Il y a cinquante ans, François Mitterrand publie « Le coup d’Etat permanent »
En mai 1964
François Mitterrand publie « Le coup d’Etat permanent »
Un livre que l’on doit probablement, non à son signataire, mais à la plume de Maurice Duverger, professeur de droit constitutionnel qui conseillait les partis de gauche sur la question des institutions politiques, fort débattue depuis 1958. La négritude, dans la littérature politique, reste particulièrement répandue et ne date pas d’hier.
Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage, qui passa presque inaperçu lors de sa parution, rencontra un vif succès un an et demi plus tard, son auteur prétendu ayant mis en ballotage le général de Gaulle au premier tour, le 5 décembre 1965, de la première élection présidentielle au suffrage universel direct. Mitterrand avait en effet choisi de s’attaquer moins à la politique du général de Gaulle qu’à sa pratique des institutions.
Dans ce registre, les analyses de Maurice Duverger critiquaient moins la forme des institutions de la cinquième république, finalement assez peu différente de celles de la troisième, que l’exercice personnel du pouvoir par le chef de l’Etat qui, non content d’avoir voulu une Constitution à ses mesures, se dispensait souvent de la respecter et multipliait les comportements arbitraires.
Il est vrai qu’au début des années soixante, d’une part le souvenir encore très frais du dernier conflit mondial, de la Résistance et de la Libération, d’autre part les atteintes à l’ordre et à la sûreté publics consécutives à une douloureuse décolonisation et, surtout, à la perte de l’Algérie, semblaient justifier, du moins dans l’esprit du général-président, que les libertés publiques s’effaçassent parfois devant l’intérêt national, qu’il s’arrogeait le droit de déterminer seul. Polices parallèles, hommes de main, tribunaux d’exception, députés transformés en « godillots », ministres placés sous surveillance, relations douteuses avec les dictateurs africains… ne sont pas à mettre au crédit de ce qu’on appelait encore la « nouvelle république », laquelle dégageait une incontestable odeur de souffre.
Mais jusque là, et depuis 1830, la France n’avait jamais réussi à concilier démocratie et efficacité de l’action publique. Soit les Français élisaient une majorité incapable de gouverner plus de six mois, soit ils applaudissaient un autocrate qui ne leur laissait aucun choix.
L’exercice gaullien tentait donc une nouvelle approche, inévitablement sujette à quelques maladies de jeunesse. Le suffrage universel y gagnait, malgré quelques ombres plébiscitaires. Les corps intermédiaires y perdaient mais on ne pouvait les créditer d’avoir, dans le passé récent, sut servir l’intérêt général. Plus grave, Conseil constitutionnel et Conseil d’Etat, gardiens du droit public, se voyaient étroitement corsetés, sinon contestés, dans leurs prérogatives. De Gaulle entendait agir comme si toute légitimité émanait de lui, la légalité n’ayant qu’à s’y adapter. Militaire avant tout – « Quand j’entrai dans l’armée, elle était une des plus grandes choses du monde » -, il concevait la politique à l’inverse de Clausewitz : pour lui, elle constituait le prolongement de la guerre par d’autres moyens.
Dès lors, les soupçons de tentation d’autoritarisme ou de dictature larvée ne pouvaient que pleuvoir de la part des nostalgiques des régimes précédents. « La chute des gouvernements, disait Vincent Auriol, qui en avait vu tomber quinze en sept ans (quand l’Allemagne ne connaissait qu’un seul chancelier, Konrad Adenauer), c’est ça la vraie démocratie parlementaire. » Et Pierre Mendès-France, que la déculottée de Diên Biên Phù avait bizarrement hissé au rang de sage, renchérissait : « Il n’existe pas de démocratie sans partis politiques ». Ce à quoi André Malraux rétorquait : « encore que vous conceviez parfaitement des partis politiques sans démocratie. »
Le coup d’Etat permanent rencontra donc un beau succès commercial.L’ouvrage fut plusieurs fois réédité, la dernière publication datant de 2010, et fit aussi des émules, entendant s’opposer, à travers Le coup d’Etat rémanent, ou bien Le coup d’Etat simplifié, ou encore Le coup d’Etat continuel, au pouvoir personnel exercé par tous les successeurs du général de Gaulle, y compris François Mitterrand …
Mais, commettant presque toujours le même contresens, ces pamphlets assimilaient l’usage solitaire du pouvoir présidentiel à celui d’un monarque. Or, même sous l’Ancien régime français, un roi régnait et ne gouvernait pas. Avant de prendre la plume, il aurait fallu méditer la réponse de Louis XV, recevant, à Versailles, des plaignants contre le bruit des roues cerclées sur le pavé de Paris : « Si j’étais lieutenant de police, je ferais interdire les fiacres la nuit. » Mais, justement, il n’était pas lieutenant de police et ne se reconnaissait donc pas d’autorité en la matière. Or, lequel de nos présidents de la république n’a pas usé de son influence personnelle pour obtenir des décisions de ce genre ou de moindre importance ? Et lequel de ces successeurs qu’on nous prédit renouera avec la mesure et la modestie du Bien-Aimé ?
Ainsi, tout au long de la cinquième république, droite et gauche se sont mutuellement accusées de contourner la Constitution en faisant de l’hôte de passage élyséen un tyran allégé et d’avoir perdu de vue la combinaison de ses articles 5 : « Le Président de la République (…) assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État » et 20 : « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ».
Cette analyse paraît aujourd’hui dépassée car il est dans la nature même du pouvoir de rechercher l’unité de direction et la cohérence de l’action publique, ce qui nécessite une tête. En revanche, la garantie de nos libertés repose sur trois contrepoids essentiels : le contrôle parlementaire, le contrôle de la constitutionnalité des lois et le contrôle de la légalité de la réglementation administrative. Si la Ve république a, effectivement et pendant longtemps, souffert d’un relatif manque à cet égard, on ne peut nier aujourd’hui que les choses se sont considérablement améliorées dans ces trois domaines.
Les institutions politiques françaises pâtissent néanmoins de dysfonctionnements que n’avait pas vus le militant doctrinaire Maurice Duverger :
– le double exécutif, unique au monde, qui entraine rivalités, pertes de temps, phénomènes de cour, surpopulation de conseillers politiques en tous genres ; alors que, dans les monarchies modernes, la complémentarité du roi et du premier ministre assure un fonctionnement souple et efficace du pouvoir central ;
– la sureprésentativité et la surélectivité, aggravées par un personnel politique pléthorique, déjà dénoncées sur ce site par Henri de Villehardin* ;
– enfin la priorité donnée à la communication sur l’action : devant un problème, un ministre se demandait autrefois : « qu’est ce que je fais ? » Maintenant il se tourne vers ses équipes « de com » et leur demande : « qu’est-ce que je dis ? »
Une évolution déjà dénoncée en 1977 par Roger-Gérard Schwartzenberg, dans L’Etat spectacle, un ouvrage bien plus instructif à relire que Le coup d’Etat permanent.
Le présumé auteur de ce dernier ne risquait pas de dénoncer les tares du système républicain dans sa cinquième édition, puisqu’ il rêvait déjà de s’en gaver. Ce que d’ailleurs il ferait quarante ans plus tard et au delà de toute décence. Mais ceci est une autre histoire …
Daniel de Montplaisir
* Henri de Villehardin : Pour une vraie réforme institutionnelle