Peindre pour le roi
Depuis que les rois sont montés sur le trône, ils ont toujours appelé à leur service des artistes, pour la gloire de leur royaume et de leur nom. En France, le statut officiel de peintre, de sculpteur, de graveur, demeura longtemps inexistant, contrairement à sa voisine l’Italie. Ceux qui participent à la décoration des demeures royales sont vus comme des artisans et non point des créateurs puisque Dieu seul crée et que toutes les productions humaines ne sont que la pâle copie d’Idées préexistantes. Même au cœur du XVII° siècle, Pascal écrira dans les Pensées : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ». Pourtant les communautés jansénistes n’hésiteront pas à passer commande auprès d’artistes de renom pour orner leurs couvents et églises, artistes gravitant souvent dans leur orbite et partageant, au moins en partie, leurs convictions théologiques et politiques, comme Philippe de Champaigne bien sûr, et aussi la dynastie des Jouvenet et des Restout. Lorsque le pouvoir royal prit conscience que la peinture en particulier, et les autres arts, pouvaient jouer un rôle plus qu’esthétique, il fixa le statut des peintres officiels, leur accorda des privilèges et des titres, les éleva au sein de l’Académie royale de peinture et de sculpture, ceci à partir de 1648, date de la première assemblée de cette dernière. Il est intéressant de s’arrêter un instant sur cette nouveauté qui semble remettre en cause la pure vanité de l’acte artistique, alors que le Carême, invitation à méditer sur les futilités du monde, est ouvert devant nos pas.
Parmi les premiers peintres nommés académiciens, se trouvait Louis Testelin qui va inaugurer la longue série (jusqu’en 1793 année de suppression de l’Académie) des tableaux de réception dans cette digne assemblée, puisque, pour intégrer ce corps, il fallait présenter des preuves de ses capacités et de son talent. Nous connaissons son tableau, perdu au moins jusqu’à aujourd’hui, par une estampe de Gérard Audran : Le Temps, aidé par l’Amour de la vertu, débrouille des nuages de l’ignorance la vérité de la Peinture. Voilà tout un programme qui souligne bien que la peinture entre dans une reconnaissance qui lui accorde un rôle majeur. Testelin la représente comme une belle femme nue et endormie soudain révélée aux yeux de tous par l’action mutuelle du Temps et de l’Amour ailé de la vertu. La peinture se réveille d’un long sommeil où les hommes l’ont plongée pendant des siècles. Cela ne signifie pas que tous les peintres, y compris parmi les académiciens, vont accéder à une gloire instantanée et automatique. Tous ne pourront pas vivre de leur pinceau dans la capitale car seuls certains seront vraiment reconnus comme peintres du roi, titre assez vague cependant. Seule la création du poste de Premier peintre du roi revêtira celui qui en reçoit la charge d’une position très enviable. Charles Le Brun inaugurera la place en juillet 1662, charge qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1690. Son cas est très unique car il va bénéficier, grâce à ses talents multiples et à l’appui de Colbert, de fonctions prestigieuses par lesquelles il va se consacrer entièrement à la gloire d’un règne et à l’élaboration d’un style typiquement français : anobli, il devient le Directeur de l’Académie, le garde général du Cabinet des tableaux du roi, le Directeur du Mobilier royal, il crée la Manufacture des Gobelins et fondera avec Colbert l’Académie de France à Rome, passage obligé des artistes. Il sera en fait le maître d’œuvre de tous les grands chantiers de Louis XIV, déclinaison politique de son pouvoir et de ses réformes.
Philippe de Champaigne ne reçut jamais ce titre exceptionnel de Premier peintre du roi, même s’il fut, après avoir été découvert par Marie de Médicis, peintre de la reine avant de devenir peintre du roi, faisant partie du premier groupe des académiciens. Son morceau de réception à l’Académie en 1649 est un superbe Apôtre saint Philippe, aujourd’hui au Louvre. Il fut le seul à proposer un tableau religieux parmi ces peintres fondateurs de l’Académie, soulignant par-là la veine spirituelle qui fut sa caractéristique. La plupart des peintres, pour leur morceau de réception, essayaient de choisir un épisode de peinture historique, -mythologique ou religieuse-, qui leur permette de faire briller tous leurs dons théâtraux. Il n’en n’est rien avec Philippe de Champaigne qui compose une œuvre austère et dépouillée, un portait d’apôtre, -lui qui est un portraitiste admirable-, se préparant au martyre sur la croix qu’il porte, le regard tourné vers la lumière qui va bientôt l’enrober. Il est aisé de comprendre combien le peintre fut apprécié par ses commanditaires les plus à la recherche de la profondeur mystique, comme les cisterciennes de Port-Royal-de-Paris, de Port-Royal-des-Champs, les bénédictines du Val-de-Grâce fondées par la reine Anne d’Autriche. Nul mieux que lui en ce siècle de foi ne fut capable d’exprimer aussi intensément le lien unissant le croyant à son Dieu. Il met toujours en valeur l’intensité dramatique des scènes qu’il traite et la psychologie complexe des personnages qu’il « portraiture ». Chacun connaît ses portraits en pied ou en tête du cardinal de Richelieu qui fut son grand mécène malgré des relations parfois orageuses. Champaigne fut, comme il est défini par Félibien, « l’Apelle de cet Alexandre » (Apelle étant le célèbre peintre du règne d’Alexandre dot il fut le seul autorisé à peindre le portrait). La profondeur de son art prouve que la peinture n’est pas toujours « un leurre pour les yeux », – pour reprendre l’expression employée par Nicolas Poussin à propos des couleurs. Il devient un véritable « prédicateur de la foi », -selon le titre d’un chapitre de l’étude de Lorenzo Pericolo. Comme s’il était en chaire à travers les personnages qu’il campe, il soigne et isole le moindre geste pour le revêtir d’éloquence. La peinture devient parole. Elle se transforme en art de l’éloquence pour l’accroissement spirituel de celui qui contemple de telles œuvres. Elle fige soudain l’irruption du divin dans le monde et permet aux yeux humains de saisir, ne serait-ce que l’espace d’un instant, cette touche de la grâce qui permet de ne pas désespérer.
Un peintre du roi comme Philippe de Champaigne ne nous introduit donc pas seulement ou d’abord dans les fastes de la cour. Il soulève le voile des âmes et aide à embrasser les mystères de la foi qu’il dépeint, y compris dans des portraits. Ses portraits sont révélateurs d’une dimension religieuse et ses scènes religieuses sont toujours des portraits qui nous renvoient à notre propre foi. La délicate Visitation, peinte pour les chartreux de Villeneuve-lès-Avignon, ne glorifie pas simplement la rencontre émouvante d’Elisabeth et de la Vierge Marie : il nous introduit dans la rencontre. Comme les deux femmes semblent ne plus former qu’un seul corps, nous sommes conduits à nous intégrer aussi à cette puissance surnaturelle qui se révèle dans l’épisode évangélique. Chaque toile de Champaigne est un signe du divin, revêtue d’une force semblable à celle de la parole de prédication ou de l’écriture apologétique. Elle fait appel à tous les sens, pas simplement à la vue, mais aussi à l’ouïe. Elle transcende le temporel et, en ce sens, elle n’est plus seulement peinture d’histoire, -c’est-à-dire le code le plus haut de la peinture selon la classification classique-, elle introduit à l’éternité. Tout est dirigé vers la contemplation.
Excellent exercice spirituel pour ce temps de Quadragésime que celui d’entrer dans les mystères de la vie du Christ en étant guidé par ce peintre du roi, peintre d’un siècle où la foi était le tissu social du royaume, peintre suffisamment humble pour affirmer qu’il ne faisait que reproduire les harmonies introduites dans la création par Dieu depuis les origines.
P.Jean-François Thomas s.j.
Quinquagésime
4 mars 2019