Du respect des anciens
Les Dix Commandements donnés par Dieu à Moïse pour guider le peuple des Hébreux nous semblent familiers. Nous les connaissons, au moins dans le désordre, sans nous rendre toujours compte que les devoirs envers Dieu sont présentés en premier, tandis que ceux qui régissent la vie humaine avec les autres forment un second groupe. Or le premier des commandements appelés à régler l’harmonie sociale est le suivant : « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours soient prolongés dans le pays que le Très Haut, ton Dieu, te donne ». (Exode, XX.12) Il s’agit du seul précepte qui soit accompagné d’une promesse de gratification : honorer ses parents permet de vivre longtemps sur la terre nourricière.
Admirable ! Et pourtant si négligé désormais dans nos pays occidentaux laïcisés… Cependant saint Paul l’avait rappelé avec force, dans son Epître aux Ephésiens, lorsqu’il se penchait sur les devoirs d’état du chrétien : « Enfants obéissez à vos parents dans le Seigneur, car cela est juste. Honore ton père et ta mère – c’est le premier commandement, accompagné d’une promesse, – afin que tu sois heureux et que tu vives longtemps sur la terre. » (V.1-2) Il ne s’agit donc pas d’une parole passagère, d’un ordre divin suranné uniquement valable pour des sociétés disparues. Pendant des siècles, la France sut cultiver le respect des anciens car à la fois pétrie par sa foi catholique et par sa culture aux racines latines et grecques christianisées. La majorité de la population étant la paysannerie, ceci jusqu’à la seconde guerre mondiale, l’honneur dû aux vieillards fut donc planté en terre riche et grasse, fertile et stable. Le monde de la campagne sait conserver ce qui est beau et bon, et aussi ce qui est saint. Déjà la Révolution sema le trouble en faisant miroiter une égalité impossible et néfaste. Elle affaiblit la famille et les liens soudant les générations entre elles, surtout dans les villes où la bourgeoisie décida de s’affranchir de ce qu’elle dénonça comme des jougs insupportables. Ce n’est pas un hasard si les hospices de vieillards commencèrent à fleurir au XIX° siècle, à une époque où les bourgeois n’hésitèrent plus à abandonner à leur sort leurs parents pauvres, leur domesticité usée et fidèle.
Un peuple qui néglige ses « vieux », qui les parque, -retirant par ailleurs d’immenses profits financiers de cette mise à l’écart-, qui prévoit même de les éliminer en douceur lorsqu’ils vivent trop longtemps, lorsqu’ils sont gênants ou qu’ils ne lâchent pas suffisamment tôt l’héritage, aussi maigre soit-il, un tel peuple signe son arrêt de mort. Certes, les modes de vie changent et il est plus difficile désormais à une famille de demeurer sous le même toit, plusieurs générations mélangées. De là à garder à distance, à oublier, à rayer de la carte ses vieux parents, il n’y a qu’un pas aujourd’hui aisément franchi. La solitude, la misère morale et affective des anciens sont des abysses insondables. Au même moment, les congrégations de religieuses dévouées à leur cause ont disparu également presque totalement. Seules demeurent quelques femmes héroïques qui essaient d’adoucir les fins de vie si éprouvantes et tragiques. Une des œuvres de miséricorde qui fut pendant deux millénaires une priorité de l’Eglise, celle de rendre visite aux malades et aux vieillards, s’effondre par pans entiers dans un fracas qui nous laisse indifférents car nous nous bouchons les oreilles pour ne point entendre résonner le commandement divin et les préceptes évangéliques.
Honte à nous ! Malheur à nous ! Alors que nous sommes à Noël, nous donnons la priorité à nos plaisirs et à nos frivolités et nous abandonnons nos anciens. Nous devrions prêter attention à cette devise trouvée parfois sur les cadrans solaires : « Il est plus tard que vous ne croyez ».Le temps nous est compté et bientôt nous rejoindrons cette cohorte des vieillards entassés en maisons médicalisées de toute sorte. Nous nous lamenterons peut-être de ne recevoir aucune visite, aucune lettre, aucun sourire. En fait, nous recevrons une juste part de la monnaie de notre pièce car nous faisons ainsi, maintenant, avec ceux qui méritent notre attachement et notre respect. Personne ne sait être vieux, pour reprendre l’expression de Bernanos dans sa Correspondance. On le devient sans effort et sans surprise, sauf celle de se découvrir un matin plus affaibli que la veille, plus seul, plus perdu. Notre unique connaissance de la vieillesse provient de la familiarité avec celle des êtres uniques qui nous ont donné la vie, leur vie, et qui, pas à pas, rejoignent le pays des diminutions avant d’atteindre le Royaume de consolation.
Une des tâches premières de l’éducation de nos enfants devrait être d’honorer les anciens, de briser l’égoïsme entre les générations, de se sacrifier à notre tour pour ceux qui se sont tant sacrifiés pour nous, sans jamais rien espérer de retour. Cela ne signifie nullement que tous les anciens sont dignes de l’honneur qu’ils reçoivent. Personne ne possède totalement les mérites qui valent tant de grâces. Le respect des vieillards est une question de principe qui est une part de la colonne vertébrale de nos propres personnalités et de la société. La délicatesse des enfants peut répondre à l’ingratitude des parents les plus acariâtres. Tous les vieux ne sont pas des saints et des modèles. Cela importe peu. Nos parents nous ont aimés alors que nous n’étions ni des saints ni des génies. Ils ont accepté nos errances et nos trahisons. Alors, même si d’aventure ils deviennent un peu amers, s’ils radotent, s’ils perdent la raison, ils ne méritent pas d’être relégués dans un coin de la mémoire oublieuse et dans un hospice lointain.
Souvenons-nous que la souffrance la plus vive de la vieillesse n’est pas la décrépitude physique mais le sentiment de solitude. Ce sentiment est exacerbé d’ailleurs. Il ne correspond pas forcément à la réalité mais il est comme une épée dans le cœur du vieillard qui voit tomber autour de lui, les uns après les autres tous ses amis et tous ses repères. Nous avons le devoir de briser cette solitude, autant qu’il est en notre pouvoir. Aucune vieillesse n’échappe à cette douleur, y compris celle des plus grands, des plus bénis par la vie, comme Chateaubriand, méditatif et déclinant, traçant dans le silence de la nuit et au cœur de la solitude, les dernières lignes, si fameuses, de ses Mémoires d’Outre-Tombe : « En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l’ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte: il est six heures du matin; j’aperçois la lune pâle et élargie; elle s’abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l’Orient: on dirait que l’ancien monde finit et que le nouveau commence. Je vois les reflets d’une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse, après quoi je descendrai hardiment, le Crucifix à la main, dans l’Eternité. »
Que de nostalgie dans ces mots ! Chaque vieillard est assis au bureau où s’étalent les feuillets plus ou moins riches de son existence. Il essaie de percer les ténèbres qui s’installent peu à peu autour de lui. Chaque marque d’affection, de présence, de respect devient un « rayon doré » du soleil qui se lève encore, malgré tout.
Accompagnons et aimons nos anciens, nos vieux. Voilà le cadeau le plus précieux que nous pouvons leur offrir, sans comparaison avec la richesse de ce qu’ils nous ont donné et continuent de nous donner.
P.Jean-François Thomas s.j.