À quand l’aube de la justice ?, par le Père Jean-François Thomas
Chaque mois de janvier, à l’approche du 21 de sinistre mémoire, nous ramène au pied de l’échafaud, symbole d’une justice humaine qui ne partage guère de points communs avec la justice divine et qui n’est guère en phase avec la vertu du même nom qui devrait pourtant présider à tous ses actes et à toutes ses décisions. De plus, en un temps où la confiance des Français dans les institutions n’a jamais été aussi fragilisée, la Justice de notre pays est considérée par une majorité comme étant un des corps les plus partiaux et les plus corrompus du système républicain. La remarque mordante et amusante d’Alphonse Allais semble bien être le reflet de l’opinion de beaucoup : « Comparable en cela aux justices des autres pays, la justice française ne se contente pas de sa claudication si connue ; elle y ajoute encore d’être aveugle comme la Fortune, sourde autant que feu Pot lui-même, et plus obstinée encore que Malvina, la petite cadette de ma concierge. » (dans Le Journal) Mieux vaut être en effet dans la main de la justice de Dieu, comme le chante David face à ses ennemis : « Jugez-moi selon votre justice, Seigneur, mon Dieu, qu’ils (les ennemis) ne se réjouissent point à mon sujet. » (Psaumes, XXXIV. 24) Notre triste expérience contemporaine n’est que la répétition à l’infini de la faillite humaine à pratiquer cette vertu essentielle de la justice. Saint Thomas d’Aquin relève que « d’une double façon est lésée la justice : par la fausse prudence du sage et par la violence du puissant. » La justice d’un pays est liée à l’exercice du pouvoir. Lorsque ce dernier ne reconnaît plus de principes qui le transcendent, sa façon d’exercer la justice, de rétribuer et de punir, ne peut échapper au risque de se transformer en arbitraire. Les graves questions de la guerre juste, des crimes de guerre, des droits humains, de l’attitude à observer face à un commandement injuste, de la peine de mort, de la grève et de la résistance, de l’égalité entre l’homme et la femme, tout se trouve alors bouleversé lorsque la justice s’émancipe des repères éternels. Il est évident que, plus que le malheur qui proviendrait de forces obscures, ce qui mine le monde est plutôt l’exercice universel de l’injustice qui, de plus, fourbit sans cesse de nouvelles armes. Aristote avait déjà noté que nous connaissons surtout les multiples formes que devrait revêtir la justice à partir des multiples formes de l’injustice ô combien visibles et écrasantes. La Révélation reçue avec humilité permet des progrès dans ce domaine, mais l’homme se lasse et préfère son autonomie, se condamnant alors à se plaindre des maux qu’il se crée à lui-même. Cependant, l’idée qu’il faut donner à chaque homme ce qui lui revient, suum cuique, est aussi vieille que le monde raisonnable. Lorsqu’il existe la volonté de répondre à cette nécessité, la vertu de justice se met en œuvre. Le Docteur angélique définit la justice comme la disposition, l’habitus, en vertu de laquelle on reconnaît son droit à chacun, avec une volonté ferme et constante. Il semble bien que cette « volonté ferme et constante » soit désormais souvent absente dans la manière dont les États décident d’appliquer leur propre justice. La justice peut bien sûr être définie de différentes manières, – et l’Aquinate propose d’ailleurs plusieurs déclinaisons-, mais l’essentiel doit être sauf, à savoir le respect dû à chacun selon ce qu’il mérite, et l’ancrage dans le ciel qui demeure la source d’inspiration pour que la volonté agisse droitement. Saint Augustin, parmi d’autres formulations, écrit notamment très justement : « La justice est cet ordre de l’âme qui fait que nous ne sommes les serviteurs de personne – si ce n’est de Dieu. » Et Dieu n’est pas notre serviteur : Il ne nous doit rien, sa Création n’est pas notre dû, mais notre dû s’inscrit dans cet acte créateur d’amour. Saint Thomas d’Aquin précise bien que, même si Dieu donne à chacun ce qui lui revient selon ses mérites, Il n’est point notre débiteur. Il est bon de s’en souvenir chaque jour car nos jérémiades portent souvent sur le fait que nous nous considérons injustement traités par Dieu : « Mais qu’ai-je donc fait au Bon Dieu pour mériter cela ! ». Le Docteur angélique ne fait pas précéder par hasard son traité sur la Justice par un traité sur le Droit dans sa Somme Théologique. Dans l’ordre de la Création, seul l’homme possède un « droit » car il est un être spirituel, une personne, contrairement aux pierres, aux plantes, aux animaux. La justice est de reconnaître que quelque chose d’unique appartient en propre à tel ou tel individu.
La justice pratiquée dans notre société moderne n’est guère respectueuse de ce principe puisque, par exemple, elle ne reconnaît aucun droit à l’existence à l’enfant dans le ventre de sa mère, ce qui serait pourtant la pierre angulaire pour tous les autres droits. Une justice à baromètre variable dans ce domaine ne peut plus être prise au sérieux pour le reste. Comme l’écrivait Paul Claudel, « nous vivons dans le monde du contumace, de l’alibi et du quiproquo. » (Accompagnements) Notre justice humaine ayant sacrifié les principes transcendants s’est repliée sur le relativisme et le subjectivisme, produits de l’opinion de ceux qui jugent. Ces derniers louvoient, réagissent avec leurs passions, leurs émotions, leur idéologie, sans tenir compte de la stabilité de ce qui est la ligne claire délimitant ce qui est bien de ce qui est mal. Georges Bernanos, à la Libération, faisait cette constatation alors que les artisans de l’horrible épuration de 1945 étaient ceux qui n’avaient déposé l’hermine durant les années d’Occupation : « Qui s’est mis jadis à genoux devant le tyran vainqueur ne saurait sans ridicule devenir son juge. » (La liberté pour quoi faire ?) Une telle justice n’est, au mieux, qu’un flan sans saveur, et, au pire, installe dans les esprits la conviction que tout dépend de l’humeur humaine, sans avoir de comptes à rendre à Dieu. Nous avons reçu en héritage cette parodie de justice instituée par les tribunaux révolutionnaires, florissante au cours des deux siècles qui suivirent. Désabusé, Céline écrit à Jean Paulhan : « Évident que les tribunaux sont devenus voyous et canailles, comme toute la nation avec un nouveau goût pour l’imprévu et l’épate. » Il faut prendre conscience à quel point la justice d’un pays n’est pas simplement le reflet des mentalités d’une époque, mais qu’elle en est plutôt la matrice. Son influence est considérable. Ce n’est pas par hasard si la Justice française est à ce point gangrenée, comme d’autres institutions, par la franc-maçonnerie luttant contre la Révélation du Christ. Le Droit qui raye d’un trait la Justice comme vertu provenant de Dieu s’aveugle et se permet de commettre tous les abus possibles. D’où la rage sévère d’un Flaubert victime d’une censure bête et brutale : « La justice humaine est […] pour moi ce qu’il y a de plus bouffon au monde ; un homme en jugeant un autre est un spectacle qui me ferait crever de rire, s’il ne me faisait pitié, et si je n’étais maintenant forcé d’étudier la série d’absurdités en vertu de quoi il le juge. Je ne vois rien de plus bête que le Droit, si ce n’est l’étude du Droit. » (Lettre à Ernest Chevalier)
Ce n’est que lorsque l’homme est reconnu comme créature de Dieu qu’il est revêtu de droits imprescriptibles. Cela ne signifie pas qu’il sera toujours respecté dans ces droits ainsi acquis car l’action humaine est toujours peccamineuse, à commencer par celle des juges, mais, au moins, le principe est-il sauf et il s’inscrit en lettres d’or y compris devant les yeux de ceux qui prétendent l’ignorer. Lorsque cette réalité est niée par l’État sans Dieu, la justice ne peut que se transformer en injustice sous les atours usurpés du Bien. Une justice qui n’est pas intégrée dans une morale générale dérive et se transforme en monolithe ne reposant plus que sur de supposées « valeurs républicaines » n’ayant pas d’autre fondation que la subjectivité fluctuante des hommes et des régimes politiques qu’ils servent avec plus ou moins de conviction et d’enthousiasme. L’Apôtre révélait aux Romains : « C’est en effet la justice de Dieu qui se révèle en lui [le Christ Jésus], venant de la foi pour la foi selon qu’il est écrit : Qui est juste par la foi vivra. » (Épître aux Romains, I. 17) Que la foi revivifie la justice des hommes.
P. Jean-François Thomas s.j.
Circoncision de Notre Seigneur
1 janvier 2025