La haine, par le R. P. Jean-François Thomas
Nul ne peut survivre aujourd’hui s’il ne soigne sa vie intérieure car elle sera la seule à le défendre contre la tentation de la haine mortelle dans laquelle le monde se roule comme un chien attiré par l’ordure. Depuis longtemps déjà des « pythies » modernes et contemporaines, vigies dont le regard est plus perçant que le nôtre, nous ont annoncé, avec des accents souvent évangéliques, le souffle d’épouvante qui allait bientôt nous transpercer. Le siècle sanglant des Lumières, le XIXe siècle ésotérique, le XXe siècle cataclysmique ne furent que des mises en bouche, comme nous le susurrent les serveurs des bistrots branchés déposant leur camelote prétentieuse devant nos appétits frustrés. Ernst Jünger dressa une liste de ceux qu’il nomma les « augures des profondeurs du maelström » : Poe, Melville, Hölderlin, Tocqueville, Dostoievski, Burckhardt, Nietzsche, Rimbaud, Conrad, Kierkegaard et Bloy. Accords ou désaccords peuvent surgir quant au choix des auteurs en question, et il serait possible de compléter cette généalogie, mais en tout cas, il retient des écrivains qui, tous, de façon directe ou plus détournée, ont reconnu la marque de fabrique estampillée par le maître du monde sur la société humaine nouvelle : la haine. Céline, qui pourrait lui aussi figurer parmi les éveilleurs, écrit d’ailleurs très justement : « Quand la haine des hommes ne comporte aucun risque, leur bêtise est vite convaincue, les motifs viennent tout seuls. » (Voyage au bout de la nuit) Il semble que nous ayons atteint ce stade, notamment avec l’islam débridé, mais aussi, plus pernicieux car moins visible, avec la destruction systématique opérée par tous les groupes et idéologies hostiles à l’œuvre de Dieu depuis plus de deux siècles. Lorsque la haine du bien, du vrai et du beau devient le socle de principes politiques et de règles sociales, la bêtise hurlante prend le relais ou court en sa compagnie, très douée pour inventer sans cesse de nouvelles manières d’abîmer, d’empoisonner. Les météorologues ne font qu’annoncer de possibles tempêtes, mais, dans un monde régi par la haine, ils seront accusés d’en être les auteurs. Il suffit d’être attentif aux méthodes de notre régime démocratique pour déceler à quel point ceux qui sont jetés en pâture sont les voix s’élevant pour dénoncer les causes de nos malheurs. Retourner la haine contre les hommes qui mettent le doigt sur l’origine de la haine, ou qui l’annoncent.
Dans son roman Sire, Jean Raspail — encore un augure — dresse ce dialogue : « -Qui sont ces gens ? demanda-t-il, tout pâle. -La haine, répondit M. Ixe, la haine et la contagion de la haine. -Sont-ils nombreux ? -Des centaines de milliers sans doute. En réalité, nul ne le sait. Ils sont l’écume de la multitude. Ils en procèdent naturellement. -Sont-ils français ? -Cela n’a pour eux aucune signification. -Chrétiens ? Le vieux monsieur hocha la tête. -Ils ne sont rien. Ces mots-là n’éveillent rien en eux. Ils n’en connaissent même pas le sens. » Redoutable ! Ainsi s’instaure le règne du Malin, celui qui est capable d’éradiquer de la mémoire des hommes la moindre radicelle de leur héritage, le plus infime souvenir de leur origine divine. À la fin du XIXe siècle, Félicien Rops, peintre maudit hanté par ce démon si présent dans la société de son temps, grava une série d’héliogravures, les Sataniques, lors de son séjour parisien. En 1882, il réalisa Satan semant l’ivraie sur Paris, écrasant Notre-Dame sous son pied droit. Ce qu’il jette à pleines mains sont des femmes, car, pour lui, comme pour d’autres artistes de son époque, l’homme est le pantin de la femme et la femme le pantin du diable. Les féministes haineuses crient au scandale. Rops souligne simplement que la femme est à la fois mercenaire et victime. La haine ne connaît point de sexe, mais elle sait utiliser l’antagonisme et l’attraction entre les sexes pour avancer ses pions. Les femmes que le Malin sème sur le Paris bourgeois et républicain de la fin du XIXe siècle sont celles qui, un peu plus tard, sous prétexte de liberté, s’opposeront à la maternité, à l’enfant, à la vie. Ce que Satan sème sont les instruments de la haine. À chacun ensuite de s’en servir comme il veut, pourvu que les ronces l’emportent sur la nature créée par Dieu. Si Notre-Dame est écrabouillée par le Maître du monde, sa ruine préfigure celle du genre humain, mais Satan n’a pas réalisé que la Femme, la Très Sainte Vierge, est plus forte que le Serpent et qu’Elle ne peut être vaincue. En attendant, le vilain paysan poursuit son œuvre et jette à tous vents ses grains empoisonnés, ceux de la haine. Charles Baudelaire, dans Les Fleurs du mal, avait déjà mis en relief le triste sort de la haine jamais satisfaite, jamais repue, incapable même de sombrer dans un coma éthylique salutaire : « La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes ; / La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts /A beau précipiter dans ses ténèbres vides / De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts, / Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes, / Par où fuiraient mille ans de sueurs et d’efforts, / Quand même elle saurait ranimer ses victimes, / Et pour les pressurer ressusciter leurs corps. / La Haine est un ivrogne au fond d’une taverne, / Qui sent toujours la soif naître de la liqueur / Et se multiplier comme l’hydre de Lerne. / – Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur, / Et la Haine est vouée à ce sort lamentable / De ne pouvoir jamais s’endormir sous la table. » (Le tonneau de la haine, 1854)
Le vocabulaire que nous employons, la défiguration de notre manière de parler en disent long sur la haine qui nous habite. Combien de fois, désormais, ne nous sentons-nous pas étrangers à notre propre pays en entendant s’exprimer, en privé ou en public, bien de nos compatriotes ou assimilés. Déjà l’argot, en un autre temps, avait bien été analysé par Céline comme une manifestation de haine, mais d’abord envers une catégorie sociale : celle du patron et du bourgeois : « Non l’argot ne se fait pas avec un glossaire, mais avec des images nées de la haine, c’est la haine qui fait l’argot. L’argot est fait pour exprimer les sentiments vrais de la misère. Lisez L’Humanité, vous n’y verrez que le charabia d’une doctrine. L’argot est fait pour permettre à l’ouvrier de dire à son patron qu’il déteste : tu vis bien et moi mal, tu m’exploites et roules dans une grosse voiture, je vais te crever… » (Le style contre les idées) Il précise d’ailleurs que cet argot était déjà en train de se perdre. Il est remplacé aujourd’hui par des jargons effrayants, hybrides et croisements où la langue française n’est plus qu’une vague réminiscence : langue du métro, langue des banlieues, langue du « Rap », langue des « intermittents du spectacle », langue des « jeunes ». Il y a du Malin là-dedans car son ivraie, semée depuis tant de siècles avec persévérance, a tout entortillé et crée ainsi une tour de Babel toute neuve, même si misérable.
Dans ses métamorphoses, moins divines que celle décrites par Ovide, la haine ne doit pas pouvoir nous enlacer. Elle est tentante, comme l’ultime réponse au Mal, par le mal. Notre Seigneur nous en garde, mais, comme nous sommes bien dans ce monde, nous peinons à ne pas utiliser des moyens identiques à ceux qu’il déploie. La haine est le carburant international, celui qui ne manquera jamais et dont les raffineries ne sont pas près de fermer. Que faire alors ? « Quand on représente une cause (presque) perdue, il faut sonner de la trompette, sauter sur son cheval et tenter la dernière sortie, faute de quoi l’on meurt de vieillesse triste au fond de la forteresse oubliée que personne n’assiège plus car la vie s’en est allée ailleurs. » (Jean Raspail, Le Roi au-delà de la mer) Embouchons la trompette pour couvrir les vociférations haineuses.
P. Jean-François Thomas, s. j.
Merci, bon et valeureux Père Thomas pour votre lucidité. Que Dieu vous garde et qu’il nous garde.