L’âge de l’euphémisme, par le R. P. Jean-François Thomas
Lorsque l’Apôtre annonce la fin des jours et les temps périlleux, il décrit les faux prophètes qui pullulent, résistant à la vérité et corrompus dans leur esprit. Cependant, il précise que leur pouvoir finira par se heurter à un mur et à éprouver ses limites : « Ils n’iront pas au-delà, car leur folie sera connue de tout le monde. » (IIe Épître de saint Paul à Timothée, III. 9) Il semble bien que notre époque soit celle du dévoilement progressif de cette folie monstrueuse. Les maîtres du monde commettent l’erreur d’enchérir dans leur délire et leur rage de détruire. Philippe Muray écrit à ce propos : « Cette époque, pour employer un euphémisme, exagère. L’exagération comique me paraît la meilleure réponse que l’on puisse apporter à cette exagération. » (Entretien dans Parutions, 2003) Comme les politiques, les journalistes, les artistes, les amuseurs publics savent qu’ils exagèrent et qu’ils risquent de finir par être découverts dans leur imposture, ils sont passés maîtres dans l’art de l’euphémisme, méthode aussi vieille que le monde déchu pour faire avaler des couleuvres. Les victimes de cette manipulation finissent elles-mêmes par l’apprécier et par s’en servir à leur tour. Philippe Muray, dans son Journal intime, donne l’exemple typique, souligné dans l’ouvrage de Hilberg sur La Destruction des Juifs d’Europe, du vocabulaire codé forgé par ceux qui vont périr, comme en écho à celui du persécuteur parlant de « solution finale » : le crématoire devient la « boulangerie », le malade incurable devient un « musulman », les dépôts d’objets pris sur les déportés deviennent le « Canada », etc. L’euphémisme cache un mensonge, refoule la réalité, crée la docilité. Il est utilisé à la fois par la proie et par le bourreau, créant une horrible collaboration. Muray note alors : « N’euphémisez jamais. L’euphémisme, c’est la langue de l’ennemi. » (Ultima necat, Tome IV, 3 février 1992) Nous voilà prévenus, au cas où nous n’aurions pas déjà ouvert les yeux et les oreilles par nous-mêmes, car nous sommes immergés dans une atmosphère euphémisante, soigneusement entretenue par ceux qui nous gouvernent et leur valetaille aux ordres dans les domaines de la « culture », de l’information-désinformation, des associations pléthoriques. Le procédé est courant depuis la Révolution. L’inventeur de l’euphémisme semble être le bourgeois de l’ère industrielle. Tout au moins en fait-il ses choux gras. Toutes les langues de bois modernes ont des indigestions à répétition à force d’en ingurgiter, d’en dégurgiter et d’en gurgiter à la manière de pélicans boulimiques. Léon Bloy avait bien repéré le phénomène, florissant y compris au sein d’un clergé gagné au progrès, à la pratique du sport et aux enterrements de première classe. Un de ses savoureux commentaires sur les formules toutes faites et les proverbes dont sont friands les adeptes de l’euphémisme nous livre une clef : « Il faut hurler avec les loups : Précieuse maxime qui a dû être léguée par un vieux chien. Hurler, ai-je besoin de le dire ? est une litote, un euphémisme. Il s’agit de faire ce que font les loups, c’est-à-dire de manger les moutons, en commençant, bien entendu, par ceux qu’on a le devoir de garder. Le clergé bourgeois est unanime à reconnaître que c’est une pratique plutôt agréable, la chair du mouton étant exquise et bienfaisante à l’estomac de toutes les sortes de chiens. Il y a, dans Ézéchiel, un chapitre menaçant qui a l’air de leur prédire des indigestions. Mais on ne lit guère Ézéchiel dans le clergé bourgeois et, en particulier, dans le diocèse de Meaux, où j’imagine qu’on doit le trouver un peu rococo. Je cite le diocèse de Meaux parce que j’y vis — assez mal, d’ailleurs, n’étant pas berger, ni chien de berger — et que j’ai eu l’occasion d’y observer quelques curés que Bossuet n’avait pas prévus et qui ne ressemblent pas à des aiglons. Je parlerai plus tard de ces serviteurs de Dieu avec un certain luxe de détails. En attendant je leur propose l’apologue tout à fait ecclésiastique du chien de garde devenu un « chien muet », à force de hurler avec les loups et qui engloutit en silence la Chair et le Sang de l’Agneau, tous les matins. » (Exégèse des lieux communs, XXXVII) L’euphémisant est bien un carnassier et son unique but est de dévorer l’agneau, comme il a égorgé l’Agneau et qu’il continue de le faire en salissant la Création par ses apophtegmes et ses formules qui ébranlent les fondations du monde.
Inutile de nous leurrer et de nous mentir. Nous sommes atteints par ce virus, y compris lorsque nous nous en défendons car le système de santé psychique des gouvernants est très efficace et les doses d’euphémismes ont dépassé depuis longtemps la quatrième injection. Prenons l’exemple de l’avortement, soigneusement emballé sous le terme d’IVG (« Interruption Volontaire de Grossesse »), et désormais nommé ainsi par pratiquement tout le monde, chrétiens compris. Admirable euphémisme, un des plus sanglants, qui étiquette comme « interruption » ce qui ne sera jamais seulement momentané et ponctuel puisque la mort est en bas du contrat, mais en petits caractères, comme sur les polices d’assurances. Ignoble donc, comme tous les euphémismes de cette trempe, tous ceux forgés dans des officines secrètes et bien connues, et aujourd’hui passés dans le langage courant, lisses, sans aspérité, anesthésiants. À chacun de prendre sa plume et de rédiger la liste des euphémismes qu’il utilise ou bien qu’il tolère, à force d’habitude, au lieu de résister, de se révolter. L’enjeu est d’importance puisqu’il s’agit du travestissement de la réalité, donc du viol de la vérité. Quelques miettes au hasard : « longue maladie » au lieu de cancer, « mal voyant » au lieu d’aveugle, « mal entendant » au lieu de sourd. Poursuivons le jeu des devinettes en complétant la section manquante : « être au mauvais endroit au mauvais moment », « déséquilibré », « vivre ensemble », « mobilité réduite », « genre », « caractériel », « chance pour la France », « fondamentalisme », « radicalisation », « vous n’aurez pas ma haine », etc., ceci avant de passer aux plats de résistance. Nous risquons d’avaler de travers car nous nous rendrons compte que nous pourrions être pris sur le fait plus qu’à notre tour… Tous ces euphémismes permettent de paralyser la pensée, de censurer l’esprit critique, de congeler le jugement personnel. Bel exemple donné par Philippe Muray il y a déjà bien des années puisque, désormais, la barrière et franchie : « Le projet d’imposer au plus vite une loi contre les propos « discriminatoires à caractère sexiste et homophobe » […] est une interdiction totale de la pensée elle-même, car ces propos ne sont pas définis et ne peuvent d’ailleurs l’être. » (Festivus Festivus) L’euphémisme est un bâillon, sans en avoir l’air. C’est une drogue douce qui mène à la dépendance. Les hyènes et les chacals en veulent toujours davantage, des gamelles bien pleines. Les trouvailles ne manquent pas car l’homo euphemicus est extrêmement créatif dans la déconstruction qui est destruction. Piochons à l’aveuglette en ce mois de mai 2022 à Paris. Aussitôt cherché, aussitôt trouvé ; une perle : « Le printemps des cimetières » (sic), organisé par la Ville de Paris, notamment au cimetière du Père-Lachaise (nommé d’après le confesseur jésuite de Louis XIV) où une chorégraphie contemporaine et diversifiée, intitulée « Une infinie solitude », anime les tombes et les caveaux. Bel euphémisme pour ne pas dire : désacralisation du repos des défunts. Rien, absolument rien, n’échappe, n’échappera aux fossoyeurs euphémisants qui nous gouvernent.
Ne nous laissons pas prendre au piège et répétons-nous les paroles de l’Apôtre. Certes, le monde est fou, pervers, mais il a déjà signé sa perte et il sera englouti par les manipulations qu’il engendre.
P. Jean-François Thomas, s. j.