Il y a deux cents ans, Louis XVIII octroyait la Charte constitutionnelle
Le 4 juin 1814
Louis XVIII octroyait la Charte constitutionnelle
Chateaubriand n’aimait pas le terme d’octroi, par lequel le roi de France, enfin « rappelé dans ses États après une longue absence », accordait et concédait une Constitution à la France, elle qui, depuis 1791, en avait déjà connu six – en moins de vingt cinq ans, un record qui ne serait battu que par les républiques africaines issues de la décolonisation. « C’était remuer, s’insurgeait gentiment l’enchanteur, par ce mot très inutile, la question brûlante de la souveraineté royale ou populaire (…) Ce langage suranné et ces prétentions des anciennes monarchies n’ajoutaient rien à la légitimité du droit et n’étaient que de puérils anachronismes ». Il n’avait pas tort, sauf que l’autorité réside bien souvent dans les mots et que, pour établir la sienne, Louis XVIII avait grand besoin de sémantique. Comment, en effet, rétablir la monarchie dite de droit divin par un monarque voltairien qui n’y croyait guère et qui, durant ses vingt-trois années d’exil, avait largement disposé du temps nécessaire à une réflexion en profondeur sur la nécessité d’institutions adaptées à leur temps ?
Comme on l’a vu dans un récent article, le comte d’Artois, lieutenant général du royaume en avril 1814, avait réussi à imposer aux Alliés le choix de la monarchie légitime et à sécuriser la Restauration. Les fondations étant posées, il s’agissait maintenant de bâtir les superstructures. Impossible de rétablir tel quel l’Ancien Régime. Trop d’eau avait coulé sous les ponts de l’Histoire. Et Louis XVIII lui-même avait renoncé au conservatisme absolu de sa jeunesse pour admettre, par expérience, les bienfaits du régime parlementaire britannique. Si le Royaume-Uni, grâce notamment à la Révolution française et au Premier empire, était devenu la première puissance mondiale, il le devait largement à la souplesse et à la finesse de ses institutions politiques, combinant efficacement continuité de l’action politique et adhésion populaire.
Une Constitution s’imposait donc. Par qui la faire préparer ? Dans quel esprit la présenter ? Quelles modalités lui fixer ?
Voulant, avec l’appui ambigu de Talleyrand, prendre de court les royalistes qui n’avaient pas encore déposé leurs bagages, le Sénat impérial, dont tous les membres, nommés par Napoléon, se dépêchaient de le trahir afin de conserver leurs postes, bricolèrent à la va-vite un texte de circonstance, melting-pot mal ficelé d’inspirations américaines et révolutionnaires, d’hommage maladroit à l’Ancienne France qui revenait et d’inconscientes adhérences au système napoléonien. Non sans ironie, le comte d’Artois avait immédiatement fait observer que le projet était incomplet et qu’il parlait peu de liberté …
Débarquant enfin en France (le 24 avril à Calais) et ayant vérifié la popularité de la Restauration du moment qu’elle saurait satisfaire à la fois les aspirations à la paix, au repos, à l’ordre et au pardon, Louis XVIII rejeta le document sénatorial. Mais, par sa déclaration dite de Saint-Ouen, du 2 mai, il consentit à placer son règne dans le cadre d’institutions rénovées, faisant une juste place à la représentation parlementaire et à la garantie des libertés publiques essentielles. Un texte de compromis qui, mécontentant les ultras comme les libéraux, démontrait ainsi qu’on allait dans la bonne voie. Le lendemain, Louis XVIII faisait son entrée solennelle dans Paris, accueilli par une foule enthousiaste, un peu moins cependant que celle qui avait applaudi son frère trois semaines plus tôt : les procrastinations sont toujours malheureuses devant l’Histoire.
Quant à la Constitution elle-même, le roi décidait d’en confier la rédaction à un comité de sages qu’il choisirait lui-même mais qui, composé de juristes et de publicistes incontestables, en tout 21 membres, intellectuellement irrécusables, apporterait la certitude d’un travail sérieux. Ainsi le général de Gaulle procéderait-il en juin 1958 …
L’esprit du nouveau texte résidait tout entier, d’une part dans l’appellation de « Charte », d’autre part dans la rédaction de son préambule.
Les trois hommes forts du comité, Charles-Henri Dambray, ancien avocat général au parlement de Paris, l’abbé François-Xavier de Montesquiou-Fézansac, royaliste et ancien président de l’Assemblée constituante en 1790, et le préfet Claude Beugnot, rejetèrent les termes de « constitution », même si c’était bien cela que l’on préparait, et d’ « acte constitutionnel », fleurant trop l’influence étrangère (américaine chère à La Fayette) et la culture révolutionnaire. Ils songèrent un moment à parler d’ « ordonnance de réformation » mais cela sentait trop la restriction et la technocratie. Montesquiou proposa « charte », un mot qui, depuis le Moyen âge, qualifiait tout papier valant titre de propriété, détention ou attribution de privilèges ou de franchises, mais n’avait jamais été utilisé en politique. Durant les guerres de religion, les quelques communautés éclairées, notamment en Guyenne, qui décidaient de cohabiter harmonieusement appelaient « charte » les conventions de bonne entente entre catholiques et protestants. Le mot dégageait une sympathique odeur d’apaisement et de réconciliation.
Le préambule, préparé par Beugnot, mais auquel le roi mit sa patte, est un modèle qui mériterait qu’on l’enseigne tel quel dans les cours de littérature française comme de science politique. Chef d’œuvre de bon français, conciliant l’inconciliable, réparant l’irréparable, et curant l’incurable, il parvenait, plutôt que d’esquiver les réalités, à dire les choses comme elles étaient et permettait à chacun d’y trouver son compte. La France en sortait grandie, en dépit des réserves de Chateaubriand : le débat entre les deux souverainetés s’effaçait tout seul devant l’intérêt national bien compris.
Par son dispositif, la Charte introduisait en France le parlementarisme à l’anglaise, sans en tirer encore toutes les conséquences mais les autorisant à terme grâce à des formules souples et ouvertes à l’évolution. Jusqu’à nos jours, la Charte de 1814 peut être considérée comme l’ancêtre, rarement trahi, de toutes nos Constituions ultérieures, hormis bien sûr celles des régimes autoritaires. On y lisait, en filigrane, la future responsabilité collective du gouvernement et la répartition équilibrée des tâches entre les différentes autorités publiques – du chef de l’État, du ministère, du pouvoir législatif, de la fonction judiciaire.
Le texte définitif bouclé le 30 mai, les deux assemblées, réinscrites par la Charte mais maintenues dans leur personnel, faisaient, le 4 juin, leur rentrée sous l’empire du nouveau régime auquel elles prêtaient, aux Tuileries, serment devant le roi.
Sans rien renier de son Histoire, la France venait d’adopter des institutions modernes et d’affirmer sa volonté de marier désormais l’ordre avec la tolérance et les libertés. Louis XVIII, malgré son scepticisme, avait bien raison d’évoquer la Providence, sans laquelle, probablement, la chute de Napoléon aurait entrainé les pires égarements. On les frôlerait en 1815, une parenthèse vite refermée.
Pour le reste, la Charte fournirait pendant vingt cinq ans à la France des gouvernements responsables et stables, favorisant ainsi une croissance forte, un début de rattrapage des retards pris sur l’Angleterre et un climat général de liberté qui permettrait l’éclosion du romantisme, apogée de nos Lettres.
Daniel de Montplaisir