Face à la menace
Le progrès, « paganisme des imbéciles » selon l’heureuse formule de Charles Baudelaire, fut le grand mythe du XIXe siècle. L’argent domina le XXe siècle, ceci grâce à des guerres sanglantes qui contribuèrent à l’enrichissement de certains profiteurs et de pays qui profitèrent de l’occasion pour installer leur empire. Le XXIe siècle, s’il arrive à son terme, sera sans doute, en plus de Mammon qui continue d’imposer ses règles, celui du monde virtuel. Chacun de ces types de violences envers l’être humain n’est qu’un instrument parmi beaucoup d’autres possibilités, utilisé par celui qui a la prétention de gouverner le monde à la place du Créateur. La menace demeure la même depuis l’origine, seuls les masques changent. Georges Bernanos, dans Français si vous saviez…, propose cette analyse : « Le Monde moderne, c’est-à-dire l’État moderne, le Robot géant, planétaire, auquel la science offre chaque jour des armes à sa taille. Il est clair qu’en face de cette Providence mécanique dont vous attendez la justice sociale — pourquoi pas l’amour aussi, imbéciles ! — le Divin Mendiant pendu à ses clous fait piètre figure… »
Le monde dénoncé par Bernanos a, depuis cette époque, fait des pas de géant vers l’abîme qui l’attire irrésistiblement. Le Crucifié a été abandonné encore davantage dans sa solitude souffrante. L’état providence n’est plus uniquement celui qui promet de nourrir et d’offrir des loisirs et des congés payés. Il est celui qui s’arroge la place du divin en retournant le salut comme un gant et en le réduisant à la protection sanitaire contre les peuples eux-mêmes. Le salut est la santé du corps. Auparavant, la santé de l’âme conduisait au salut. La promesse de la vie éternelle s’est transformée en promesse de longévité, comme si l’idéal était de vivre aussi longtemps que les tortues géantes. La menace contemporaine essentielle n’est pas celle du « changement climatique », de la montée agressive de l’islam, de virus réels ou virtuels, des manipulations du « Reset ». La menace réside dans le gommage systématique de tout ce qui peut conduire sur la voie du salut lorsque ce dernier en est réduit à ne plus être qu’un instrument immanent de contrôle des esprits et des peuples entre les mains de ceux qui combattent Dieu frontalement.
Là encore, Bernanos avait déjà perçu le danger qui ne cessait de croître, écrivant dans sa Lettre aux Anglais :
« La menace universelle n’est pas l’obscurcissement, c’est l’endurcissement des consciences. »
Les consciences occidentales sont mortes à force d’avoir décidé, avec orgueil, qu’elles n’avaient plus de Maître et qu’aucune Loi transcendante ne les régissait. Il suffit d’entendre les rengaines républicaines sur les dites « valeurs » de ce régime pour comprendre que l’éclatement est achevé et que l’homme est à la dérive, simplement porté par des lois, souvent iniques ou inappropriées, qui, loin de l’aider à grandir dans une liberté véritable guidée par l’adhésion de plus en plus fidèle à la vérité, le poussent dans des ornières, celle de l’auto-suffisance et de la servitude. Le problème de la démocratie est qu’elle n’est point aristocratique. Les monarchies constitutionnelles et les républiques partagent ici une faiblesse identique : elles ratissent et abaissent au lieu d’élever et de promouvoir ce que l’homme possède de plus noble. L’état décide dès lors de ce qui est nécessaire et de ce qui ne l’est pas, tendance déjà inscrite depuis plusieurs siècles dans le tempérament français, comme le notait Paul Claudel dans Positions et Propositions :
« Le tempérament français. Tout ce qui n’est pas nécessaire, et en particulier le plaisir, lui cause une inquiétude profonde, une véritable anxiété de la conscience. Les jansénistes se méfiaient même de l’Eucharistie et La Rochefoucauld est comme obsédé par l’idée de l’amour-propre. »
Le seul nécessaire serait donc désormais réduit à la protection de la santé physique, et encore, pas pour tous mais seulement pour ceux qui échappent, en début et en fin de vie, à une sélection impitoyable. À cela s’ajoute bien sûr la consommation matérielle, essentielle pour que le moteur tourne et que l’argent se déverse dans certaines bourses. Pour le reste, rien n’est nécessaire selon cette nouvelle doxa, surtout pas ce qui conduit à penser et, encore moins, à adorer. Lorsqu’un régime politique se met à décider de lui-même ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas, il n’est plus guidé par le bien commun mais par des positions partisanes et par le désir de mettre la main sur l’autonomie des esprits. Jamais dans notre pays, pas même durant la sanglante Révolution et au cours de l’occupation allemande, les libertés individuelles n’ont été à ce point muselées, menacées ou confisquées. Certes, l’économie est le souci premier, sous le couvert d’une santé dont les responsables politiques n’ont en fait aucun souci (sauf pour couvrir leur irresponsabilité), mais en fait, le but poursuivi, agenda plus ou moins caché, est de brûler le peu de jachère spirituelle qui subsiste. Le pouvoir part du principe que le peuple tant chanté n’a pas besoin d’idéal, qu’il n’a que des besoins à assouvir, sinon, il risquerait de bouger et de se révolter. La méthode est efficace puisque le troupeau ne bouge pas, ou si peu, et, s’il en a soudain l’intention, il est facile de le mater, en douceur ou avec brutalité selon les cas. La réussite suprême est de faire participer ce peuple à son propre asservissement en l’invitant à la délation, à la dénonciation de ceux qui ne seraient pas suffisamment obéissants. À ce petit jeu, même des autorités ecclésiastiques se prêtent de bonne grâce, pour les beaux yeux de cette république qui aime tant le dialogue et la tolérance. Alors, les barrières tombent et les chefs religieux n’hésitent pas à lâcher leur clergé récalcitrant, leurs prêtres encore soucieux du bien des fidèles et de l’annonce de la Foi. Céline écrivait à Jean Paulhan :
« Rétablissez le cirque, les tortures publiques, vous aurez toute la France derrière vous. »
Les tricoteuses de la Terreur peuvent être fières : leur descendance est assurée et nombreuse.
Cependant, il existe tout de même des « irréductibles Gaulois », petit village d’Astérix perdu au milieu des camps retranchés romains et des villes collaboratrices. Il est peuplé de tous ceux qui connaissent la menace et qui refusent de se soumettre. Ils sont bons vivants et ne respectent guère la « distanciation sociale » lors de leurs festins durant lesquels moult sangliers sont dévorés. Ils placent leur salut au-dessus de tout car ils ne craignent qu’une chose : que le ciel ne leur tombe sur la tête. Ils ne vivent pas que de nécessaire car ils savent que le superflu, selon les critères de ce nouveau monde, est ce qui nourrit l’âme. Léon Bloy écrivait dans son Journal, Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne :
« Tout individu pris en flagrant délit de lecture, de compréhension, d’imagination ou de pensée sera jugé dangereux et probablement grillagé comme un animal féroce. »
Nous pourrions ajouter aussi : pris en flagrant délit de prier dans une église. Alors résistons en honorant la Loi du Christ et en Le plaçant au-dessus de tout, Lui qui anéantira, au jour fixé, toutes les menaces et les entourloupes diaboliques.
P. Jean-François Thomas, s.j.