Chretienté/christianophobieLes chroniques du père Jean-François Thomas

Éloge du ringard, par le P. J-F Thomas. sj

Au détour d’une chaleureuse rencontre amicale, la conversation tomba soudain sur le dépoussiérage des mots que l’on croit connaître, que l’on néglige comme ces vilains bibelots offerts par de vieux avares et qui, soudain, se révèlent être moins laids qu’au premier regard. L’exemple choisi fut : ringard. Personne, à notre époque, ne souhaite être rangé dans cette catégorie, horreur absolue. Le ringard n’est pas de son temps, il n’appartient pas à la mode, il est en décalage dans tous les domaines. Il est regardé comme n’appartenant qu’au passé, figé, immobile au sein d’un monde qui ne cesse de louer le changement, le mouvement, le papillonage. À l’origine, le ringard était un acteur oublié, à la recherche de cachets pour survivre. Aujourd’hui, le ringard est celui qui n’est plus considéré comme capable de remplir son rôle sur la scène du monde. Il est rangé avec les décors surannés qui s’entassent, ceux de notre Histoire qui n’intéressent plus personne. Cependant le sens d’un mot en cache toujours un autre, comme les trains sur les voies de chemin de fer. Le ringard est aussi un terme métallurgique : une barre de métal utilisée pour attiser des braises ou pour mélanger les matériaux en fusion. Voilà donc un ringard bien utile, actif, permettant de dédoubler l’énergie, d’accroître les flammes. Un tel ringard n’est plus fixé sur un passé sclérosé mais il est l’instrument d’un avenir brillant. Pourtant, il n’est pas davantage dans le vent que le premier. Il est stable et solide, d’où sa capacité à accomplir sa tâche. Le ringard est caractérisé par sa fidélité. Il est fidèle à ce qu’il est, à ce à quoi il sert. Il existe même une bienheureuse Ringarde de Semur, noble bourguignonne des XIe-XIIe siècles, qui, veuve, se retira comme simple religieuse converse à l’abbaye de Marcigny, ne se consacrant qu’aux tâches les plus humbles. Une ringarde au service de tous donc, bien loin d’être asphyxiée dans son passé.

Le ringard serait-il victime de sa fidélité au passé ? Il croit à ce qui dure, perdure. Il met sa confiance dans des promesses éternelles alors que le monde ne respecte aucun contrat. Le ringard sait que l’homme a besoin d’autant plus de s’engager dans des promesses immortelles qu’il est constamment tenté de pencher et de sombrer dans le reniement. Il veut inscrire l’éternité dans son cœur et pas simplement s’engager dans l’avenir par les lèvres. Lorsqu’on traitait Gustave Thibon de conservateur, il répondait invariablement qu’il n’avait pourtant aucun goût pour les conserves et qu’il préférait consommer des mets corruptibles selon les lieux et les saisons. Les techniques de fabrication des conserves sont du même type que bien des vertus dites conservatrices : sucres, additifs, acides, stérilisation, coupure avec le monde extérieur etc., bref tout ce qui tue le goût des choses. Une telle conservation n’est pas très enthousiasmante. Le véritable ringard correspond à cette définition de notre philosophe paysan : « Je ne connais que deux formes saines de l’esprit conservateur : la fidélité vivante qui consiste à prolonger le passé dans le présent comme les racines se prolongent dans les fleurs et l’amour contemplatif qui consiste à le projeter dans l’éternité : celle qui fait renaître les choses dans le temps et celle qui les élève au-dessus du temps. » (Notre regard qui manque à la lumière) Le monde n’aime ni la fidélité vivante, ni l’amour contemplatif car les deux s’étirent à l’infini dans le temps, refusent l’immédiat, le fugace. Le vrai et beau ringard ne se satisfait pas de gratter les cendres d’un âtre éteint, de rabâcher des rengaines, de ruminer sans fin le passé. En fait, il est celui qui se détache de tout ce qui meurt pour s’attacher à ce qui demeure, ceci afin de se préparer à la lumière et à l’amour promis dans l’éternité. Sinon, c’est le travers de celui qui s’accroche désespérément à un passé idéalisé, irréel et qui se condamne au malheur en se raidissant dans l’amertume et le regret. Sainte-Beuve dit qu’« on ne mûrit pas ; on durcit à certains endroits, on pourrit à d’autres ». (Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme) Ce diagnostic est menteur lorsqu’il s’agit du ringard qui sait justement lâcher prise puisqu’assis sur une tradition intangible et insubmersible. Il lui suffit de se laisser porter, sans crainte des flots en furie qui peuvent l’entourer par ailleurs.

Le ringard heureux est l’homme qui laissent frémir ses racines, sa vie souterraine enrichie par les alluvions de tant et de tant de générations en amont. Confusément, il sent et il sait qu’il est plus riche que son propre petit passé limité, que son présent ennuyeux ou morne, que son avenir incertain. Il ne dresse pas de barrière devant la montée de ce passé si dense. Il se laisse tranquillement envahir, et c’est ce qui lui permet d’affronter le présent avec distance, esprit critique, parfois en étant un peu désabusé ou cynique, mais sans jamais se laisser emporter par la rancœur et une nostalgie destructrice. Thibon note de façon poignante : « Ce coin de terre dont nous tirions notre vie, cette vieille chèvre que ma grand-mère menait paître et dont l’appétit capricieux mesurait notre lait du matin, ce maigre argent dans l’armoire… Les souvenirs de notre pauvreté, plus précieuse que toutes les richesses, me déchirent. Ce n’est pas de la sentimentalité, ni une idéalisation du passé – c’est le quotidien qui remonte vers l’éternel. » (Aux ailes de la lettre) Voilà, le ringard qui échappe aux pièges du conservatisme formel dépose le quotidien le plus trivial, hérité de son passé ou de ses ancêtres, dans l’éternité. Celui qui n’est pas sensible ou attentif à cette dimension ne peut que mépriser la ringardise alors qu’elle est une gemme si elle est ainsi enracinée. Le ringard vit de nostalgie, mais pas une nostalgie fixée sur tel ou tel objet en particulier. Il saute de nostalgie en nostalgie, toujours insatisfait car, en fait, il a soif d’avoir des ailes pour échapper à la pesanteur. Il sait que la vétusté n’est pas signe d’authenticité. Il ne confond pas ce qui dure avec la transcendance. Bien des choses qui traversent les siècles sont à l’opposé de Dieu. Il met sa foi en la vérité, mais en « étant appuyé sans appui », comme le souligne saint Jean de La Croix dans ses Poèmes. Le ringard dont nous parlons va bien au-delà du défi à l’idole sociale, aux mensonges à la mode et il ne se laisse pas prendre au piège intellectuel de croire que l’opinion d’hier vaut mieux que l’opinion d’aujourd’hui. Il ne se satisfait pas de ce genre de confort qui serait encore un mensonge. Il n’accorde aucun privilège au passé sous le fallacieux prétexte qu’il est passé. Il n’hésite pas à utiliser un certain scepticisme face aux évidences assénées comme vérités. C’est en cela qu’il préfère l’instabilité périlleuse chantée par Jean de la Croix. En fait ce qui a vraiment été présence ne devient jamais passé. Idolâtrer le passé est une fausse piste. La vérité du passé s’impose comme présente, à jamais. Chacun en fait l’expérience avec les souvenirs les plus purs qui sont tout aussi présents qu’au premier jour et qui demeureront gravés en nous, nous faisant vivre, jusqu’à notre dernier souffle. Le ringard nous redit que la fidélité la plus pure, celle qui dure le plus longtemps, n’est pas celle qui vole dans les hauteurs mais celle qui est enracinée dans la tourbe, celle qui est plus pesante, plus terrestre, celle qui préfère la longue succession des habitudes ordinaires plutôt que les élans pseudo mystiques, les envols qui se veulent angéliques.

 

P. Jean-François Thomas s.j.

7 septembre 2024

De la Très Sainte Vierge au samedi

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