Ex-libris. « Être Roi », par Jean Barbey
Jean Barbey, Être Roi : le roi et son gouvernement en France de Clovis à Louis XVI, 1992.
Voici une référence classique et complète sur la royauté française. C’est un gros pavé (600 pages, notes, cartes et bibliographie incluses), dans lequel tous les sujets touchant à la royauté sont traités et bien synthétisés, avec une grande exactitude. Toutes les bases sont revues, dans un ordre de présentation logique et progressif, partant du plus important (les fondements de la légitimité, essence de la royauté) vers l’application formelle de la royauté dans les institutions et ses moyens d’action au cours de l’histoire.
Jean Barbey parvient à relever le pari de présenter avec cohérence l’ensemble de la royauté française dans ses principes et ses institutions, tout en retraçant ses constantes et ses évolutions au cours de sa longue histoire, sans perdre en précision et en nuance.
Ce livre peut se lire du premier au dernier mot, comme on lirait un roman, mais il peut très bien servir aussi de référence ponctuelle, pour les lecteurs pressés, sur tel ou tel sujet précis, ou encore fonctionner comme un dictionnaire ou une encyclopédie, quande le besoin se faire sentir de retrouver la définition ou la synthèse d’un point précis, quel qu’il soit, car cet ouvrage est vraiment complet.
On appréciera en particulier, outre le souci de l’universitaire à l’exactitude, l’exhaustivité de la présentation qui s’attarde tant sur les principes que sur la forme des institutions, donnant un panorama complet de notre royauté à travers les âges, du sacre aux finances, du devoir de justice au fonctionnement des parlements, des lois fondamentales aux formes juridiques concrètes, etc.
Au passage, citons la conclusion de cette autorité sur les dites renonciations d’Utrecht (1713) et leur inanité :
« Dans toute cette affaire, il n’y a pas eu manipulation de la coutume, mais violence faite à la volonté des rois de France et d’Espagne Que vaut en effet la renonciation de Philippe V ? Elle est nulle, puisqu’elle lui a été imposée au mépris de la coutume successorale qui l’attache inexorablement à son état de successeur légitime ; eût-il pu, par extraordinaire, renoncer à la couronne comme il est possible à un héritier de droit privé de le faire, son acte n’eût pas été davantage valide, car fait sous la contrainte, résultat d’un consentement vicié par la violence. La confirmation des renonciations par Louis XIV est, de la même façon, dénuée de validité, en dépit de l’habit juridique qu’il lui donne : une ordonnance royale, à laquelle l’enregistrement par le Parlement n’ajoute rien, parce que de valeur juridique moindre, ne peut déroger aux « lois du royaume », à la coutume successorale constitutive d’un ordre juridique supérieur. Le jour de l’enregistrement, ni le chancelier ni le procureur général ne vinrent au Parlement, et le premier président fit les réserves les plus vives. Saint-Simon lui-même, si lié avec le duc d’Orléans, régent, que cette renonciation rapprochait du trône, lui avouait qu’il se rangerait du côté de Philippe V si celui-ci rentrait en France et revendiquait son droit.
Mais si une loi ordinaire ne peut s’opposer à la constitution du royaume, le traité d’Utrecht le peut-il ? Pas davantage, car, en droit monarchique, comme en droit moderne, il est acquis que le droit international l’emporte, dans l’ordre interne, sur la loi ordinaire, mais non sur la Constitution, à moins que celle-ci ne soit modifiée. Or la coutume statuaire s’oppose à toute révision : le roi n’a pas le pouvoir constituant, ce qu’avaient compris les Anglais, qui réclamaient la ratification de l’ordonnance de mars 1713 par les États généraux ; mais ceux-ci, s’il leur était reconnu compétence éventuelle pour désigner une nouvelle lignée royale, n’avaient pas plus d’autorité que le roi pour modifier la coutume. Il eût fallu une instance supérieure, dotée de la puissance constituante, pour la réviser : il n’en existait aucune, la coutume statuaire de la Couronne étant elle-même la norme suprême du Royaume. Cette inviolabilité de la succession tient à la réalité même de l’état monarchique. La coutume communique à la dévolution du pouvoir des contraintes qui interdisent à quiconque de violenter ce qui forme le statut de la dignité royale, son ossature juridique propre à donner à la couronne sa permanence et son indépendance. Si le traité de Troyes n’a pu aboutir à exhéréder le dauphin Charles en 1420, celui d’Utrecht ne pouvait davantage empêcher Philippe d’Espagne d’accéder, à son rang et à son temps, au trône de France. »[1]
Laissons la conclusion à Jean Barbey :
« Aussi, deux siècles après la disparition des pères fondateurs de la démocratie moderne, la foi qui les animait ne semble plus de saison. Dès avant la guerre de 1914, certains soulignent que les temps ont bien changé : « La démocratie qui reposait sur le contrôle s’est endormie dans la complaisance. […] Le respect manqué, et aussi l’enthousiasme. La désaffection du régime est devenue l’expression ordinaire des républicains les plus fervents », soutient l’un d’entre eux, Robert de Jouvenel, dans un ouvrage intitulé La République des camarades. En cette fin de XXe siècle, l’invocation constante aux droits de l’homme marque une certaine méfiance à l’égard de l’État démocratique ; ne serait-ce pas parce que le citoyen ne s’y trouve soumis qu’au citoyen, que les décisions du pouvoir sont dépourvues de fondements plus profonds que la volonté populaire, elle-même opinion publique aux expressions contradictoires et réversibles ?
Quoi qu’on veuille, la plus grande partie de notre histoire s’est déroulée sous la responsabilité politique du roi. Treize siècles de monarchie, treize siècles d’une forme politique stable invitent à admettre que, dans la conduite des affaires publiques et la direction d’une société, la continuité est préférable à la précarité. C’est, semble-t-il, ce qu’ont pensé les générations successives de nos ancêtres puisque leur adhésion au principe de gouvernement d’un seul montre qu’ils y ont trouvé plus d’avantages que d’inconvénients. Quels avantages ? Celui d’un roi qu’une légitimité héréditaire place hors des compétitions pour le pouvoir qui aujourd’hui détournent périodiquement vers elles l’énergie politique. Situé à l’abri de compétiteur, le roi détient une supériorité objective par laquelle, libérée d’épouser le parti d’une fraction des citoyens dont il serait l’émanation, comme un président de la République actuel, il surplombe la masse des intérêts particuliers, des conflits et des querelles. Dans cette exceptionnelle position, il est l’arbitre, le modérateur et l’auteur qui fait palpiter également la vie de tous les membres de la communauté politique, qui ajuste les éléments de l’ordre, c’est-à-dire l’ensemble des rapports qui se nouent dans la société pour permettre aux sujets de réaliser le mieux possible leur bien-vivre. Si ceux-ci adhèrent au roi, c’est aussi pour la raison qu’il contient la communauté, qu’il en supporte la personnalité collective par son statut indépendant, autrement dit qu’il incarne, hors de tout esprit partisan incompatible avec elle, la nation tout entière, qu’il s’identifie avec son peuple et ses besoins de paix intérieure, d’indépendance, de continuité et d’équilibre. Les grands desseins de la nation dont la réalisation réclame le temps et l’esprit de suite sont alors assurés par un pouvoir stable et par une volonté à l’unisson de celle des sujets.
Enfin, plus décisive encore est la charge spirituelle qui innerve le pouvoir royal, le sublime pour mieux s’en rendre la maîtresse. La légitimité première, divine, tutrice de la royauté et de son action, est l’élément cohésif suprême qui soude le peuple français à son roi, parce qu’elle insère ce dernier dans un ordre auquel il est subordonné tout de même que ses sujets. »[2]
Rémi Martin
[1] Jean Barbey, Être Roi – Le roi et son gouvernement en France de Clovis à Louis, Paris, Fayard, Paris, 1992, p. 58. Pour plus de clarté, nous avons omis les notes présentes dans le texte original.
[2] Ibid., pp. 460-461.
Sommaire
Première Partie : Le Monarque, ou l’assise du métier
- Chapitre I : Le Roi légitime
- Roi par le sacre
- Roi par le sang
- Roi légitime et lois fondamentales
- Chapitre II : La Formation du roi
- L’éducation du prince
- La formation politique
- Chapitre III : L’Autorité du roi
- Les vicissitudes de l’autorité royale jusqu’au Xe siècle
- Les Capétiens et l’écran féodal
- L’autorité royale souveraine
Deuxième Partie : Le Pouvoir, ou l’exercice du métier
- Chapitre I : La Majesté royale
- La majesté : un arsenal de prérogatives
- Le roi campé en majesté
- Chapitre II La Majesté en action
- Le gouvernement au quotidien
- L’impact du pouvoir royal
- L’union du roi et de ses sujets
Troisième Partie : La Puissance, ou les moyens du métier
- Chapitre I : Les Moyens humains
- Le roi et les cercles dirigeants
- Le cercle des auxiliaires
- Conseillers et Conseil du roi
- Le service du roi
- Chapitre II : Les Voies de l’autorité
- L’administration locale
- Les juges du roi
- Le roi et son armée
- Chapitre III : Les Moyens matériels et financiers
- Le domaine royal
- Les ressources fiscales
- L’efficacité de l’administration royale