[CEH] De Gaulle, héritier des « Leçons Millénaires de la Maison de France », par Paul-Marie Coûteaux
► Consulter la première partie du dossier – Partie 1 : De Gaulle et les Capétiens
De Gaulle, héritier des « Leçons Millénaires de la Maison de France »
Par Paul-Marie Coûteaux
Novembre 1990 : réfléchissant devant le colloque international du centenaire intitulé : « De Gaulle en son siècle », sur la situation de « l’historien contemporain devant de Gaulle », Pierre Nora se tailla un beau succès en allant droit à ce qu’il appela »la poésie historique » qui habitait le personnage pour ainsi dire par prédestination : « Quand un homme, portant un tel nom, est destiné à avoir la carrière historique de de Gaulle, par quelle prémonition son père l’a-t-il appelé Charles au registre de l’état-civil ? Et par quelle bénédiction du ciel, échappant au naufrage de la vieillesse, disparaît-il en quelques minutes au milieu d‘une réussite comme un saint rappelé tout vif à Dieu au moment où les Français commencent à être pris du remords de l’avoir chassé ? ». Confronté à une sorte d’énigme professionnelle, l’historien peu disposé au vocabulaire religieux ne se trouve pas moins contraint d’en user : « Ce n’est plus de l’état de grâce historique, c’est du miracle ; et devant les miracles, l’historien baisse ; il démissionne. »[1].
Miracle, de ceux qui fondent une mythologie, « Médiation, écrit Lacan, entre tout ce que nous ne connaissons pas, le cosmos, et l’ordre social », qui embarrasse nécessairement l’historien, embrigadé s’il en rend compte, mas dépossédé de son personnage s’il l’ignore. « Comment faire l’histoire d’un mythe, se demande encore Nora, sans en être prisonnier mais sans y être pour autant extérieur au point de masquer la vérité du personnage ? ». Si l’on accepte que le mythe soit, ou dise « la vérité du personnage », il faut alors en lire tous les signes, et observer sans faiblir que « l’état de grâce historique » rebondit de part en part tout au long de la vie dudit Charles. Seule une « obscure providence » (formule que de Gaulle utilise souvent, et dès la première page de ses Mémoire), pût vouloir que son destin fût d’emblée plongé dans le siècle et ses légendes, à commencer par les dates de sa naissance et de sa mort, fixées dans le mois de novembre, qui est par excellence celui de la mémoire – né dans la nuit du 22 novembre 1890 quand la nature se clôt dans l’hiver, il meurt au soir du 9 novembre 1970, comme foudroyé entre les morts, ceux du souvenir chrétien des Trépassés et ceux du souvenir laïc de la Grande Guerre… Mais la Providence voulut encore davantage : que le nom qui lui échut l’ait pour ainsi dire désigné pour entrer dans l’Histoire de son vivant, tout armé dès la première minute, incarnant d’un coup et une fois pour toutes son personnage.
Outre le prénom, prénom en effet historique, celui de Charles Martel l’éponyme et de dix de nos rois (ce qui lui vaudra ‘ailleurs en un surnom royal, « Le Grand Charles », que les publications communistes eurent tôt fait de transformer en « Charles XI »), il y a ce nom immémorial, celui des anciennes Gaules, auxquelles le lie la particule, signe définitif d’appartenance, et qui semble voler avec deux l vers l’unité à venir… Le nom forge-t-il l’être ? Rares les biographes qui osent s’aventurer dans les obscures rétroactions de la chose et du nom qu’elle porte, ou qui la porte, pourtant si curieuses dans son cas : « De Gaulle, tout de même, a été un enfant, écrit Edmond Pognon. Un jour, à six ou sept ans, il a lu ou entendu pour la première fois, comme nous tous : « Notre pays s’appelait autrefois la Gaule ». Dès ce jour-là, le petit Charles n’aurait-il pas décidé qu’il portait une fois pour toutes le nom de sa patrie ? »[2] Ce nom étrange résonnait d’autant plus en ces dernières années du XIe siècle que les historiens du temps, Fustel de Coulanges, Camille Julian, Henri Martin, entendaient restaurer la Gaule comme le commencement, pour ainsi la mère de la France : dès sa naissance, Charles est inscrit dans l’origine – vivant avec elle de plain-pied, comme seuls un prince de sang ou un roi. Cette identification, toute sa vie en prouva la force, la fore intérieure et probablement consciente, faute de quoi il n’est guère compréhensible qu’un homme seul et sain d’esprit ait jamais osé l’extraordinaire défi que fut l’exclamation dite et répétée en diverses occasions : « Je suis la France » – et cette phrase, la plus grave qu’il prononçât jamais, qui éclate, inouïe, dans le très discours du 19 juin : « Moi, le Général de Gaulle, soldat et chef français, j’ai conscience de parler au nom de la France » Au nom de quoi d’abord, dans le for intérieur, sinon en son nom – au nom de son nom ?
Les trois premiers mots des Mémoires « Toute ma vie (je me suis fait une certaine idée etc.) » témoignent qu’il s’est identifié, aussi loin que remonte sa mémoire, à celle qu’il nomme comme un enfant « la princesse des contes », et qui était l’objet, écrit-il quelques lignes plus bas, d’une « fierté anxieuse » qualifiée de « seconde nature ». Seconde nature, le terme est fort : il n’est pas banal qu’un être se reconnaisse un autre soi-même de cette dimension. Dans cette identification originelle, pour quelle part entra la désignation de soi – le nom ? Dans une étonnante étude[3], « Le Général de Gaulle à la lumière de Jacques Lacan », Corinne Maier disserte sur la conjonction du patronyme et du destin. Posant tout net la question : « De Gaulle égale de Gaule ? », Maier rappelle que « le nom propre dépasse le rôle d’une simple étiquette : ce n’est pas sans raison que la psychanalyse met l’accent sur l’importance que l’inconscient de chacun attribuer au « symbole essentiel de ce qui est de son lot », selon l’expression de Jacques Lacan (Séminaire II) ; le lot de de Gaulle c’est la France, cet homme a réussi sa rencontre avec son nom ». Très rare éclipse par laquelle l’astre mort, l’individu mortel et lunaire, s’efface devant le vivant, comme absorbé par l’éternel soleil, l’Histoire, ses personnages et ses permanences. Maier observe par exemple que l’en-tête du papier à lettre du Président de la République portera, à partir de 1959, non point « Le Président de la République » de rigueur, mais cette seule et majestueuse mention : « le général de Gaulle », ce qui est autre chose – bien moins selon un certain point de vue, bien plus selon un autre…
On finit par se demander avec l’écrivain-poète Frédéric Grendel si son véritable nom de baptême n’est pas, non Charles de Gaulles, mais le général de Gaulle – mention qui figurera même sur les premières éditions des Mémoires, avant que l’éditeur ne substitue « Charles » à « Général ». Mais la providence est plus forte : la restitution de Charles charnel est elle-même équivoque, puisque les premiers Charles, le Martel puis le Magnus, furent des chefs guerriers, comme s’il était décidément bouclé dès le premier jour dans l’Histoire, et la guerre – identification qui ira jusqu’à magnifier la chose militaire, à se vouloir même « ce roi de Franc » qui va à la guerre à la tête des troupes du royaume – ce qu’il reprochera même dans un texte de jeunesse (1913) aux chefs d’Etats républicains de ne pas faire…Il est non moins remarquable d’ailleurs la plupart des titres de ses ouvrages s’inscrivant à son enseigne : « Les Mémoires de Guerre » bien sûr, mais aussi son premier livre « la Discorde chez l’Ennemi », puis « Le fil de l’Epée », « Vers l’Armée de Métier », et cette manière d’Histoire de France qu’il titre « La France et son Armée ». La substitution systématique chez lui, à son nom civil comme à son titre politique, du nom de guerre « Le général de Gaulle n’est d’ailleurs pas sans rappeler le fondement archaïque de la légitimité, la guerre (le roi est d’abord « un général en chef »), rappelant une autre substitution, celle que pratiquaient els chefs de guerre dans les anciennes gaules : Clovis (Clodoweg en langue franque, qui donnera plus tard notre Louis), n’était pas le nom de naissance du premier de nos rois, mais la traduction de celui que s’était donné cinq siècles plus tôt, au lendemain d’Alésia, Vercingétorix, qui signifiait en Gaule « vainqueur du grand combat » : Clodoweg voulait dire aussi, en langue franque, « vainqueur du grand combat », nom qui marquait non seulement sa première grande victoire, celle de Soissons sur le romain Syragius, mais aussi, peut-être une filiation – déjà, un rappel… Le choix, après le 18 juin, de la dénomination le général de Gaulle, qui répondait lui aussi au réflexe ancestral, confirme sa conscience du nom : le sien parlait, et disait toujours la même chose : Je suis l’Histoire de France. Mythe dès l’enfance, il n’eut qu’à peine besoin de sacrifier à ces transmutations scripturales, l’appellation finale le Général de Gaulle adoptée après le 18 juin ne faisant qu’un complément naturel. En somme, le ressort du personnage, la légitimité par l’Histoire, se cachait dans le nom : mais il est remarquable que cette curiosité, bien entendu rarissime, ne pourrait être tout à fait imputée au hasard, puisque, si le personnage fut façonné par son nom, il ne s’attacha pas moins à façonner son nom en retour : ce n’est pas seulement Charles qui fit place à de Gaulle ; de Gaulle céda à son tour devant l’enseigne finale, le général de Gaulle, point à point façonnée par l’effort de volonté. Désigné par son nom, il fit encore que, dans l’Histoire, son nom pleinement le désigne.
Il est banal de relever le goût de Charles de Gaulle pour l’Histoire, en toutes circonstances son air naturel. Histoire, et mémoire : elles marquent ses années de formation, en une époque où, certes, elles ne se sont pas encore laissé réduire à la période républicaine qui nous tient aujourd’hui lieu d’horizon. Dans ses Mémoires, Charles n’évoquera son père que pour dire qu’il lui donna le goût de l’Histoire : notation sobre et d’autant marquante. Ce père, Henri de Gaulle, lui-même fils d’un historien et d’une historienne (qui, on le verra, acquirent chacun une certaine notoriété de plume au milieu du XIXe siècle), fut professeur de Lettres et d’Histoire, matière dont ses élèves du Cours Fontanes, (parmi eux : Georges Bernanos, les futurs maréchaux de Lattre et Leclerc de Hauteclocque), témoigneront qu’il l’enseignait avec passion. En famille, le cours était permanent – à douze ans, Pierre, cadet de Charles (il a trois frères et une sœur), a lu les seize volumes de « L’Histoire de la Révolution et de l’Empire » d’Adolphe Thiers. A table, on se récite les dates, les faits et les commentaires, Henri faisant toujours rouler la conversation sur les « succès achevés et les malheurs exemplaires », selon l’expression qu’emploiera Charles un jour, qui jalonnent les siècles de l’histoire nationale.
Nul ne s’étonne que dans cette matière le jeune Charles obtînt fréquemment au collège puis au lycée les premiers prix, ni que, au témoignage de sa sœur Agnès, il inventât continuellement des jeux ou des saynètes dans lesquelles il s’attribuait bien entendu le rôle du roi de France – bien entendu : ce point est déjà réglé ; et l’on ne s’étonnera pas davantage que, après avoir enseigné l’Histoire à son tour (dans les années 20 aux jeunes recrues de Saint-Cyr), il finisse par se dire lui-même historien : d’abord en signant, en 1938, une histoire de l’armée française « La France et son Armée », qui « remontait » hardiment aux premiers âges des Gaules – depuis Brennus ; ensuite en se chargeant de retracer lui-même l’épopée du « Le général de Gaulle », parlant de lui à la troisième personne comme seuls l’avaient fait avant lui Xénophon et César : être si plongé dans l’Histoire qu’il s’y était fondu et qu’il s’y décrivait sans effort. C’est alors un autre mystère, celui de la sainte trinité cette fois, qui ne manquait pas de sens ! quel pouvait être l’Esprit saint qui liait le Père et le fils, liait le mythique général de Gaulle au mortel Charles, sinon cet insaisissable mais omniprésente écriture, l’Histoire de France – et c’est elle bien entendu qui, par sa plume, écrivait à la troisième personne ses patients « Mémoires ».
Paul-Marie Coûteaux
[1] Pierre Nora, « L’historien devant de Gaulle », dans Actes du colloque « De Gaulle en son siècle », t. 1, Plon / La Documentation Française, 1991.
[2] Voir Edmond Pognon : « De Gaulle et l’Histoire de France, trente ans éclairés par vingt siècles », éd. Albin Michel, 1971.
[3] Corinne Maier, « Le général de Gaulle à la lumière de Jacques Lacan », éd. de l’Harmattan, 2001.
Publication originale : Paul-Marie Coûteaux, « De Gaulle et les Capétiens », dans Collectif, Actes de la XXe session du Centre d’Études Historiques (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle, CEH, Neuves-Maisons, 2014, p. 69-97.
Consulter les autres articles de l’ouvrage :
► Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).
► Avant-propos, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).
► « Naples et Rome, obstacles à l’unité politique de l’Italie », par Yves-Marie Bercé (p. 13-26).
► « Le roi Juan Carlos et les Bourbons d’Espagne », par Jordi Cana (p. 27-35).
► « Deux décennies de commémorations capétiennes : 1987, 1989, 1993, 2004, etc. », par Jacques Charles-Gaffiot (p. 37-49).
► « L’abrogation de la loi d’exil dans les débats parlementaires en 1950 », par Laurent Chéron (p. 51-67)
► « De Gaulle et les Capétiens », par Paul-Marie Coûteaux (p. 69-97) :
- Introduction / Annexe 1 : De Gaulle et les Capétiens
- Annexe 2 : De Gaulle héritier des « Leçons Millénaires de la Maison de France »
- Annexe 3 : Le sang ne ment pas
► « De Chateaubriand à Cattaui : Bourbons oubliés, Bourbons retrouvés », par Daniel de Montplaisir (p. 99-108).
► « Les relations Église-État en Espagne de 1814 à nos jours », par Guillaume de Thieulloy (p. 109-124) :
- Introduction / Partie 1 : La dynastie élisabéthaine et le libéralisme
- Partie 2 : Le laïcisme de la Seconde République
- Partie 3 : Franco et le dernier concordat classique
- Partie 4 : La fin de l’État chrétien / Conclusion
► « Autour du livre Zita, portrait intime d’une impératrice », par l’abbé Cyrille Debris (p. 125-136) :
Consulter les articles de la session précédente :
► Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV
Il n’y a aucun commentaire.. et pourtant…
Il y a beaucoup à dire sur le colonel de Gaulle: sa reddition devant Douaumont en 1916, sa désertion en 1940….
A plusieurs reprises le Général de Gaulle s’est exprimé sur la république. Il ressort de ces éléments que l'”homme du 18 juin” ne pensait pas possible de restaurer la monarchie. Bien qu’assez méprisant pour la république, il estimait que les français étaient attachés à ce régime détestable et qu’il fallait l’accepter. Il y a sur ce blog bien des gens qui semblent ne pas vouloir le comprendre.
Je vous prie de me pardonnez, Xavier, mais je ne peux pas laisser passer vos propos mensongers, sempiternel rabâchage des opposants venant généralement des partisans du Maréchal Pétain et/ou de l’Algérie française…
Si vous faisiez un peu l’effort de connaître l’homme de Gaulle, vous sauriez alors que ni la reddition ni la désertion ne faisaient partie de son état d’esprit et donc de son tempérament ! Le général de Gaulle (il était le premier à se moquer de son grade à titre temporaire) s’est bel et bien battu jusqu’en 1916, et a continué à se battre en 1940 contre l’ennemi, qui était aussi, je vous le rappelle, un totalitarisme basé sur la négation des valeurs humaines et de l’enseignement du Christ !
En 1940, seule la Grande-Bretagne, grâce à son noble roi Georges VI et l’indomptable Churchill, continuait à tenir tête à Hitler… c’est donc en toute logique que le général de Gaulle et la France Libre, la France combattante, ont continué à leurs c^tés la lutte contre l’envahisseur nazi ! Alors que d’autres se résignaient à suivre la déliquescence politique et la honte de la collaboration derrière le Maréchal Pétain… un Maréchal de France !
Entendez moi bien, je ne mets pas en doute les sentiments patriotiques des gens qui ont suivi le régime de Vichy, mais voulez-vous bien me dire comment vivre et manifester son patriotisme sous la botte de l’ennemi ? Le Maréchal avait renoncé à se battre, entraînant avec lui tous ceux qui, par peur ou par bêtise, préféraient la honte et la soumission au lieu de continuer la lutte pour que la France continue d’exister !
Je ne puis accepter ce que vous écrivez “Alors que d’autres se résignaient à suivre la déliquescence politique et la honte de la collaboration derrière le Maréchal Pétain… un Maréchal de France !”. Ces propos semblent marqués au coin de l’évidence..Aujourd’hui. En réalité, ils sont trompeurs si l’on se réfère à la situation véritable qui régnait en 1940.
D’abord la France était battue militairement, Une défaite totale et indiscutable, dûe à un mauvais commandement, imposé par un pouvoir politique qui avait méprisé les faits pendant vingt ans.
Un pouvoir politique qui se refusait à prendre ses responsabilités et ne cherchait qu’à faire payer l’addition aux militaires en exigeant qu’ils prissent sur eux la honte d’une capitulation. Comme si dans une entreprise en faillite on pouvait laisser la responsabilité au comptables.
Enfin, la France était seule. Son allié britannique agissait avec la France…comme les Anglais ont toujours fait avec leurs alliés. Passons.
Le Maréchal Pétain a donc appliqué les règles traditionnelles de la politique, qui consistent à traiter quand on est battu, afin de pouvoir préserver l’avenir. Comme la Prusse après Iéna, comme la Suède après Poltava, l’Espagne après Rocroi, etc.. Vous écrivez que “l’ennemi était un totalitarisme basé sur la négation des valeurs humaines et de l’enseignement du Christ”. Là c’est vous qui appliquez des règles nouvelles en faisant passer l’alliance de Yalta pour une croisade. Nous en subissons aujourd’hui encore les conséquences.