sont manifestement heureux et bien encadrés. Ils reçoivent tous une éducation de qualité ».
À l’époque, j’avais été frappé par le contraste offert par cet orphelinat, si bien tenu, et tous les orphelinats africains que j’avais eu l’occasion de connaître, durant toutes les années passées en Afrique.
Depuis 2012, j’ai visité ce centre à plusieurs reprises. C’est là que j’ai passé le dernier Noël. Un Noël inoubliable. Au gré de mes différentes visites, j’ai appris à connaître ce « Centre Social Camillien de Rayong », ses responsables, son personnel, ses enfants et ses jeunes. J’ai aussi appris à apprécier à sa juste mesure le travail qui y est accompli depuis des années. Certes, je continue à éprouver la même tristesse en pensant à tous ces orphelinats d’Afrique que j’ai connus durant les 25 dernières années. Mais je ne blâmerais certainement pas les bienfaiteurs qui soutiennent celui de Rayong. Ils ont compris que leurs dons y sont correctement utilisés et combien les enfants profitent de la nouvelle chance qui leur y est offerte. Ces donateurs savent que leur soutien assure la réinsertion sociale de ces jeunes, qui deviendront des citoyens responsables de leur pays.
Je souhaiterais revenir brièvement sur la congrégation catholique italienne qui a fondé ce centre, ainsi que l’orphelinat de Pattaya. Il s’agit de l’Ordre Clerci Regulari Ministeri Infirmaribus (MI), fondé par Saint Camille de Lellis en 1582. Ce prêtre naquit à Bucchianico, dans le Royaume de Naples, en 1550 et il mourut à Rome le 14 juillet 1614. Il fut canonisé par le Pape Benoît XIV en 1746. À l’âge de 16 ans, le jeune Camille s’engagea dans l’armée vénitienne et il participa aux combats contre les Ottomans durant lesquels il fut blessé sérieusement à la jambe. Il quitta la vie militaire après neuf années et fut employé comme travailleur par les Capucins à Manfredonia. À l’époque, le jeune homme était fort éloigné de la religion. Il s’adonnait aux jeux d’argent et était de nature agressive. Cependant, les conseils des frères capucins le conduisirent à la conversion, et il devint novice. Pourtant on lui refusa de prononcer ses vœux définitifs, du fait de l’état de sa jambe : il avait été déclaré incurable par les médecins. Il se rendit alors à Rome, où il se mit au service de l’hôpital Saint-Jacques, un établissement réservé aux patients incurables, dont il allait plus tard devenir le directeur. Il menait une vie ascétique et avait pour confesseur et conseiller spirituel Filippo Neri[1]. Il porta son attention principale aux soins qui étaient donnés aux patients et forma un groupe d’hommes qui, comme lui, s’occupaient des malades. Il se sentit alors appelé à transformer son groupe en une véritable communauté religieuse, et Filippo Neri lui apporta son soutien pour atteindre cet objectif. Un bienfaiteur finança ses études au séminaire et il put ainsi être ordonné le jour de la Pentecôte 1584, par Thomas Goldwell[2], évêque de St Asaph (Pays de Galles), le dernier évêque catholique survivant de Grande-Bretagne, entraînée dans le schisme par Henri VIII. Camillus et ses compagnons prirent ensuite la responsabilité de l’hôpital du Saint-Esprit, où ils se consacrèrent aux patients. C’est là qu’il fonda la congrégation Clerci Regulari Ministeri Infirmaribus. Pour emblème, il choisit une grande croix rouge sur fond blanc, que les membres de l’Ordre portent sur le devant de leur habit religieux. C’est en 1586 que le Pape Sixte V reconnut la nouvelle congrégation et lui donna l’église romaine de Sainte Marie-Madeleine qui, encore aujourd’hui, demeure l’église des Camilliens. En 1591, le Pape Grégoire XV éleva le statut de la congrégation en en faisant un Ordre. C’est lors de cette transformation que, fait unique dans l’Église Catholique, un quatrième vœu fut ajouté, celui de « servir les malades, même en mettant en danger sa propre vie ». En 1601, lors de la bataille de Canizza, durant laquelle les « Camilliens » soignaient les blessés, la tente leur servant d’entrepôt fut détruite et brûlée. Dans les décombres, le seul objet retrouvé intact était un habit religieux et sa grande croix rouge. Cet évènement fut interprété comme un signe et une approbation divine de la création de la congrégation. La réputation de Camille de Lellis s’accrut rapidement, surtout lors de la grande épidémie de peste qui ravagea Rome, durant laquelle Camille et ses compagnons se dévouèrent pour aider et soigner les victimes. C’est là que le fondateur de l’ordre gagna le surnom de « Saint de Rome », longtemps avant sa canonisation effective. Par la suite, l’Ordre étendit ses activités à Naples, puis à Milan, où ils s’occupèrent également des patients, dans les hôpitaux. Jusqu’à la fin de sa vie, Camille de Lellis continua à se consacrer aux malades, sans se soucier de ses propres infirmités. On rapporte qu’il lui arrivait de ramper jusqu’aux lits des patients. On lui attribua aussi le don de guérison, certains le considérèrent même comme un prophète. En 1607, il abandonna ses fonctions de supérieur-général de l’Ordre, mais en demeura le vicaire-général. Il entreprit d’accompagner son successeur dans une visite de tous les établissements de l’Ordre, à travers l’Italie. C’est durant cet ultime voyage qu’il tomba malade et qu’il mourut, à Rome, en 1614. Sa dernière demeure se trouve en l’église Sainte Marie-Madeleine, où ses restes sont conservés dans l’autel. En 1742, Camille fut béatifié par le Pape Benoît XIV, puis canonisé par ce même pape en 1746. La vénération populaire en a fait le patron des malades, des hôpitaux, des infirmiers et des médecins. La vie de Camille de Lellis me fait un peu penser à un autre grand saint de cette époque : Saint Ignace de Loyola, lui aussi ancien soldat débauché, lui aussi fondateur de congrégation. Les deux hommes ne se sont pas connus, puisque Camillus n’avait que 6 ans à la mort du fondateur de la Compagnie de Jésus. Mais leurs chemins, à tous les deux, croisèrent celui d’un autre saint fondateur, Filippo Neri.
Dans ce centre social de Rayong, témoin du merveilleux dévouement des pères camilliens thaïlandais, j’ai compris que l’esprit de Saint Camillus était encore bien vivant et qu’il avait depuis longtemps franchi les limites de la péninsule italienne. J’ai vu comment des enfants ou des jeunes, victimes du SIDA, étaient amenés au centre dans un état squelettique, désespéré, et comment, au bout de quelques semaines, quelques mois, ils reprenaient des forces et retrouvaient la joie de vivre, le plaisir de jouer comme tous les autres enfants et la chance de pouvoir retourner à l’école. Dans l’unité de soins de malades du SIDA, j’ai croisé les regards de patients, manifestement comblés d’avoir à leur chevet des gens qui s’intéressaient à eux et qui faisaient tout pour soulager leurs souffrances.
Je n’oublierai jamais la fête de Noël à laquelle j’ai participé dans ce centre, le 25 décembre dernier. La joie, l’épanouissement, je dirai même l’exubérance des enfants et des jeunes faisait chaud au cœur. Tous ces orphelins, souvent porteurs du terrible virus, qu’ils soient bouddhistes ou chrétiens, communiaient dans le bonheur, le bonheur d’être ensemble, de faire la fête ensemble, d’être entourés de gens aimants. Tous semblaient avoir retrouvé confiance en leur avenir.
Un autre aspect qui m’a frappé est que ce centre, bien que catholique, est parfaitement intégré dans la société thaïlandaise. De nombreuses personnes privées, pour la plus part bouddhistes, le soutiennent, financièrement et matériellement. Des entreprises de la région et de Bangkok font de même. En Afrique, les orphelinats dépendent souvent d’un bailleur unique, Eglise ou ONG, souvent basé en Europe ou en Amérique. Les communautés locales sont rarement impliquées dans ce genre de projets. Quant aux orphelinats qui ne disposent pas de soutien, les enfants y vivent dans des conditions souvent misérables. Parfois, il m’est arrivé de constater la mauvaise gestion de certains de ces centres, la corruption de leurs dirigeants ou de leurs initiateurs, le manque d’intérêt ou d’énergie manifesté par leur personnel. Je n’ai rien vu de tout cela à Rayong, bien au contraire. J’ai été le témoin du bien-être des enfants, de l’attention et des soins qui leur sont prodigués, du professionnalisme et de l’humanité du personnel et du rayonnement dégagé par les deux jeunes prêtres thaïlandais qui dirigent le centre.
Merci à Saint Camille pour son œuvre et pour l’exemple qu’il a su donner à ses contemporains et, à travers les siècles, aux membres de la congrégation qu’il fonda. Merci aux pères camilliens de Thaïlande pour leur action et leur dévouement admirable pour les patients et les orphelins.
En France, il existe une association qui soutient le Centre Social de Rayong ainsi que l’orphelinat de Pattaya. Il s’agit de « Les Amis de l’Orphelinat de Pattaya et de Rayong[3] », elle est basée à Cannes. A travers cette association, il est possible de parrainer des orphelins dans l’un ou l’autre de ces centres.
Hervé Cheuzeville
[1] Saint Philippe Neri, né en 1515, mort en 1595, surnommé l’ « Apôtre de Rome », fondateur de la Congrégation de l’Oratoire en 1575, canonisé par Grégoire XV en 1622. La première église dédiée à ce nouveau Saint fut édifiée dans le village de Sorio di Tenda (dans l’actuel département de Haute-Corse), où on peut toujours l’admirer.
[2] Thomas Goldwell, né en 1501, mort en 1585, il fuit l’Angleterre en 1559, sous le règne d’Elizabeth I. Il fut le seul participant anglais au Concile de Trente.
[3] Les Amis de l’Orphelinat de Pattaya et de Rayong, BP 70197 06407 Cannes Cedex ; tél : 04 92 98 16 96