Consécration de la cathédrale de Mongo
Lundi 2 décembre 2013. Il est 9 heures du matin. Nous venons de parcourir 400 kilomètres, plus de quatre heures sur une route partiellement goudronnée, pour atteindre Mongo, petite ville du centre du Tchad, blottie au pied de montagnes rocheuses, écrasée par le soleil. Nous sommes à présent assis sur les bancs d’un édifice octogonal imposant, haut de 17 mètres, déjà rempli d’une foule bariolée et recueillie. Ceux qui n’ont pas trouvé de place se sont installés sous des abris, à l’extérieur. Il fait déjà très chaud.
Cette nouvelle et belle construction en pierres de taille ocrées, provenant de la montagne toute proche et façonnées avec acharnement et habileté par les tailleurs de pierre locaux, se dresse près du centre de la ville.
A l’intérieur, sur les murs, court une fresque naïve aux couleurs chatoyantes. Elle représente différents épisodes bibliques ainsi que des moments importants de l’histoire de l’évangélisation en Afrique. On peut y voir Adam, Eve et le serpent, Moïse devant le buisson ardent, le passage de la mer Rouge par les Hébreux, les Tables de la Loi, le baptême du Christ, l’enfant prodigue gardant les cochons avant de retourner vers son père, le bon Samaritain, la Cène, la Crucifixion, le tombeau vide, la Pentecôte, les Martyrs de l’Ouganda, Joséphine Bakhita… Je devais apprendre que le talentueux artiste, qui la veille encore illustrait ces murs, se nomme Idriss, il est Musulman… Point de vitraux ou de statues, dans cette cathédrale simple et moderne. Une lumière plongeante inonde l’intérieur, venue de l’espace ouvert entre le haut des murs et la charpente métallique du toit.
Venus des quatre coins du Tchad et de la région du Guéra, nous voilà réunis pour vivre un événement unique : la consécration d’une cathédrale ! Comme pour la plupart des gens rassemblés dans cet édifice flambant neuf, cela ne nous était encore jamais arrivé. En Europe, le fait devient rare. La France n’a connu qu’une seule consécration au XXe siècle, celle de Créteil. Sans doute est-ce un peu plus fréquent en Afrique, avec la création de nouveaux diocèses dans certains pays. C’est ce qui s’est produit au Tchad car l’immensité du pays, l’augmentation et la dispersion des communautés chrétiennes ont rendu nécessaire cette création à Mongo de ce qui n’est pas encore officiellement un diocèse mais un Vicariat Apostolique. Ce diocèse en devenir fut créé en 2009, avec des parties des diocèses de Sarh, au sud, et de N’djamena, à l’ouest.
Depuis son origine, un homme hors du commun est à sa tête. Il s’agit de Mgr Henri Coudray, évêque in partibus de Silli [2]et vicaire apostolique de Mongo. Ce Jésuite français de 71 ans vit au Tchad depuis plusieurs décennies. Diplômé d’arabe et d’islamologie, il fut prêtre et professeur d’arabe en divers endroits avant d’être nommé vicaire apostolique de Mongo par Benoît XVI, en 2009. Au fil des ans, vivant quotidiennement au contact de ses amis musulmans, il est devenu un véritable apôtre du dialogue islamo-chrétien. Sa connaissance approfondie du Coran et des Hadiths, qu’il cite fréquemment, et son respect pour l’Islam et ses valeurs lui ont gagné un grand respect de la part des Musulmans tchadiens. Aujourd’hui, Mgr Coudray vit sans doute le plus grand jour de sa vie, l’inauguration de la cathédrale qu’il rêvait de construire et dont il nous avait montré la maquette avec fierté, il y a plus de trois ans déjà.
La vidéo documentaire sur les origines de cette cathédrale : ici
Des coups frappés sur le portail fermé de l’édifice retentissent soudain. Tous, nous nous retournons et après un échange sonore de paroles rituelles prononcées au travers de la porte, nous voyons les hauts battants de la cathédrale s’ouvrir pour laisser entrer la procession. Derrière une grande croix, le vicaire apostolique précède cinq autres évêques et des dizaines de prêtres. C’est ainsi que débute une cérémonie liturgique millénaire. Dans ses paroles d’introduction, Mgr Coudray nous prévient qu’elle sera longue. Et longue, elle le sera en effet. Trois heures et demie d’actes, de paroles symboliques et de chants, pour célébrer la consécration et la messe. Nous assistons tout d’abord à la bénédiction des fidèles et à celle de l’édifice. L’évêque se déplace parmi nous, aspergeant les murs et nous-mêmes avec l’eau qu’il vient de bénir. Puis, après avoir ôté ses ornements épiscopaux et noué un tablier immaculé autour de sa taille, il oint de chrême toute la surface du vaste autel et les hautes pierres saillantes qui symbolisent les douze piliers. Pour les atteindre, il gravit les barreaux d’une échelle métallique. Il les gravit à nouveau pour disposer et allumer un cierge sur chacune de ces pierres, sises en haut des murs octogonaux de la cathédrale, à au moins trois mètres du sol. Après avoir été encensé, l’autel est recouvert d’une magnifique nappe brodée spécialement par des femmes musulmanes d’Abéché, formées dans un atelier de broderie par des sœurs syriennes et libanaises.
Une ambiance extraordinaire, indescriptible, enveloppe tout le rituel. Les chants de la chorale, repris par la foule, entrecoupés de youyous, agrémentés de danses frénétiques, la joie délirante de tout un peuple fier d’exprimer sa foi nous saisit profondément. C’est un grand bonheur de voir cette Église bien vivante, cette Église dont, en Europe, on nous prédit la fin inéluctable. Un tel moment de ferveur partagée me rassure quant à l’avenir du christianisme. Nul doute qu’il saura surmonter les défis du XXIe siècle et que d’autres cathédrales seront construites ou reconstruites, à travers notre vaste monde. La rechristianisation de l’Europe sera peut-être l’œuvre de missionnaires venus d’Afrique, d’Amérique Latine ou d’Asie, et ce sera un juste retour des choses. Je pense en particulier au père Chrétien, ce prêtre togolais si bien prénommé, qui, inlassablement, sillonne les routes de montagne, là-bas, en Corse, afin de servir la douzaine de paroisses dont il a la responsabilité.
Je viens de résumer en quelques lignes seulement un magnifique et antique rituel qui m’a profondément ému. Quantités d’images, surgies d’un lointain passé, se bousculent dans mon esprit. Je pense à la construction des majestueuses cathédrales européennes, aux XIIe et XIIIe siècles. J’imagine, à Notre-Dame de Paris, à Chartres ou à Reims, les foules de croyants pauvres et riches rassemblées pour leur consécration. Ce long moment d’émotion me reporte à ceux que vécurent nos ancêtres des temps reculés. Je pense au courage de mon aïeul l’abbé François Cheuzeville, qui prit le maquis à l’époque de la Terreur pour rester fidèle à son Église, avant d’être capturé, emprisonné et déporté, après avoir échappé de peu à la guillotine. Cela me rappelle encore cet autre aïeul, monté à l’échafaud dressé sur le parvis de l’église de Feurs, coupable lui aussi d’être demeuré fidèle à sa foi. Sans doute sont-ils heureux, là où ils se trouvent, de voir renaître plus forte et plus belle encore, loin de la France qui semble l’avoir reniée, cette Église catholique pour laquelle ils se sacrifièrent. Mes pensées s’envolent vers Kizito, ce garçon de 14 ans qui, avec ses compagnons, choisit de périr dans les flammes des bûchers plutôt que d’abjurer la religion qu’il venait d’embrasser, en cette fin de XIXe siècle, non loin des rivages du lac Victoria. Elles s’envolent encore vers Joséphine Bakhita, la petite esclave des monts Nouba, devenue religieuse en Italie et canonisée par Jean-Paul II. Je me remémore même le tombeau d’Anouarite, dans la cathédrale d’Isiro, au fin fond du Congo/Zaïre, que je découvris en l’an 2000. Cette jeune religieuse congolaise avait préféré mourir plutôt que d’être violée par les soudards qui avaient pris sa ville en 1965. Enfin, une autre cathédrale, celle de Goma, incendiée mais demeurée debout au milieu de la lave du volcan Nyiragongo, en 2001 se présente à moi telle que je la découvris peu de temps après l’éruption. Toutes ces images s’entremêlent et déferlent en moi, suggérée par l’ambiance joyeuse et fervente de la cérémonie, tandis que j’assistais à la consécration de la cathédrale de Mongo, petite ville du centre du Tchad et chef-lieu du Guéra.
Plus que la consécration d’une cathédrale, je voyais la manifestation d’une Église bien vivante, jeune et dynamique, en cette terre d’Afrique que Kizito et ses amis, Bakhita, Anouarite et tant d’autres initièrent douloureusement. Les Africains récoltent aujourd’hui le fruit de leur sacrifice.
Merci, Père évêque, de m’avoir permis de vivre ces moments inoubliables, et bravo pour cette très belle cathédrale de Mongo qui vient couronner l’œuvre de toute une vie.
Hervé Cheuzeville
[1]Site Hervé Cheuzeville : ici
[2]L’actuelle Kasserine, en Tunisie.