Sur l’esprit français
Un temps fut, qui courut sur plusieurs siècles et ne s’éteignit que récemment, où le monde tournait son regard vers la culture de notre pays et où l’esprit français régnait souverainement dans tous les arts majeurs et également dans l’art de vivre. Cette admiration et cette réputation avaient pour objet l’héritage spirituel dont nous étions dépositaires, ce mélange de racines grecques et latines revivifiées et intégrées par la catholicité romaine et par un humanisme chrétien.
Il semble qu’en l’espace de quelques décennies, l’« Europe », qui n’est point celle de Charlemagne, ait allègrement ébranlé le prodigieux édifice et que la tâche de démolisseur ait été achevée par une « mondialisation » aux origines et aux contours troubles. Certains ne manquent pas de se réjouir de cet état des faits, pas d’abord et forcément parmi nos ennemis héréditaires ou nos voisins jaloux, mais plutôt au sein de notre communauté elle-même transformée en puzzle et en mosaïque d’où bien des pièces sont rejetées ou perdues. D’autres se lamentent simplement, sans toujours savoir d’ailleurs quel est le véritable objet de leur nostalgie car ils n’avaient pas déployé jusque-là d’effort particulier pour connaître les richesses de leurs coffres et pour les inventorier. D’autres encore demeurent persuadés que l’esprit français est né au sein d’un siècle des Lumières faisant enfin sortir la France de siècles de supposées ténèbres, un peu comme ces catholiques contemporains qui font naître l’Église en 1965. La poursuite moderne de l’universel — tristement réduit au « mondialiste » — est devenu l’idéal à atteindre, sans se rendre compte que, du XIIIe au XVIIIe siècle, cet universel était l’apanage de la France. La démesure d’une « culture » internationale — en fait anglo-saxonne mais du plus bas niveau, signe l’agonie et la disparition de l’esprit français, y compris dans notre propre pays.
Henri Ghéon, ce converti catholique à la suite de la Grande Guerre — lui qui revenait de très loin comme disciple d’André Gide —, essaya, en 1923, de définir les vertus de l’esprit français, ceci dans son ouvrage Partis pris. Réflexions sur l’art littéraire. Ses conclusions ne sont pas uniquement valables pour la littérature mais embrassent tous les champs des arts et de l’intelligence des hommes et demeurent très pertinentes en notre siècle. Tout d’abord, il insiste sur le fait que l’esprit français s’est toujours appliqué à maîtriser la sensibilité par l’usage de la raison : « On n’apprend pas à sentir ; mais on apprend à observer, à raisonner et à comprendre. L’esprit français ne nous enseigne que ce qui peut être reçu. Il n’exclut pas la sensibilité, moteur premier de toute poésie ; il lui demande uniquement d’être lucide. » Le reproche n’a pas manqué d’être adressé à cette manière de concevoir l’exercice de l’intelligence et de la sensibilité. Le classicisme français apparaît encore aujourd’hui à beaucoup comme un empêcheur de tourner en rond et de laisser libre cours à son imagination, à ses désirs, à ses sentiments. Le Français d’aujourd’hui préfère — s’il se pique de culture — François Boucher à Nicolas Poussin. Le courant romantique mettra le feu aux poudres en choisissant délibérément — souvent avec un talent à ne point négliger — d’ouvrir les fenêtres aux passions et au lyrisme, ce en quoi l’esprit français n’était point préparé ou point fait. Chateaubriand est bien un géant, et il contribua grandement à la reconstruction religieuse de la France, mais il ne peut point guérir les âmes par l’ivresse qu’il suscite. Lorsque les sentiments sont l’objet d’une recherche éperdue, elles font tort à la raison et obscurcissent le jugement. Ensuite, l’esprit français, en plus de cette lucidité, a toujours cultivé l’équilibre et aussi un sens de la hiérarchie, d’une échelle des valeurs, réservant à la contemplation la première place. Les sensations ne sont point ignorées ou négligées mais toujours ramenées à leur juste place qui n’est pas en tête d’affiche. La troisième caractéristique est que l’esprit français est intelligible, c’est-à-dire logique, ordonné. Notre langue est réputée pour cette qualité où chaque mot donne toute sa saveur et où l’harmonie se construit à partir de la précision, de la construction des mots et des phrases. Ce n’est pas par hasard si le français fut, pendant si longtemps, la langue des cours et des diplomates. La joliesse de notre langue, son aspect éclatant, subtil, ne viennent que par surcroît. La raison a toujours le dernier mot, d’où cette réputation d’esprit cartésien, de nos jours bien imméritée. Henri Ghéon ajoute à toutes ces traits l’obsession de prosélytisme de l’esprit français dont le désir est vraiment de conquérir, de gagner dans son camp. Il demande sans cesse l’acquiescement de ses interlocuteurs, et c’est ainsi qu’il conquit le monde occidental pendant des siècles. L’esprit français est guerrier, conquérant, civilisateur. Il veut se faire bien entendre et persuader tous les autres, même lorsqu’il a tort ou qu’il se trompe. Tels étaient son charme, sa force et sa faiblesse. De Montaigne à Rousseau, de Bossuet à Voltaire, de Molière à La Fontaine, de Montesquieu à Buffon, un identique souci se retrouve : l’éloquence de la pensée. Cette dernière sera traduite aussi en sculpture, en peinture, en musique et dans tous autres domaines, et elle survivra encore au XIXe siècle et même au XXe siècle chez certains auteurs et artistes. La dernière éminente qualité de l’esprit français est qu’il enseigne en toutes circonstances, sans en avoir l’air, y compris dans les romans et les pièces de théâtre, usant de son charme et soucieux de plaire, à l’aise dans sa liberté de ton lorsqu’il l’exprime dans une œuvre d’art.
Face au choix que nous pourrions effectuer entre cet esprit français et le mondialisme de pacotille plus ou moins imposé, notre cœur ne doit point balancer. Il faut sauter à pieds joints vers le premier. Cependant, l’écroulement de la foi est grandement dommageable pour notre identité culturelle et spirituelle. Charles Maurras utilisait souvent cette image de Marcel Sembat : le trou par en haut. Si le monde est une sphère close, prétendant se suffire à lui-même, il n’en demeure pas moins un trou, à son pôle supérieur, faisant appel d’air comme une cheminée. Régulièrement, des civilisations sont tentées de boucher le trou en imposant des croyances qui font illusion, et les hommes périssent d’asphyxie intellectuelle et spirituelle. Ce trou débouche sur un mot unique : le Verbe. Il est le mot de la surnature, celui qui apporte au monde son sens et son oxygène. L’esprit français régna tant que l’inquiétude n’eut pas bouché ce trou d’en haut. Il est pétri de la paix de Dieu, d’où cette tranquillité qui habite les créations du classicisme, une quiétude qui souligne en même temps ce qui est humain et terrestre. Les philosophes, les écrivains et les artistes des Lumières vont détruire cet équilibre en campant l’obsession et l’exigence du vide, le trou d’en haut ne débouchant pour eux que sur le néant et de abîmes insondables.
L’esprit français s’est nourri du Verbe. Telles sont les racines chrétiennes de notre culture, de notre civilisation, maintenant expirantes. Il suffit de quelques-uns pour entretenir le flambeau.
P. Jean-François Thomas, s. j.