Bainville sur Napoléon. Florilège de citations (1/3)
La rédaction propose, en cette année du bicentenaire de Bonaparte, de vous soumettre une sélection de citations tirées de l’œuvre magistrale de Bainville, Napoléon, que nous se saurions que trop recommander à la lecture.
La charité et la justice exigent de ne pas céder au sentimentalisme bonapartiste, qui refuse de voir en ce tyran molochien une cause amplificatrice de la Révolution, qu’il participa à ancrer dans la durée, notamment comme vecteur de notre mondialisme moderne.
Napoléon n’est pas un « mystère », il suffit de lire Bainville pour apprendre et comprendre d’où il vient, ses qualités, ses défauts, etc. Nous tirerons la moelle des enseignements à tirer de Napoléon dans un autre article, nous vous laissons pour l’instant apprécier directement les propos de Bainville, qui écrit, soit dit en passant, dans un français tout à fait délicieux.
La Rédaction
Jacques Bainville (1879-1936), Napoléon, Paris, Arthème Fayard et Cie, 1931, 500 p.
« La France faisait très bien les choses. Elle. se chargeait d’élever gratuitement, avec les enfants des gentilshommes pauvres, ceux de l’ancien aide de camp de l’insurgé Paoli, et plus tard, à son tour, Élisa sera demoiselle de Saint-Cyr. Ainsi, entre neuf et dix-sept ans, le jeune Napoléon perdra le contact avec son île natale, où il ne retournera qu’en septembre 1786. “Élève du roi”, il recevra, dans un milieu français, une éducation française, avec des jeunes gens de bonne condition venus de toutes les provinces du royaume. Il sera élevé dans des établissements officiels tenus, le premier par des religieux, le second par des militaires, c’est-à-dire qu’il y connaîtra les traditions de l’ancienne France. » (p. 10-11).
« À Brienne, Napoléon reçut, “aux frais du roi”, une éducation très soignée, une instruction sérieuse. Le ministre de la Guerre, Saint-Germain, celui qui admirait tant Frédéric II et qui voulait réformer l’armée française sur le modèle prussien, avait lui-même tracé le programme. Il s’agissait de préparer des officiers instruits, capables de se montrer dans le monde et, à tous les égards, de faire honneur à l’uniforme. Aux religieux qui dirigeaient l’établissement, étaient joints des professeurs civils, et, pour les mathématiques, des répétiteurs. On faisait un peu de latin. On apprenait l’allemand, langue regardée comme indispensable aux militaires, et dans laquelle Napoléon ne fut jamais plus fort que dans celle de Cicéron. Les arts d’agrément, la musique, la danse, n’étaient pas négligés. En somme, un enseignement assez complet et qui, s’il avait des faiblesses, n’en avait pas plus que les systèmes qu’on a inventés depuis et qui n’en diffèrent pas beaucoup. » (p. 12).
« Là il eut encore pour camarades des jeunes gens de bonne famille dont quelques-uns s’appelaient Montmorency-Laval, Fleury, Juigné, celui-ci neveu de cet archevêque de Paris qui, surpris par le prénom du cadet Bonaparte et lui disant qu’il ne trouvait pas de Napoléon inscrit au calendrier, s’entendait répondre : “Il n’y a que trois cent soixante-cinq jours dans l’année et tant de saints !” Pour la plupart, les jeunes gens qui étaient alors à l’École royale militaire de Paris émigreront. Beaucoup refuseront jusqu’à la fin de servir l’usurpateur qui pourtant leur ouvrait de nouveau la France et l’armée. Mais enfin, mieux encore qu’à Brienne, Bonaparte, à Paris, aura approché l’aristocratie française. » (p. 16).
« Mais un jour, à Sainte-Hélène, repassant sa vie, et s’étonnant, comme chaque fois qu’il y pensait, de l’enchaînement extraordinaire des circonstances qui l’avaient composée, il disait que rien de tout cela ne fût arrivé si son père n’avait pas disparu avant la Révolution. En effet, Charles Bonaparte n’eût pas manqué d’être député de la noblesse de Corse aux États généraux. Il eût siégé avec son ordre. Tout au plus eût-il appartenu à la minorité de la noblesse libérale. Alors, à la Constituante, ses opinions l’eussent rapproché des modérés. Il eût suivi le sort des Lafayette et des Lameth, avec le choix entre la guillotine et l’émigration. Le fils, quelles que fussent ses opinions personnelles, eût été engagé, compromis par celles du père. L’empereur, rêvant à ces hasards dont toute vie dépend, ajoutait : « Et voilà ma carrière entièrement dérangée et perdue. » (p. 17-18).
« Désigné pour le régiment dit de La Fère, le cadet-gentil-homme obtient la garnison qu’il désire. Valence, c’est le Midi, le chemin de la Corse et le régiment fournit deux compagnies à l’île, de sorte que Bonaparte a l’espoir d’être envoyé dans son pays. Le cœur toujours nostalgique, il y vit par la pensée. Il s’en fait même, par l’imagination et la littérature, une idée tellement embellie que la réalité le décevra. Au fond, cette Corse qu’il a quittée à neuf ans, il la connaît par les ouvrages de ceux qu’il appellera un jour des idéologues. Il se la représente d’après Rousseau qui n’y a jamais mis les pieds et qui en a fait l’image d’une République idéale, d’une terre d’hommes libres, égaux, vivant selon la nature. » (p. 19).
« Soldat, il lui reste à le devenir. Il avait passé par des écoles militaires qui étaient plutôt des maisons d’éducation. Comme ses camarades, et suivant la règle, il fut d’abord simple canonnier, puis caporal, puis sergent, montant la garde et prenant la semaine. Ce n’est qu’au bout de trois mois qu’il eut accès à son grade. Dans cette armée de l’ancien régime, tout était sérieux et les jeunes aristocrates devaient faire leur stage dans le rang. Encore une excellente école. Bonaparte, pour toute sa vie, saura ce que c’est que l’homme de troupe. Il saura ce qu’il pense et ce qu’il aime, ce qu’il faut lui dire et comment lui parler. » (p. 20).
« Cependant, s’il portait l’habit d’artilleur, il lui restait à apprendre l’artillerie. Rien ne l’honore plus que le témoignage reconnaissant qu’il a rendu à ses chefs et à ses maîtres. À l’âge où l’on commence à savoir que tout homme, eût-il du génie, doit aux autres plus qu’à lui-même, il a parlé d’eux avec une chaleur sincère. Le corps de l’artillerie, disait-il à Las Cases, était, quand j’y entrai, « le meilleur, le mieux composé de l’Europe… C’était un service tout de famille, des chefs entièrement paternels, les plus braves, les plus dignes gens du monde, purs comme de l’or ». Il ajoutait : « Les jeunes gens se moquaient d’eux mais les adoraient et ne faisaient que leur rendre justice. » (p. 21).
« Sa patrie, il allait la découvrir. Et ce qu’il emportait, avec l’uniforme qu’il était si fier de montrer là-bas, c’était une malle remplie de livres. Mais quels livres ! Rousseau, bien sûr, et des historiens, des philosophes, Tacite et Montaigne, Platon, Montesquieu, Tite-Live. Et puis des poètes, Corneille, Racine, Voltaire « que nous déclamions journellement », racontait plus tard son frère Joseph. D’ouvrages militaires, point. Le dieu de la guerre était encore dans les limbes. En tout cas, il était en vacances. » (p. 22).
« Les principes qu’appliquera le vainqueur de tant de batailles, on les trouve dans leurs manuels et leurs traités. La stratégie napoléonienne y est en germe. Avoir la supériorité numérique sur un point donné et concentrer les efforts, tenir toujours ses forces réunies par la liaison entre toutes les parties de son armée, surprendre l’ennemi par la rapidité des mouvements (ce que le grognard appellera « faire la guerre avec ses jambes » ces recommandations simples et claires devaient frapper et séduire l’intelligence de Bonaparte. Il les a appliquées, développées, énoncées, traduites en action, de telle sorte qu’il les a faites siennes et qu’on a pu à bon droit leur donner son nom. Mais c’était encore un héritage et un héritage français. Selon les expressions dont s’est servi l’historien qui de nos jours a renouvelé cette partie de la biographie de Bonaparte, le capitaine Colin : « La génération militaire qui l’a précédé et instruit n’a pu lui inspirer que le désir ardent de réaliser cet idéal de guerre offensive et vigoureuse auquel on se croyait sûr d’atteindre. » (p. 25).
« Pour que ces provisions de savoir pussent servir, pour que le lecteur du Digeste devînt législateur suprême, il fallait d’immenses événements. Ils approchaient. C’est d’Auxonne que Bonaparte assista aux débuts de la Révolution et dans un esprit qu’il importe de discerner et de définir, car une autre explication de sa carrière, et non pas la moindre, est là. Aujourd’hui, la Révolution, rangée dans la catégorie des phénomènes politiques à laquelle elle appartient, se dépouille de sa légende. Elle a eu un développement qui s’est répété ailleurs, une pathologie qui n’est pas une exception. » (p. 26).
« C’est comme un étranger à la solde de la France que le lieutenant Bonaparte regarde ces événements. Soldat et discipliné, il n’hésiterait pas à tirer sur l’émeute s’il en recevait l’ordre. Il n’a de goût ni pour les mutineries ni pour les insurrections. Seulement, il juge tout comme quelqu’un qui, au fond, n’est pas du pays. Sans doute, par ses lectures, il est porté vers les idées nouvelles. Quelques-uns de ses camarades le sont aussi et ceux-là rêvent une régénération de la France. Quant à lui, il calcule l’affranchissement de la Corse. D’autres ont des sentiments royalistes. Où les eût-il acquis ? L’heure venue, rien n’attachera au passé ce naturalisé de fraîche date. Mais s’il ne peut aimer l’ancien régime, il ne le déteste pas non plus. Position privilégiée, presque unique, qui lui permettra plus tard, dans une liberté d’esprit complète, de garder une part de la Révolution et de rétablir quelques-unes des institutions renversées, de prendre à son servi des émigrés aussi bien que des régicides. N’ayant pas plus de regrets que de rancune pour la monarchie qui allait sombrer, il ne se sentira de devoirs ni envers elle, ni envers la République. Dans le drame qui se jouait en France, il était spectateur en attendant d’être arbitre. » (p. 27).
« Et, sur les livres les plus divers, religions et mœurs de l’Orient, histoire de l’Église, constitution de la Suisse, il prend force notes, selon la bonne méthode, celle de l’adage ancien qui dit que la lecture sans la plume n’est qu’une rêverie. » (p. 28).
« Le jeune auteur, tout à son ouvrage, n’est pas trouble par les nouvelles de Paris comme le fut, dit-on, le philosophe Kant, qu’on vit pour la première fois dérangé dans sa promenade lorsqu’il apprit l’assaut de la Bastille. La chute de la vieille forteresse ne figure pas plus dans les papiers du lieutenant que dans le journal de Louis XVI. » (p. 28).
« Chose plus importante pour l’orientation de sa vie, il sera absent de France durant la plus grande partie de la période vraiment révolutionnaire, la période de l’enthousiasme. Il sera en Corse du mois de septembre 1789 jusqu’à la fin de janvier 1791, puis d’octobre 1791 à avril 1792, enfin d’octobre 1792 à juin 1793. Il aura vu des épisodes de la Révolution française. Il ne l’aura pas vécue, il n’en aura respiré les passions que de loin, et, surtout, il ne s’y sera ni engagé ni compromis. Il y entrera quand elle sera déjà faite. De la tête et du cœur, il sera aussi libre envers la République qu’envers la royauté déchue. » (p. 28).
« De la terrasse du bord de l’eau, il observe, le 20 juin, l’invasion des Tuileries. Le 10 août, chez Fauvelet, frère de son camarade Bourrienne et marchand de meubles au Carrousel, il assiste à la prise du château « par la plus vile canaille ». Chaque fois il s’indigne qu’on n’ait pas mieux résisté à ce que « la populace » a « de plus abject » et il est frappé de cette inconcevable faiblesse. Il y pensera longtemps et, plus tard, il dira que Louis XVI, dans ces journées fatales, disposait pourtant d’un plus grand nombre de défenseurs que la Convention au 13 Vendémiaire. Après le massacre des Suisses il se risque dans les Tuileries, il aide même à sauver un de ces malheureux. Chez lui, le militaire se réveille, l’éducation reparaît. Ses sentiments naturels ne sont pas ceux d’un sans-culotte. » (p. 35).
« Ils essayaient assez prudemment d’éviter la guerre civile et d’arranger les choses lorsque, soudain, de Paris, arrive l’ordre d’arrêter Paoli dénoncé à la Convention comme un agent de l’Angleterre et comme un traître. Cette fois, le soulèvement de la Corse est sûr. Et d’où venait le coup ? On le sut par l’auteur lui-même qui s’en vanta dans une lettre à ses frères. C’est le troisième des Bonaparte, Lucien, le petit Lucien (il n’a alors que dix-huit ans) qui, au club des Jacobins de Toulon, a accusé Paoli de menées liberticides. Et la Convention a obéi sans délai à l’appel du club. Devenu homme, Lucien, actif et inventif, mais remuant et indocile, sera encore l’enfant terrible de la famille. » (p. 37).
« D’ailleurs si, désormais, il ne pensa plus qu’à peine à la Corse, s’il tint les cousins à distance, la Corse fut longue à prendre au sérieux ce petit Bonaparte et les siens qu’elle avait vus faméliques et fugitifs. Elle donna une grosse proportion de « non » au plébiscite du consulat à vie. Miot de Melito, qui administrait l’île à ce moment-là, note que « si tous les départements de la France eussent été animés du même esprit que ceux du Golo et du Liamone, la rapide élévation de Bonaparte eût peut-être rencontré plus d’obstacles. » (p. 39).
« Le capitaine construit des fours à réverbère, invention nouvelle pour rougir les boulets destinés à « brûler les navires des despotes ». C’est dans ce style qu’il écrit alors et, en 1793, il était ordinaire et prudent d’écrire ainsi. » (p. 41).
« On tient ici un des secrets de Napoléon et l’une des justifications de sa fortune prodigieuse. La rapidité de la conception, la sûreté du coup d’œil, il les a, mais nourries d’étude. Eût-il su, en arrivant à l’armée de siège, par où il fallait attaquer Toulon, si naguère, en passant là pour s’embarquer, il n’y avait, comme toujours et comme partout, appris quelque chose ? » (p. 43).
« À Saorge et sur la Roya, il essaie ses talents militaires, il mûrit ses principes stratégiques, il forme la conception générale de sa prochaine campagne d’Italie. Il n’en est pas moins vrai qu’il n’inventait pas tout et qu’il trouva, là encore, la plupart des idées que, deux ans plus tard, il appliquera en plus grand et avec éclat. » (p. 46).
« Discerner jusqu’à quel point le jacobinisme de Bonaparte a été sincère est difficile. Plus difficile encore de dire s’il était lié avec Augustin par sympathie ou par utilité. Il ne s’est jamais vanté de ses relations avec les deux frères. Il ne les a pas niées non plus. Il les a passées sous silence. Et peut-être, avec ses instincts d’autoritaire, avait-il un certain goût pour la dictature de Robespierre, moins la guillotine. « La prolixité de la correspondance et des ordres du gouvernement est une marque de son inertie ; il est impossible que l’on gouverne sans laconisme. » Cette maxime, qui pourrait être de l’empereur, est de Saint-Just. Elle est l’indice de certaines affinités. En tout cas, jacobin, il le restera longtemps, peut-être avec des nuances, mais en veillant bien à ne pas être abandonné du « génie de la République. » (p. 47).
« Du reste, la guerre offensive est décidément abandonnée ; Bonaparte retombe aux emplois obscurs, à l’organisation de la défense des côtes en Méditerranée. À Paris, les bureaux de la Guerre se méfient des officiers de l’armée d’Italie dont l’esprit est réputé mauvais et infecté de jacobinisme. On les disperse dans différents corps. En mars 1795, Bonaparte, rappelé du front italien, est désigné pour l’armée de l’Ouest, c’est-à-dire pour la Vendée. Il refusa. Était-ce répugnance à se battre contre des Français, pro-fond calcul pour ménager l’avenir ? Pourtant, à Toulon, il a pris part à la guerre civile. Il canonnera bientôt les royalistes sur les marches de Saint-Roch. Marceau, Kléber, Hoche ont combattu les Vendéens sans ternir leur réputation, en montrant même que les chefs militaires étaient plus humains que les civils et la férocité ailleurs qu’aux armées. Mais il ne plaît pas à Bonaparte d’être enlevé à l’Italie. Il n’aime pas les petits théâtres et, en Italie, il y a de grandes choses à faire. » (p. 49).
« Au lieu d’une seule assemblée, la constitution de l’an III en créa deux, le Conseil des Cinq-Cents qui serait comme la Chambre, tandis que le Conseil des Anciens serait une sorte de Sénat. La loi constitutionnelle disposa en outre que le Corps législatif serait renouvelable tous les ans par tiers, étant entendu que les deux premiers tiers se-raient obligatoirement choisis parmi les membres de la Convention. C’était une assurance contre un risque immédiat, celui d’élections à droite. Il ne fallait pas que la réaction dépassât les bornes que les thermidoriens lui assignaient. Le Directoire était destiné à perpétuer un gouvernement de gauche fidèle à l’esprit de la Révolution. D’autre part, on se résignait, non sans avoir vaincu une vive répugnance, à constituer un pouvoir exécutif. Seulement, pour éviter jusqu’à l’apparence d’un retour à la royauté, ce pouvoir exécutif serait à cinq têtes. Encore les cinq Directeurs seraient-ils élus par les Conseils. Encore seraient-ils renouvelables chaque année et par roulement. Encore seraient-ils choisis d’abord parmi les régicides, et, pour ne pas être inscrit dans la loi constitutionnelle, cet article secret n’était pas le moins important. Ainsi la porte était fermée aux modérés et aux royalistes. Aucune surprise ne pouvait sortir des premières élections. Mais, dès les suivantes, ces précautions cesseraient d’être efficaces. On ne serait plus sûr de la composition des Conseils qui, eux-mêmes, ne prendraient plus nécessairement les directeurs parmi les « votants », et l’on pouvait pressentir que les vieux conventionnels, en vertu de l’espèce de droit divin qu’ils attribuaient à la Révolution, refuseraient de s’incliner si la majorité passait à droite. Alors la force seule déciderait. On entrerait dans l’ère des coups d’État dont les républicains eux-mêmes prendraient l’initiative et donneraient le signal. » (p. 53).
« Maintenant, fédérés, insurgés, mégères des rues, hommes à piques et à bonnets rouges, n’étaient plus de vertueux patriotes mais des « anarchistes », des « bandits » contre lesquels les thermidoriens venaient de se défendre deux fois par les moyens dont les gouvernements doivent se servir. Louis XVI, bien qu’on l’en eût accusé, tant les révolutionnaires l’avaient craint, n’avait jamais fait marcher les régiments. C’était maintenant la Convention qui les employait contre l’émeute. » (p. 54).
« Mais, le jour où elle serait débordée par la réaction à laquelle on ouvrait la voie, comme le jour où il s’agirait d’expulser des Conseils une majorité de droite, la Révolution ne pourrait plus compter sur les sans-culottes. C’est encore à la force organisée qu’elle devrait recourir. De quelque côté qu’elle fût menacée, il lui fallait désormais l’appui des militaires et, par là, elle se livrait à eux. » (p. 54).
« Le 1er octobre 1795, peu de temps avant de se séparer, la Convention dictait son testament véritable. Elle votait l’annexion de la Belgique qui annonçait l’annexion de la rive gauche du Rhin. Décision d’une gravité suprême, formidable engagement pour l’avenir. Dès que la Révolution avait envahi la Belgique, l’Angleterre était devenue son ennemie. Et l’Angleterre ne ferait pas la paix tant que les Français occuperaient le sol belge, pas plus qu’elle ne l’a faite tant que les Allemands l’ont occupé.
Rares furent ceux qui entrevirent ces conséquences. À peine quelques conventionnels prirent-ils la parole contre l’annexion qui ne pouvait manquer de « pousser à bout » les puissances ennemies. Harmand de la Meuse, Lesage d’Eure-et-Loir montrèrent que l’Europe ne reste-rait pas indifférente à cette extension du territoire français. Ils dirent que la réunion de la Belgique par droit de conquête supposait que le peuple français serait toujours le plus fort et dans un état de supériorité invariable, que l’Autriche serait abattue à jamais, que l’Angleterre abandonnerait le continent à la France. Les annexionnistes répondirent par un raisonnement opposé. La République, dirent-ils, n’aura pas la paix tant que l’Angleterre ne s’avouera pas vaincue. Pour la vaincre, il faut l’affaiblir. La réunion de la Belgique sera pour elle et pour son commerce un coup terrible qui l’obligera à capituler. La capitulation de l’Angleterre, Napoléon ne cherchera pas autre chose pendant quinze ans, et toutes ses annexions n’auront pas non plus d’autre motif » (p. 55).
« Déjà désabusé, Carnot pressentait que la liberté serait pour beaucoup une compensation médiocre. Il disait : « Un bien imaginaire. » Ainsi, la Révolution ne peut renoncer à ses conquêtes sans se détruire elle-même. Si elle y renonce, il n’y a plus qu’à rappeler les Bourbons. C’est le sens du refus que Napoléon, moins de vingt ans plus tard, opposera aux Alliés quand ils offriront la paix à condition que la France revienne à ses anciennes limites. La Révolution expirante enchaîne ses successeurs à la guerre éternelle. C’est le sens du refus que Napoléon, moins de vingt ans plus tard, opposera aux Alliés quand ils offriront la paix à condition que la France revienne à ses anciennes limites. La Révolution expirante enchaîne ses successeurs à la guerre éternelle. Il faudra que l’Angleterre soit vaincue ou que la Révolution le soit. Napoléon tentera de mettre l’Angleterre à genoux par le blocus continental, et le blocus continental le conduira à entreprendre la soumission de l’Europe entière. Ce sera encore un héritage de la Révolution. Déjà, par un décret rendu le 9 octobre 1793, sur la proposition de Barère, les marchandises d’origine britannique ont été prohibées et Clootz avait dit que cette mesure devait être imposée aux neutres pour « détruire Carthage ». En 1796, la même prohibition sera renouvelée. L’empereur n’inventera ni cette politique ni ce système. Mais l’Empire sera nécessaire pour les continuer. » (p. 56).
« Résumons ces explications qui étaient indispensables. En laissant après elle un pouvoir débile et discuté, en léguant à ce pouvoir la tâche immense de vaincre l’Angleterre et l’Europe, la Convention ouvrait deux fois la porte à la dictature d’un soldat. Elle préparait l’avènement d’un général par une suite de coups d’État à l’intérieur, une guerre sans fin à l’extérieur. Mais dans cet ensemble de causes, comment le destin de Bonaparte s’est-il inséré ? Comment ces fruits ont-ils mûri pour lui, non pour un autre ? Nous l’avons laissé quand son étoile, qui a brillé un moment, semble éteinte. Reprenons le fil des événements. » (p. 56).
« Avant l’aube, sur l’ordre de Bonaparte, le chef d’escadrons Murat a saisi les canons, puis les sectionnaires sont mitraillés sur les marches de l’église Saint-Roch, leurs restes dispersés. Trois ou quatre cents insurgés ont été tués, les espérances de la contre-révolution anéanties. » (p. 58).
« Bonaparte connaissait le pays. Il avait de l’allant et des idées. La République ? Il venait de la sauver. Pourquoi, pensa Carnot, se priver de ses services ? Et sans doute, sous l’Empire, où il se tint à l’écart jusqu’à l’invasion, le représentant de la Révolution guerrière put se dire que les plus fermes républicains avaient tenu le despote sur leurs genoux. Ils l’avaient choyé, nourri, réchauffé. Carnot s’excusait en alléguant qu’il eût voulu faire de Bonaparte le Washington de la France. D’autres fois, il se répondait mélancoliquement à lui-même que l’ambition, chez un général victorieux, peut être prédite à coup sûr. Il n’aurait pas fallu que la République eût besoin des militaires et des meilleurs. Il n’aurait pas fallu que Carnot, le premier, eût rendu le gouvernement d’un soldat inévitable en vouant la France, par l’annexion de la Belgique, à une guerre sans issue. » (p. 61-62).
« Ce n’est pas tout. Le politique se révèle. Avec une maturité qui est au-dessus de son âge, il se domine, il se modère dans la victoire, ju-geant bien qu’avec sa petite armée tout succès pose un problème, parce que, à chacun de ses pas en avant, il laisse derrière lui des popu-lations dont il n’est pas sûr. Il suffirait, et, quand il ne sera plus là, il suffira d’une imprudence pour perdre en quelques semaines le résultat de ses campagnes. Dans cette Italie dont la carte est aussi divisée que les opinions, il n’y a pas seulement les Autrichiens, mais deux rois, des Républiques, des grands-ducs, le pape à Rome. Il s’agit de ne pas la réunir contre soi. Alors, en même temps qu’un grand militaire, se révèle un politique savant. Bonaparte (depuis quelques jours il signe ainsi, abandonnant à jamais le Buonaparte) commence son offensive le 9 avril 1796. » (p. 66).
« Ici se place le premier acte d’indépendance du jeune général. Ses ordres lui refusent le pouvoir de signer un armistice. Bonaparte passe outre. Déjà il s’émancipe. Ses victoires, les drapeaux et les millions qu’il enverra d’Italie feront oublier sa désobéissance. Le Directoire a besoin de succès et d’argent. Bonaparte, qui a vu de près de gouvernement, le méprise tout en affectant de respecter les formes. » (p. 67).
« Bien que Bonaparte ait outrepassé ses pouvoirs, le Directoire ne souffle mot. L’argent, qui lui manque tant et qui lui arrive par charretées, l’émerveille. Il sourcille à peine, aux proclamations où le général, s’adressant aux Italiens, leur promet, avec la liberté, le respect de leur religion. Nouveauté, pourtant et qui en annonce d’autres. » (p. 67).
« Le Directoire, prenant peur enfin de ce général trop victorieux et trop peu soumis, lui ordonne de remettre Milan à Kellermann et de se porter lui-même sur Rome et Naples. Ce serait une aventure. Il s’en méfie, sagement, car bientôt Championnet s’y perdra. Avec des égards, même avec des flatteries, mais avec fermeté, Bonaparte répond qu’entre Kellermann et lui — entre Valmy et Lodi —, on choisisse. En termes voilés, il offre sa démission, certain qu’on n’osera pas l’accepter. C’est une preuve de sa force. Il y triomphe encore. Le Directoire, dont il a enfreint les ordres, dont il vient de mesurer la faiblesse, il ne pourra plus jamais le respecter. Il a acquis la certitude d’être un homme indispensable et, pour le moment, c’est tout ce qu’il lui faut. » (p. 68).
« En présence même de cet ambassadeur et « pour forcer le gouvernement britannique à traiter sincèrement », la loi du 10 brumaire an V est promulguée. Complétant les décrets d’octobre 1793, elle proscrit le débit et la consommation des marchandises anglaises dans toute l’étendue de la République. C’est la continuation d’une pensée révolutionnaire qui s’épanouira avec le blocus continental. Successeur de la Convention et du Directoire, Napoléon, lui aussi, croira que pour contraindre le gouvernement britannique à traiter il suffit de frapper son commerce et ses marchands. » (p. 71).
« Pour apaiser les catholiques italiens, leurs moines et leur clergé, Bonaparte a besoin du souverain spirituel. Alors il le ménage et il ménage la religion, comme il la ménagera, après Hoche et encore plus que Hoche, afin de pacifier la Vendée. Et cependant ses lettres au Directoire parlent avec mépris de « la prêtraille ». D’autre part, il prend des précautions avec ses soldats républicains. Il menace même au besoin le cardinal archevêque de Ferrare de le faire fusiller. Ainsi il se garde également de heurter la foi catholique et la foi révolutionnaire, n’ayant guère l’une plus que l’autre. Une politique imposée par les circonstances s’élabore dans son esprit. » (p. 73).
« Les historiens de Bonaparte qui donnent trop de place au récit de ses campagnes n’aident pas à voir clair. Cette gloire des armes éblouit. Elle rejette le restant dans une sorte de demi-jour. Pour Napoléon, vir-tuose de la stratégie et, peu à peu, devenu trop sûr de son instrument et de lui-même, l’art militaire n’était pas tout. Il était un moyen. » (p. 76).
« Il s’y résout par des raisons militaires et aussi par des raisons poli-tiques. Encore une de ces jointures des événements où il sait voir juste. On va voter en France et le résultat est prévu. Ce sera une poussée à droite qui changera la majorité des Conseils, et la droite, constitutionnels, modérés, libéraux, monarchiens, purs royalistes, est pour la paix. En somme, ce sont les gens que le général en chef de l’armée d’Italie a mitraillés en vendémiaire. Ils le détestent et il ne les aime pas. » (p. 78).
« Et s’il n’aime pas « les avocats du Directoire », s’il n’a pas remporté ses victoires pour « faire la grandeur des Carnot, des Barras », pas même pour consolider la République (« Quelle idée, une République de trente millions d’hommes avec nos mœurs, nos vices ! »), s’il a cessé d’être républicain de cœur et de théorie, il reste tel que Clarke vient de le définir dans son rapport au gouvernement, « l’homme de la République ». (p. 81).
À suivre…