Analyse du phénomène « manga », par Paul de Beaulias
Il semblerait que notre article, qui voulait apporter des précisions sur le manga, suite à une publication de l’AFS relayée partiellement par Le Salon Beige, a suscité de la mécompréhension ici.
J’aimerais faire part de mon regret de voir que ma réponse ait pu passer pour une attaque (« passe d’armes au pays des mangas »)… J’avais seulement l’intention de faire part d’observations venant de mon expérience et de ma connaissance du pays, en étant d’autant plus franc que mes interlocuteurs sont des frères chrétiens… Ce n’est qu’une correction fraternelle, mais certainement pas une attaque. Ajoutons qu’un certain nombre de critiques faites, sur le sens de la lecture par exemple, ne vient pas de chez nous.
Disons tout de suite que nous souscrivons au conseil pratique : évitez de faire lire des mangas à vos enfants, cela est clair. Simplement, ce n’est pas parce que le manga est intrinsèquement mauvais, ce n’est qu’un medium, mais car, à l’heure actuelle, en langue française, il n’existe d’une part aucun manga écrit par de vrais catholiques, et que le monde de la traduction, mercantiliste au possible, publie surtout le pire de ce qui existe, malgré quelques perles rares.
Ajoutons qu’en tant que Français, nous ne devrions pas avoir besoin d’aller puiser à des traditions étrangères comme le manga… Je pense que le problème de fond est ancien et correspond à un certain jansénisme pour certaines époques, ou la critique et l’étude des textes profanes en d’autres temps : serait-il interdit de lire toute lecture profane ? Devrait-on se passer des classiques, de certaines poésies, juste parce qu’elles ne font pas partie du canon ? L’apostolat peut-il se passer de mediums neutres ?
Voyons un peu tout cela. Nous sommes thomistes, partons des définitions, cela est nécessaire pour bien penser.
Qu’est-ce qu’un manga ? On semble croire qu’un manga correspond forcément à la caricature qui constitue 95 % de la production pourrie alignée dans les rayons des librairies, et qu’il doit forcément obéir à certains « codes » caricaturaux dans le dessin et la forme. Cela est faux. Le manga est simplement, au Japon, la dénomination qui désigne tout récit fait sous forme de dessin dans des cases successives. En ce sens, le manga et la bande dessinée sont substantiellement identiques.
Il est intéressant de constater que vouloir généraliser sur le manga, c’est tomber dans le travers de nombreux japonais, et qui est tout bonnement insupportable : ils essaient « d’essentialiser » des éléments de « culture » comme étant « japonais », là où en fait il n’y a qu’une forme, qui ne présage pas du contenu.
Nous sommes dans ce cas-là pour le manga. Quels exemples prendre ? Si vous prenez le pire d’un genre, vous pouvez dire que le genre est mauvais, mais cela ne prouve rien. Par exemple, je suis japonais, et je vais à la messe. Elle est moche, désacralisée, et dite en japonais. Je conclue donc que la messe est mauvaise, et que l’Église catholique est fausse. Le seule problème, c’est que je ne voyais que la messe novus ordo, et que je ne connaissais pas la définition de la messe, ni sa pratique éternelle… C’est un peu ce qui se passe dans la critique du manga vu par la petite lorgnette.
Dans un autre genre, j’ai pu critiqué vertement le « roman », comme genre, mais cela ne me conduit pas à condamner l’écrit en général : jeter le manga en bloc, c’est faire un peu cela ; en critiquant certains mangas, à priori judicieusement, il ne faudrait pas généraliser pour autant.
Avant de prendre deux exemples précis, revenons sur deux commentaires erronés :
« Ci-contre Code Geass, capture d’écran – il s’agit du héros, pas d’un « méchant »… https://www.cbr.com/ »
L’intérêt de Code Geass, comme d’ailleurs de nombreux mangas, se trouve justement dans l’absence de manichéisme. Que ce soit Code Geass ou Death Note, les héros sont avant tout des hommes, prêts à tout moment à devenir de grands criminels ou de grands justiciers. Il y a une description très fine de cette réalité que décrit Saint Paul, justement, sur le bien et le mal qui se trouvent en nous… À la différence du manichéisme protestant, beaucoup d’œuvres japonaises ne tombent pas dans ce tout blanc/tout noir. Est-ce problématique qu’une image fasse peur ? Il faudrait cesser de représenter le démon dans nos missels pour enfants ? Personne sur cette terre n’est sans péché, ou à l’inverse tout le temps en train de pécher…
Évidemment, pour les enfants, comme disait Mgr Gaume autrefois, il faut éviter les auteurs païens, pour préserver leur pureté. Mais de là à cacher la réalité, non. Surtout, la culture « japonaise » contemporaine, se fonde encore largement sur une morale naturelle saine (en particulier pour les œuvres les plus anciennes), mais issue en fait de cette morale « laïque » de la troisième république, qui se nourrit de la morale catholique et ne survit que grâce à elle : en ce sens, la morale qui transpire dans un certain nombre de mangas n’est pas seulement païenne, mais naturellement épurée.
Soyons prudent aussi sur la critique de « l’humour » :
« D’autres [mangas] encore sont des monuments d’humour (comme School Rumble, qui, malgré quelques scènes impures, reste très bon enfant [sic], et se veut une très juste peinture des tempéraments). » Nous croyons volontiers notre auteur, mais ce que saint Paul écrit aux Éphésiens (V, 4-5) n’a pas vieilli : « Point de bouffonneries, ni de plaisanteries grossières, toutes choses qui sont malséantes (…) aucun impur (…) n’a d’héritage dans le royaume du Christ. » Les Japonais n’ont peut-être jamais eu l’occasion de lire saint Paul, eux. Nous n’avons pas cette excuse. »
Il ne s’agit pas de plaisanteries grossières, ni de bouffonneries : serait-il interdit de lire La Fontaine ou Hésope car on rirait ? School Rumble fait rire, d’un rire bon enfant, qui vient d’un détachement du monde, et pas du rire gras idiot.
La remarque à propos du manga sur Jésus-Christ est aussi infondée : ce manga est mauvais, et alors ? Nous attendons justement que des catholiques investissent le manga pour en produire de bons, intégralement catholiques !
Le manga est avant tout un médium neutre. Comme je le disais, sa définition est purement formelle. Ensuite vous avez tous les genres que vous voulez, le pire comme le meilleur, il faut donc trier. Et même, je peux en témoigner, il peut transmettre de bonnes vertus naturelles : je suis moi-même de la génération du manga, et cela ne m’a pas empêcher d’aller à la conversion, je dirais même que cela m’y a aidé. Pourquoi ? Car un certain genre de manga, les « shonen mangas » comme on dit (Naruto ou Dragon Ball, par exemple) ont des qualités : ils apprennent l’effort, la combativité, l’honneur et une certaine humilité, mais aussi le sacrifice, le service du bien commun et la fidélité au chef, au roi. Tout cela ne va pas plus loin que les vertus naturelles, certes, mais c’est déjà pas mal ! Serais-je devenu catholique et royaliste dans le contexte français de mon enfance sans cette bouffée d’air extérieure ? Rien n’est moins sûr.
Mais revenons-en à nos moutons. Il faudrait, pour mettre un terme à la discussion, parler concrètement non pas des mangas en général, mais d’un ou deux mangas véritablement bons. Pourquoi est-il absurde de parler du manga en général ? Car la majorité de la production est mauvaise, comme tout aujourd’hui, et soumis à un certain mercantilisme qui fait que le contenu s’affadit pour plaire au public… Mais tout n’est pas comme cela.
En ce sens, les dessins animés de Ghilbi ne sont pas substantiellement différents du manga : faut-il pour autant les rejeter ? Sans être chrétiens, c’est vrai, ils sont du moins très bons moralement, et esthétiquement très beaux, sans impureté aucune. Nous prendrons deux exemples : Le Sommet des Dieux de Jirô Taniguchi et Mushishi, de Yuki Urushibara. Dans les deux cas, je préfère l’adaptation en animation et dans les deux cas, ces œuvres sortent de « l’image caricaturale » que l’on a du manga.
Pour Le Sommet des Dieux, c’est l’histoire vraie d’un alpiniste japonais et de son histoire passionnelle avec la montagne. Rien de religieux ni de panthéistes là-dedans, juste de la description. Et une vraie peinture que tout alpiniste approuvera : la montagne, imposante, impose aussi aux alpinistes d’observer de grandes vertus naturelles, du travail, de la rigueur, de l’effort, du sacrifice… Le manga est d’autant plus intéressant qu’il dessine les limites de la passion de l’alpinisme : comme toute passion pour une créature, elle en vient à dévorer le passionné, jusqu’à sa mort, ou la mort d’amis… Le Sommet des Dieux nous place ainsi devant la vanité de la passion montagnarde, sans la caricaturer, et en reconnaissant ce que la montagne, sans attachement maladif, peut apporter pour notre perfectionnement naturel, et comment la « contemplation » de la montagne peut nous aider à nous convertir à Dieu, face Auquel elle apparaît minuscule.
Mushishi est tout à fait différent : c’est en fait une sorte de compilations de contes populaires japonais au XIXe siècle, chaque conte étant indépendant. Seul le « docteur » des petites bêtes fait le lien.
Ici, nous sommes dans la magie des contes japonais, ou plutôt des légendes, dans le Japon rural du XIXe siècle, sans vision chrétienne évidemment, et avec un fond animiste clair… pourtant cet aspect n’est pas « prégnant ». Il remet au contraire celui qui visionne devant les « mystères » que la Création nous impose : et ce n’est pas qu’une compilation, très apaisante, de contes. Je le dis tout net : cet animé m’a, en un temps, permis de me sortir du bruit du monde. Sa poésie, comme toute vraie poésie, est une contemplation naturelle qui ouvre sur la vraie contemplation, surnaturelle celle-ci.
Enfin, malgré sa violence extrême — ce qui est propre à notre temps plutôt qu’aux mangas —, le manga Vagabond nous permettra simplement d’illustrer que tous les mangas n’ont pas des traits « simplistes » : ici, le dessin est véritablement beau !
En conclusion, il ne s’agit pas de dire qu’il faille faire lire des mangas à nos enfants, mais de rappeler que le manga n’est pas substantiellement mauvais par nature ; il suffirait que des Reynald Secher japonais s’y mettent pour que de bons mangas apparaissent !
D’ailleurs, il existe déjà un manga pour les enfants sur la messe traditionnelle… mais j’imagine qu’il faudrait aussi le jeter au feu ? De même que ce manga à la « Fleurus » sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale… ? Et celui sur l’empereur Showa ?
Mieux encore, que devons nous faire des livres de Kobayashi Yoshinori, ce mangaka nationaliste qui a inventé le genre du manga-essai pour défendre des thèses tout à fait conservatrices et soumises à l’ordre naturel ?
Mais malgré tout cela, le manga serait substantiellement mauvais ? Non, évidemment. Ce n’est pas sérieux…
Et s’il est normal d’éviter par principe le manga pour ses enfants, pour « éviter un engrenage », et puisque nous avons largement de quoi les nourrir par ailleurs, il ne faut pas utiliser des raisonnements spécieux pour faire porter le chapeau à un médium qui ne présage rien du contenu — car le jour où nos enfants se rendront compte de l’absurdité de ce raisonnement, cela leur donnera envie d’aller y voir. Il suffit de connaître un peu le manga pour le comprendre. Et il suffit de le connaître pour savoir que ce médium, bien utilisé, peut être aussi un outil d’apostolat puissant, au Japon, c’est certain, et pourquoi pas en France.
Paul de Beaulias
Pour Dieu, pour le Roi, pour la France !