Charles de Foucauld et Henri Huvelin, par le R. P. Jean-François Thomas
Tant et tant fut écrit et le sera au sujet de Charles de Foucauld. Il ne manque pas d’être récupéré et présenté comme un « frère universel » — selon son propre terme —, partisan de relativisme religieux et de progressisme politique. Il est bon de se tenir à distance de tout ce remue-ménage. Il est plus bénéfique de se pencher encore une fois sur un aspect, parmi beaucoup d’autres, de sa vie intérieure, comme une invitation pour chacun à contempler Dieu en toutes choses.
Déjà ermite au cœur du Sahara, Charles de Jésus écrit : « Il faut passer par le désert et y séjourner pour recevoir la grâce de Dieu ; c’est là qu’on se vide, qu’on chasse de soi tout ce qui n’est pas Dieu et qu’on vide complètement cette petite maison de notre âme pour laisser toute la place à Dieu seul. […] C’est un temps de grâce, c’est une période par laquelle toute âme qui veut porter des fruits doit nécessairement passer. Il lui faut ce silence, ce recueillement, cet oubli de tout le créé, au milieu desquels Dieu établit son règne et forme en elle l’esprit intérieur : la vie intime avec Dieu, la conversation de l’âme avec Dieu dans la foi, l’espérance et la charité. Plus tard, l’âme produira des fruits exactement dans la mesure où l’homme intérieur se sera formé en elle (Épître de saint Paul aux Éphésiens, III. 16). On ne donne que ce qu’on a et c’est dans la solitude, dans cette vie seul avec Dieu seul, dans ce recueillement profond de l’âme qui oublie tout pour vivre seule en union avec Dieu, que Dieu se donne tout entier à celui qui se donne ainsi tout entier à lui. Donnez-vous tout entier à lui seul… et il se donnera tout entier à vous. » (Lettre au Père Jérôme, 19 mai 1898). Le désert n’est pas forcément celui de sable et de roc hostile. Il peut se trouver partout, et l’abbé Henri Huvelin, ce prêtre admirable à l’origine de la totale conversion de Charles, le découvrit et le vécut à Paris, ne quittant guère son confessionnal de Saint-Eugène puis de Saint-Augustin, nouveau Curé d’Ars.
Charles de Foucauld n’aurait pas bondi aussi rapidement vers le ciel sans la rencontre providentielle avec le vicaire Henri Huvelin. Ce dernier, d’une intelligence hors du commun — il était normalien et agrégé —, avait choisi le ministère le plus effacé, celui du confessionnal et de la direction spirituelle, celui que personne ne lui disputerait jamais, refusant une chaire à l’Institut Catholique de Paris. Lorsque Charles, déjà purifié par son parcours de géographe explorateur, tenaillé par son passé, pénitent et repentant, entra à Saint-Augustin sur les conseils de sa cousine Marie de Bondy le 30 octobre 1886, il aurait pu en ressortir tout aussi perturbé et perdre son chemin en ruminations ne menant qu’au désespoir. L’abbé Huvelin, si respectueux de ses pénitents et de ses dirigés, avait l’habitude de dire : « Le prêtre n’est pas là pour poser des idées mais pour aider la grâce. » Parfois, semblable en cela à saint Jean-Marie Vianney ou au Padre Pio, il se sentait poussé non point par des intuitions personnelles, mais par la force du Saint-Esprit. Voyant Charles, il l’invita aussitôt à s’agenouiller, à se confesser, puis il lui donna la sainte communion. Voilà qui mit un terme à la torture intérieure du futur ermite. Il ressortit de l’église avec une foi pleine et lumineuse, alors que sans cette intervention d’autorité du vicaire, il aurait peut-être erré sans fin, retombant dans sa vie dissolue, se tournant vers des religions étrangères comme cela était fort à la mode en cette fin du XIXe siècle, ou bien vers l’ésotérisme satanique si prisé de cette époque.
Ainsi sera-t-il conduit, par cet éminent modèle sacerdotal, vers la prière pure, la contemplation touchée du doigt dans le désert du Maroc et d’Algérie durant ses expéditions. Dans ses nombreuses méditations écrites, nous trouvons notamment ceci, dans une veine mystique qui ne cessera jamais de s’affirmer : « Notre âme aussi est une maison de prière : la prière doit sans interruption s’élever d’elle vers le ciel, comme une fumée d’encens : et combien de fois hélas ! les distractions, les pensées terrestres, les pensées qui ne sont pas pour la plus grande gloire de Dieu, les pensées mauvaises même l’occupent, la remplissent de bruit, de trouble et de souillures et en font une caverne de voleurs… Efforçons-nous de toute notre puissance de faire que notre esprit soit toujours occupé de Dieu ou de ce qu’il nous charge de faire pour son service, et même qu’en faisant ce dont il nous charge, nous jetions sans cesse un regard vers lui, sans jamais détacher de lui le cœur en aucune façon, et les yeux que le moins possible, n’attachant à nos occupations nos yeux qu’autant que c’est nécessaire et notre cœur pas du tout : que Dieu soit le roi de nos pensées, le Seigneur de nos pensées, que sa pensée ne nous quitte pas et que tout ce que nous disons, faisons, pensons soit pour Lui, soit dirigé par Son amour : rappelons-nous l’expression « dame des pensées » et qu’ainsi notre âme soit toujours une maison de prière, jamais une caverne de voleurs. Que rien d’étranger n’y ait accès, qu’aucune chose profane n’y entre, même en passant. Qu’elle s’occupe sans cesse de son Bien-aimé… Quand on aime, on ne perd pas de vue ce qu’on aime. » (Méditations sur l’Évangile au sujet des principales vertus, Évangile selon saint Matthieu, XXI. 13)
Maison de prière que l’intimité de notre âme… Charles, guidé pendant tant d’années par l’abbé Huvelin, apprit aussi de lui que la contemplation dans l’amour conduit à la pratique d’une vraie charité. Lorsqu’il apprend, le 15 août 1910, la mort de l’abbé survenue le 10 juillet, il perd son plus fidèle soutien spirituel humain mais demeure paisible. Il écrira à Massignon, le 31 août : « Le courrier vient de m’apporter des détails sur les derniers moments de celui entre les mains de qui je me suis converti il y a vingt-quatre ans et qui est resté depuis lors mon Père bien-aimé. Il a gardé jusqu’à la fin toute sa connaissance mais pouvait à peine parler. Ses deux dernières paroles ont été : « Amabo numquam satis » (« Je n’aimerai jamais assez ») et « On vaut par ce qu’on aime ». Ces deux mots résument toute sa vie. »
Quelques années plus tard, le jour même de sa mort le 1er décembre 1916, Charles de Jésus, dans une ultime lettre à sa cousine, cite son confesseur et directeur : « On trouve qu’on n’aime pas assez ; comme c’est vrai, on n’aimera jamais assez, mais le Bon Dieu, qui sait de quelle boue Il nous a pétris, et qui nous aime bien plus qu’une mère ne peut aimer son enfant, nous a dit, Lui qui ne meurt pas, qu’Il ne repousserait pas celui qui vient à Lui. » Le père et le fils spirituels (l’abbé Huvelin appela toujours Charles : « mon cher enfant ») se rejoignent, dans des déserts différents, en une vocation identique, celle de l’amour sans condition, un amour qui conduit au pied de la Croix. Alors vicaire à Saint-Eugène, l’abbé Huvelin, dans un de ses sermons, terminait ainsi : « Seigneur souffrant et mourant sur cette Croix ! parlez maintenant à ces âmes ! Je sais qu’il faut à l’homme de longs discours, pour ne pas le toucher. Mais, de Vous, il ne faut qu’un mot pour frapper et subjuguer le cœur… Du haut de Votre Croix, attirez toutes ces âmes qui m’entendent ; attirez-les de plus en plus ! Il y en a qui sont à terre, il y en a qui se tiennent entre la Terre et Votre Croix ; amenez-les jusqu’à Vos pieds, jusqu’à Votre Cœur, pour les recevoir, les transformer, les aimer d’un Amour qui s’achève dans le Ciel. » (30 mars 1877) Charles est devenu saint grâce à l’instrument que fut l’abbé Huvelin. La sainteté de ce dernier ne fait aucun doute. Il serait bon qu’il rejoigne un jour sur les autels celui qu’il enfanta de nouveau à la foi.
P. Jean-François Thomas, s. j.