Inquiétude
En des temps d’inquiétude, alors que l’Ennemi semble remporter une victoire de plus, que le monde continue de se réduire en poussière sous les coups de bélier du relativisme et de la consommation, il est bien tentant de reprendre les malédictions du prophète Jérémie : « Maudit soit le jour où je suis né !
Que le jour où ma mère m’a enfanté
ne soit pas béni ! » (XX.14)
Mais plus tard, dans ses Lamentations, le prophète, dans sa déréliction, reçoit la révélation d’une renaissance, d’une libération, ceci malgré le péché du peuple élu infidèle. D’abord, il faut passer par la mort, mais la lumière attend derrière la muraille :
« Vous, seigneur, Vous siégez éternellement ;
votre trône subsiste d’âge en âge !
Pourquoi nous oublieriez-Vous à jamais,
nous abandonneriez-Vous pour de si longs jours ?
Faites-nous revenir à Vous, et nous reviendrons ;
renouvelez nos jours comme autrefois.
Car nous auriez-Vous entièrement rejetés,
seriez-Vous irrité contre nous sans mesure ? » (V.19-22)
Certains réveils sont douloureux, alors que courait encore l’espoir que son pays, cette terre si aimée, serait capable d’ouvrir les yeux pour déceler la tromperie, de tendre l’oreille pour entendre le sifflement du mensonge. La déception s’installe, et puis l’inquiétude pour l’avenir, pas simplement le sien mais surtout celui des générations futures, de ces enfants encore insouciants et déjà l’objet de tant de manipulations entre les mains du monstre scolaire et d’abrutissement organisé par les moyens de communication. Que faire alors, sinon se réfugier dans quelques consolations légitimes et ouvrir de nouveau des livres, où tout est annoncé et écrit depuis si longtemps ? C’est l’instant où la lassitude s’installe, où on se dit, de façon lancinante, « A quoi bon poursuivre la lutte ? ». La résistance fléchit, l’esprit vacille, l’âme est envahie de dégoût. Céder serait donner carte blanche à l’Ennemi qui jubile. Lorsque les palais de nos rois, transformés depuis longtemps en musées, servent de lieux de ralliement pour ceux qui ne connaissent pas l’Histoire et qui n’aiment pas le sol nourricier, il est plus que jamais nécessaire de se souvenir que rien ne peut écraser, spirituellement, celui qui continue à se nourrir de ses racines. Les autres déchanteront un jour ou l’autre et seront emportés par les nouvelles hordes qui vont s’abattre sur la France, hordes en comparaison desquelles celles d’Attila feront figure d’enfants de chœur.
Hier, accablé, je reprenais, comme souvent, Bernanos, au hasard. Notamment La Grande Peur des bien-pensants : « Les décrets des conciles, les brefs et les encycliques, les prédications et les miracles ne nous apprendraient rien de plus que l’humble vérité que j’énonce ici, avec une tranquille assurance : la Société qui se crée peu à peu sous nos yeux réalisera aussi parfaitement que possible, avec une sorte de rigueur mathématique, l’idéal d’une société sans Dieu. Seulement, nous n’y vivrons pas. L’air va manquer à nos poumons. L’air manque. Le monde qui nous observe avec une méfiance grandissante s’étonne de lire dans nos yeux la même angoisse obscure. Déjà quelques-uns d’entre nous ont cessé de sourire, mesurent l’obstacle du regard… On ne nous aura pas… On ne nous aura pas vivants ! » Les groupes de pression et d’influence, les sociétés secrètes, les clubs, les lobbies, les puissances financières et mondialistes prennent toujours leur temps pour détricoter ce qu’il a fallu des siècles pour construire. Ils misent sur le temps, sur le fait que leurs manœuvres, pas à pas, passent inaperçues au départ. Ils plantent leurs balises en détruisant celles qui sont en place et ils indiquent ainsi une route qui mène dans des marécages. Ils se choisissent des pions et des bulles pour attirer le badaud qui se précipite tête baissée dans le piège. Le diagnostic de Bernanos entre les deux guerres trouve aujourd’hui son achèvement et son couronnement. Tel est l’héritage de la révolution, de la république et du gaullisme conjugués : le remplissage par le vide. Le sursaut est indispensable, en s’écriant que personne n’aura notre âme et que nous y laisserons peut-être notre peau mais pas notre honneur, notre goût pour la vérité et pour la beauté, notre amour de la maison paternelle. Les écrous se resserrent de plus en plus autour de nous, maniés à distance, de très loin, de l’autre bout du monde parfois. Qu’importe ! Personne ne pourra nous empêcher de continuer à regarder le ciel, d’y trouver notre énergie et notre joie intérieure, tandis que des fêtes abyssales et infernales entraîneront dans leur sillage toujours plus de malheureux trompés et aveugles.
Dans Nous autres Français, publié au seuil de la seconde guerre mondiale, Bernanos médite sur ce qui constitue notre essence, ceci admirablement comme toujours : « Qu’une nation naisse et demeure, ce n’est qu’un miracle de Dieu, un doux miracle. Nous sommes dans cette grande aventure, parce que Dieu nous y a mis. Au fond de nos cœurs, nous aurions probablement préféré qu’on nous laissât tranquilles, qu’on ne nous parlât jamais, un jour de notre enfance, un jour entre les jours, un jour comme les autres, alors que nous attendions confusément on ne sait quel prodige, une voix si simple, d’un accent si humble, si quotidien, avec l’accent de notre province natale, une voix à peine distincte des autres voix familières, qui nous disait : « Tu es français. Et maintenant marche, mon bonhomme, va de l’avant, ne t’arrête pas. Je t’expliquerai après. Tu me retrouveras à l’heure de la mort. Et à ce moment-là, regarde-moi bien en face : je ne te faillirai pas, mon garçon. »
Nous avons été choisis pour brandir l’étendard jusqu’à la fin. Et si l’un tombe, un autre doit ramasser cette bannière, dans une chaîne sans fin. Aller de l’avant, ce n’est pas être « en marche » vers un précipice annoncé et en rupture avec ses racines, sa culture, ses traditions. Toutes ces dernières sont des cordes de rappel qui permettent d’éviter les gouffres ouverts sous nos pieds par l’Ennemi. Nous touchons rapidement les limites de notre liberté en ce monde. La seule liberté est de poursuivre l’effort, effort d’intelligence et d’ascèse. Nous sommes libres de refuser ce qui nous est imposé par tous ceux qui s’emploient à détruire ce qui nous est le plus cher. Nous pouvons compter sur le Roi des cieux pour nous guider pas à pas, peut-être jusqu’au sacrifice suprême, mais sans fléchir, sans faillir. Une telle certitude doit effacer toute inquiétude et toute tristesse de notre cœur. Notre seule inquiétude doit être le péché, notamment le péché de découragement.
Notre pays est né avec la monarchie. C’est elle qui l’a créé, façonné, protégé, étendu, qui a travaillé à son unité et à sa prospérité au milieu des heurts multiples de l’histoire française. Cette réalité ne pourra jamais être effacée et elle a dessiné notre rythme intérieur. Les sans-culottes du passé ou contemporains pourront toujours hurler et dresser des échafauds. Les têtes qui roulent ne mettront pas fin à la gloire d’être français, dans l’humilité et la fidélité.
Il ne s’agit pas seulement de vocations héroïques, mais plutôt de vocations ordinaires. Chacun peut accomplir sa mission de tout son être et se donner tout entier à sa tâche sans pour autant ceindre un diadème royal. Bernanos était persuadé que l’honneur était à la portée de tous. Voilà ce que nos politiciens ne disent guère, puisqu’ils ne vivent pas eux-mêmes d’honneur et qu’ils dépouillent les autres de l’honneur qui leur reste tant ils en ont horreur.
Il ne faut jamais se lasser d’offenser les imbéciles, comme le répète plusieurs fois dans son œuvre notre écrivain. Alors pas d’inquiétude, retroussons les manches et continuons à aimer et à faire aimer la France.
P.Jean-François Thomas s.j.
B.V Marie Médiatrice de toutes grâces