[CEH] La mission Sixte. Partie 1 : Une volonté de paix de l’empereur Charles Ier
La mission Sixte :
La tentative de paix de l’Empereur Charles Ier
Par Tamara Griesser-Pecar
La Première Guerre mondiale a totalement remodelé la carte de l’Europe. Si la Monarchie des Habsbourg avait auparavant uni 12 nations dans son Empire, après la guerre étaient nés de celles-ci une série de petits États indépendants. Ceux-ci étaient — à l’exception de la Tchécoslovaquie, fortement industrialisée — à peine viables après que la trame économique étroitement tissée dans laquelle ces régions s’étaient autrefois complétées, fut déchirée.
La Monarchie danubienne, qui, pendant la Première Guerre mondiale, était alliée avec l’Empire allemand, la Turquie et la Bulgarie (les « puissances centrales »), fut détruite à la suite de la guerre par les États finalement vainqueurs de l’Entente (Grande-Bretagne, France, Russie, Italie, Serbie, Roumanie, plus tard aussi les États-Unis). Elle avait certes été déjà affaiblie de l’intérieur par un nationalisme qui s’était puissamment renforcé dans les régions slaves de l’Empire.
L’Empereur Charles Ier, dernier monarque austro-hongrois, avait reconnu le danger, à son accession au trône en 1916, et c’est pourquoi il essaya de toutes ses forces d’arrêter cette catastrophe. En vain. Il était parvenu au trône en succédant à son grand-oncle François-Joseph, alors qu’avait en fait déjà sonné la dernière heure de la Monarchie. Il essaya pourtant encore de sauver l’Empire et s’engagea dans plusieurs voies pour mettre un terme à ce massacre. Ensuite, il voulut réorganiser l’État de l’intérieur et garantir aux différents peuples plus d’autonomie et d’égalité de traitement pour forger une unité plus grande. Ces tentatives échouèrent.
Partie 1 : Une volonté de paix
Au contraire de son allié allemand qui croyait toujours à une paix victorieuse, l’Empereur Charles d’Autriche (né en 1887 et mort en exil en 1922) était conscient dès avant son arrivée au pouvoir le 21 novembre 1916, que la guerre ne pouvait être remportée. Il aspirait surtout à stopper cette effusion massive de sang. Il s’efforça ainsi, déjà comme héritier au trône, d’entrer de différentes manières en contact avec les artisans de paix. À la fin de l’automne de 1916, encore archiduc prince héritier, il s’était tourné vers le Pape Benoît XV, espérant « que Votre Sainteté voudra bien user de l’influence qu’Elle possède sur tous les partis belligérants afin de décider à mettre un terme à cette lutte terrible qui couvre l’Europe de sang et de larmes »[1].
Et dans le manifeste de son accession au trône le 22 novembre 1916, le jeune monarque promit :
« Je ferai tout pour bannir dans les plus brefs délais les horreurs et les sacrifices de la guerre et pour regagner à mes peuples les bénédictions si regrettées de la paix. »[2]
C’était la seule phrase dans son manifeste qui fût vraiment de lui. Et c’était tout un programme. Il exprima par ces mots le primat de sa politique. Les militaires — avant tout chez l’allié allemand — sentirent vite que ce manifeste n’était pas à considérer comme une accumulation de formules opportunistes, mais bien comme une profession de foi sincère. Cela se mettait en travers du concept allemand visant à poursuivre la guerre jusqu’à la victoire en faisant confiance à la guerre sous-marine. Plus tard, les politiciens allemands de la guerre craignirent que les puissances ennemies pussent parvenir d’une manière ou d’une autre à conclure une paix séparée avec l’Autriche-Hongrie. Ils s’employèrent d’autant plus énergiquement, au regard de leur tactique militaire et politique, à traiter sur un strict pied d’égalité l’Allemagne et l’Autriche, comme ils y étaient déjà parvenus durant les dernières années du règne de l’Empereur François-Joseph.
Cependant, l’Empereur Charles y mit un terme et fut considéré par les généraux autour de l’Empereur Guillaume II, comme un partenaire toujours plus encombrant — bien qu’il se fût efforcé d’être un allié loyal. Encore lors de sa dernière audience le 8 novembre 1918, l’Empereur dit au professeur Joseph Redlich :
« Je n’ai toujours voulu que la paix et comme je l’ai recherchée ! »[3]
Dans ses mémoires rédigés en exil, il écrivit :
« Dès le début, oui, dès le principe même de mon règne, mon aspiration fut concentrée sur deux points : la paix à l’intérieur et la paix à l’extérieur. »[4]
Sans aucun doute, la population de l’Autriche-Hongrie était dans son ensemble très touchée par le déroulement de cette guerre qui n’était en aucun cas satisfaisant pour l’Empire. La détresse menaçait de dégénérer finalement en véritable famine catastrophique. La guerre mondiale évoluait toujours plus vers une bataille matérielle et la production d’armes et de munitions ne pouvait bientôt plus en suivre le rythme. Les tensions nationales s’envenimèrent avec la détresse matérielle. La lassitude de la guerre se répandait et les courants anti-monarchistes gagnaient du terrain.
Peu après l’arrivée au pouvoir de l’Empereur Charles, le 12 décembre 1916, les puissances centrales envoyèrent à l’Entente une offre de paix qui remontait à l’initiative du ministre austro-hongrois des Affaires étrangères, Stephan Burian. Mais comme, à l’instigation de l’Allemagne, aucun but de paix ne fut cité, on supputa du côté de l’Entente qu’il ne s’agissait en réalité que d’une manœuvre de guerre. Cependant, indépendamment de la note des puissances centrales, presque à la même époque le président Woodrow Wilson envoya le 18 décembre 1916 un appel à la paix aux pays belligérants. Il exhortait toutes les parties à faire connaître leurs projets de paix. Le nouveau ministre austro-hongrois des Affaires étrangères, Ottokar, comte Czernin (1872-1932), répondit immédiatement à l’appel de Wilson. Il transmit à l’ambassadeur américain une réponse. Il se déclara prêt à une paix sans vainqueur ni vaincu, comme cela apparaît explicitement dans un télégramme au secrétaire d’État américain Robert Lansing.
L’Entente publia son rejet de l’offre de paix le 30 décembre 1916, juste le jour où l’Empereur Charles fut couronné en Hongrie sous le nom de roi Charles IV. Le 10 janvier 1917, l’Entente fit connaître ses buts : la restitution de l’Alsace-Lorraine à la France, la reconstitution de la Belgique, de la Serbie et du Monténégro ; de plus, l’émancipation de la Monarchie danubienne des Slaves du Sud, des Slovaques, des Tchèques, des Roumains, des Italiens, l’autonomie des Polonais, la libération des peuples sous le joug turc et l’expulsion des Turcs d’Europe. Ce n’étaient nullement des conceptions promouvant la paix. C’était aussi la première fois que le morcellement de la Monarchie danubienne était officiellement annoncé comme un but de guerre.
La réponse de l’Allemagne fut le 1er 1917 la déclaration du la « guerre sous-marine à outrance ». Le monarque autrichien ne fut averti de cette décision que lorsqu’elle ne pouvait déjà plus être corrigée. L’Empereur dut y souscrire a posteriori. Karl reconnut au contraire des Allemands le danger que désormais les États-Unis pouvaient entrer en guerre aux côtés de l’Entente et réduire ainsi totalement à néant les chances de victoire des puissances centrales. Il devait avoir raison. L’amiral Henning von Holtzendorff, le chef de l’état-major de la marine allemande, était quant à lui convaincu que la guerre sous-marine à outrance pourrait contraindre en peu de mois le camp adverse à conclure la paix. Après que les Américains eurent rompu leurs relations diplomatiques avec l’Allemagne le 3 février, suivit le 6 avril la déclaration de guerre des États-Unis à l’Allemagne et le 7 décembre celle à l’Autriche-Hongrie.
L’Empereur Charles avait auparavant prié le roi Alphonse XIII d’Espagne de servir de médiateur dans un télégramme du 7 février 1917. Le roi s’était déjà plusieurs fois prêt à assumer cette tâche. Il voulait en appeler à tous les pays belligérants en leur proposant une invitation à une conférence de la paix. Mais maintenant, bien que le roi d’Espagne eût informé de sa disponibilité pour servir de médiateur, il ne pensait toutefois pas encore venu le moment pour que les belligérants pussent se mettre d’accord sur la base d’une paix sans vainqueur ni vaincu. Mais cela changerait, espérait le roi, aussitôt que la Grande-Bretagne aurait été réduite à une mauvaise situation par la guerre sous-marine. La Saint-Siège ne réagit d’abord pas à l’initiative de paix — à la déception de Charles. Ce n’est que dans une lettre du 20 février 1917 que le Pape Benoît XV accorda un soutien entier à l’Empereur dans ses tentatives de paix. Il souligna aussi qu’il voulait utiliser tous les moyens qui étaient à sa disposition pour qu’on puisse parvenir bientôt à la paix[5]. Le nonce Teodoro Valfrè di Bonzo rapporta à l’Empereur autrichien, lorsqu’il lui remit la note diplomatique, que l’Angleterre et la France considéraient comme indésirable toute initiative du Pape en faveur de la paix mais que les deux puissances seraient prêtes à négocier sur des conditions acceptables et discutables pour la paix[6].
Le représentant autrichien en Suisse décrivit ainsi les pourparlers de paix au début de l’année 1917 : « Nous nous trouvons dans un cercle vicieux : si l’Entente va bien et qu’elle attend dans un proche avenir des succès, on ne la gagnera naturellement pas à l’idée de la paix. Si cela va bien pour notre camp, alors on entendra du côté allemand ce refrain : pour l’amour de Dieu ne précipitons rien, ne gâtons rien. Attendons, cela s’améliora. »[7]
À suivre…
Pr. Tamara Griesser-Pecar
Docteur en histoire
Docent de l’Université de Nova Goriça (Slovénie)
Traduction depuis l’allemand par M. l’abbé Cyrille Debris
[1] « La tendresse paternelle que le Saint-Père porte à chaque nation et qui s’étend jusqu’au dernier de ses enfants, me donne espoir que Votre Sainteté voudra bien user de l’influence qu’Elle possède sur tous les partis belligérants afin de décider à mettre un terme à cette lutte terrible qui couvre l’Europe de sang et de larmes. » Kaiser und Köning Karl I. (IV). Politische Dokumente aus Internationalen Archiven, ed. Elisabeth Kovacs, Bd. 2, Böhlau : Wien-Köln-Weimar 2004, p. 145-146.
[2] Arthur Graf Polzer-Hoditz, Kaiser Karl. Aus der Geheimmappe seines Kabinettchefs, Vienne 1980, p. 168 ; Wiener Zeitung, n° 269, édition spéciale, 22 novembre 1916.
[3] Friedrich Engel-Janosi, « Über den Friedenswillen Kaiser Karls », Kaiser Karl I (IV.) als Christ, Staatsmann, Ehemann und Familienvater, ed. Jan Mikrut, Dom Verlag: Wien 2004, p. 533.
[4] Copie certifiée présentée au procès de béatification, archives privées des Habsbourg (Privatarchiv Habsburg = APH), cahier 1, p. 1.
[5] Kaiser und Köning Karl I. (IV.). Politische Dokumente aus Internationalem Archiven, p. 158-159.
[6] Elisabet Kovacs, Untergang oder Rettung der Donaumonarchie ? Die österreichische Frage. Kaiser und Köning I. (IV.) und die Neuordnung Europas (1916-1922), t. 1, Böhlau, Vienne-Cologne-Weimar, p. 206 ; Ibid., t. 2, p. 158-164.
[7] Friedrich Engel-Janosi, « Über den Friedenswillen Kaiser Karls », op. cit., p. 534.
Publication originale : Tamara Griesser-Pecar, « La mission Sixte : la tentative de paix de l’Empereur Charles Ier », dans Collectif, Actes de la XXe session du Centre d’Études Historiques (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle, CEH, Neuves-Maisons, 2014, p. 137-157.
Consulter les autres articles de l’ouvrage :
► Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).
► Avant-propos, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).
► « Naples et Rome, obstacles à l’unité politique de l’Italie », par Yves-Marie Bercé (p. 13-26).
► « Le roi Juan Carlos et les Bourbons d’Espagne », par Jordi Cana (p. 27-35).
► « Deux décennies de commémorations capétiennes : 1987, 1989, 1993, 2004, etc. », par Jacques Charles-Gaffiot (p. 37-49).
► « L’abrogation de la loi d’exil dans les débats parlementaires en 1950 », par Laurent Chéron (p. 51-67)
► « De Gaulle et les Capétiens », par Paul-Marie Coûteaux (p. 69-97) :
- Introduction / Annexe 1 : De Gaulle et les Capétiens
- Annexe 2 : De Gaulle héritier des « Leçons Millénaires de la Maison de France »
- Annexe 3 : Le sang ne ment pas
► « De Chateaubriand à Cattaui : Bourbons oubliés, Bourbons retrouvés », par Daniel de Montplaisir (p. 99-108).
► « Les relations Église-État en Espagne de 1814 à nos jours », par Guillaume de Thieulloy (p. 109-124) :
- Introduction / Partie 1 : La dynastie élisabéthaine et le libéralisme
- Partie 2 : Le laïcisme de la Seconde République
- Partie 3 : Franco et le dernier concordat classique
- Partie 4 : La fin de l’État chrétien / Conclusion
► « Autour du livre Zita, portrait intime d’une impératrice », par l’abbé Cyrille Debris (p. 125-136) :
► « La mission Sixte: la tentative de paix de l’Empereur Charles Ier », par le Pr. Tamara Griesser-Pecar (p. 137-156) :
- Introduction / Partie 1 : Une volonté de paix
- Partie 2 : La tentative de méditation des frères Sixte et Xavier de Bourbon-Parme
- Partie 3 : L’Affaire Sixte
- Épilogue
Consulter les articles de la session précédente :
► Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV
L’empereur Charles, monarque catholique avait souhaité la paix… les démocraties du camp allié, au service de l’argent, ont voulu continuer la guerre et son cortège de malheurs ! Les démocraties, et cela est encore plus flagrant aujourd’hui, sont sans entrailles et sans pitié… la paysannerie française, encore imprégnée par sa culture catholique, fut saignée comme l’agneau sur l’autel du sacrifice…