[CEH] L’abrogation de la loi d’exil dans les débats parlementaires en 1950
L’abrogation de la loi d’exil dans les débats parlementaires en 1950
Par Laurent Chéron
Introduction : La République, les princes et le député
Le 24 juin 1950, sous les signatures du président de la République Vincent Auriol, du président du Conseil Georges Bidault, du garde des sceaux René Mayer et enfin d’Henri Queuille, ministre de l’Intérieur, était promulguée l’abrogation de la loi du 22 juin 1886, dite loi d’exil, qui jusqu’alors interdisait le territoire de la République « aux chefs des familles ayant régné en France et à leurs héritiers directs dans l’ordre de la primogéniture ». C’était au vrai cent trente-quatre années d’un régime de proscription plus ou moins continu et intense qui prenait fin car, ainsi qu’allait le rappeler le débat parlementaire, l’exit des Bonaparte prononcé sous la Restauration en 1816, puis des Carolides par la monarchie de Juillet en 1832, avaient précédé les dispositions adoptées par les républicains au pouvoir à la fin du XIXe siècle[1]. Ces dernières exclusions furent effacées en quelques jours. Discutée et adoptée rapidement le 16 mai 1950 à l’Assemblée nationale et le 22 juin au Conseil de la République[2], l’abrogation fut donc promulguée le surlendemain. Ce n’était pourtant pas la première tentative menée pour supprimer la loi d’exil, diverses procédures ayant été tentées au début du XXe siècle, notamment à l’initiative d’un élu du Calvados, le député modéré Fernand Engerand. Aucune n’avait abouti. L’examen des débats de 1950 nous invite donc à rechercher comment il fut alors possible de revenir sur ces dispositions de bannissement.
Les conclusions des commissions des deux chambres et les délibérations subséquentes vont nous montrer tout d’abord quel regard la jeune République jette en 1950 sur la législation somme toute persécutrice héritée du précédent régime républicain. Puis apparaîtront les motifs proclamés, mais aussi les raisons moins évidemment exprimées – et plus polémiques – entourant la réforme. Au centre de ces débats, se signale la figure du député MRP Paul Hutin-Desgrées[3], à l’origine de la proposition de loi. Selon le récit pittoresque laissé par le comte de Paris, c’est le hasard d’une révélation qui aurait fait de l’élu du Morbihan l’instrument d’une providence libératrice pour les dynastes français[4]. Alors qu’un jour de 1948 un secrétaire du prince en exil faisait viser le passeport de la comtesse de Paris auprès du consulat de Portugal à Paris, Hutin-Desgrées, présent dans la file d’attente, lia conversation avec le représentant du prétendant et s’indigna d’apprendre « l’abomination » que subissaient encore les aînées des familles royales[5]. Aussitôt, le parlementaire démocrate-chrétien aurait résolu de se vouer à la cause abolitionniste. C’est donc la proposition de loi Hutin-Desgrées qui est débattue en mai et juin 1950[6].
I – La « tradition républicaine » et les « circonstances ».
L’argumentaire développé par les deux rapporteurs, avec insistance à l’Assemblée nationale le 16 mais 19501 et plus sommairement au Conseil de la République le 22 juin, s’évertue d’abord à démontrer que la loi de 1886, toute de circonstances, ne saurait durablement correspondre aux valeurs de la République. Ainsi, le député Chautard[7] n’hésite pas à défendre que le bannissement des dynastes déchus aurait été d’abord de « tradition monarchique », fait « paradoxal » qu’il argumente en évoquant les lois de 1816 et 1832, pour ensuite avancer la « générosité » manifestée par la IIe République[8]. C’est d’abord la loi du 26 mai 1948 qui interdit certes le territoire français aux Bourbons des deux branches, mais, bien moins stricte que les proscriptions précédentes, ne dispose aucune incapacité civile, notamment de propriété. Ensuite, le 14 octobre, est même aboli le bannissement des Napoléonides, bienveillance dont, remarque le rapporteur, la naïve République sera bien mal récompensée. Cela n’empêche pas la IIIe République commençante de se montre encore plus « magnanime » en abrogeant le 8 juin 1871 toutes les proscriptions de 1832 et 1848 « concernant les princes de la maison de Bourbon [9]». Le rapporteur ne relève pas, qu’au vrai, lesdits princes devaient cette mansuétude très orientée à la majorité monarchiste élue en janvier, plus qu’à une « tradition républicaine » que la commission des lois veut dessiner avec insistance en 1950. Mais, intervenant à la suite des protestations de l’opposition communiste (évoquée ci-après), Maurice Schumann rappelle malicieusement comment l’extrême gauche elle-même, dont le célèbre Barodet, s’ingénia dans les années 1870 à contester les mesures d’exil frappant alors nombre d’anciens communards dénonçant ces « expédients des gouvernements faibles », indignes d’un régime « de liberté, d’égalité et de justice[10] ».
Comment expliquer alors que la « trêve », ainsi que l’on le regrette, n’ait duré que quinze ans ? L’exception confirmant les règles un mot clef est avancé devant l’une et l’autre assemblée : les « circonstances ». Chautard a beau jeu de rappeler que la République, même contrôlée par le personnel républicain à partir de 1879, répugnait encore à abandonner l’esprit d’apaisement, puisqu’une première proposition de loi d’exil fut rejetée, Freycinet défendant alors qu’en cas de besoin, des mesures de simple police suffiraient le régime[11]. Or, c’est le même Freycinet qui, « quelques mois plus tard », faisait adopter la loi du 22 juin1886. C’est qu’entre-temps, notamment à l’occasion des élections de 1885, « une certaine agitation royaliste » s’était manifestée. Et de rappeler l’épisode mondain du 15 mai 1886 qui vit les noces de la fille du Comte de Paris, Amélie d’Orléans, avec l’infant du Portugal, célébrées devant un parterre diplomatique dont le faste indisposa le pouvoir. Encore le gouvernement ne souhaitait-il pas outrepasser la simple précaution d’ordre public, puisque le texte primitif du projet déposé ne faisait que donner au gouvernement la possibilité de fermer le territoire de la République aux princes français, disposition d’ailleurs maintenue dans la proposition Hutin de 1950[12]. C’est encore la pression radicale qui, cette fois avec succès, amplifia le texte à l’initiative du député et rapporteur Émile Brousse[13]. Les élections de 1885, favorables à la droite, avaient mis la majorité républicaine « opportuniste » dans la dépendance de la gauche radicale. La portée générale, immédiate et permanente de la loi de 1886 en fut issue. Ainsi que le rappelle le rapporteur en 1950, cet élargissement transformait une mesure de simple police en condamnation solennelle et perpétuelle stigmatisant la monarchie dans ses héritiers.
« Je souhaite, avait alors déclaré Émile Brousse, que les bulletins déposés dans l’urne aillent au cœur des régimes déchus. »
Mais, justement, ces exécrations étaient-elles encore de circonstances en 1950 ?
II – L’exil des princes dans l’actualité impérative de la deuxième après-guerre
Devant les deux assemblées, les rapporteurs exposent au fond qu’une triple actualité impose la révision des dispositions exclusives héritées d’autres rapports de forces, d’autres références morales, d’autres expériences nationales. C’est d’abord le constat d’une actualité par défaut : la République serait désormais bien « ancrée », les « menaces monarchistes » éteintes. Tout au plus subsisterait en faveur de la restauration une fidélité sentimentale, encore transmise de « père en fils » et « dans certaines familles ». Bref, la France de Jean de la Varende. On rapprochera ce constat du naufrage de l’Action Française, encore impérieuse en 1939, mais qui sombre en 1944 avec le régime de Vichy. Sans entrer dans aucune polémique, le rapport met ainsi en évidence l’injustice entretenue par une proscription qu’aucun péril n’impose à la République. Des « circonstances » des années 1880, ne subsisterait plus que l’odieux d’une « loi d’exception ».
C’est alors que s’impose une autre actualité, celle-ci impérative. Comment la France ressuscitée des ruines et des persécutions de la guerre mondiale pourrait-elle s’accommoder encore d’une loi de « déshonneur », contrevenant évidemment avec « l’Égalité et la Liberté », les « droits de l’Homme de 1789 ». Cette déclaration de 1789 n’a-t-elle pas été en 1949 annexée au préambule de « notre Constitution », innovation qui mesure l’écart déparant les tensions morales de la seconde après-guerre des aléas qui avaient présidé aux lois de 1875[14] ? Et d’insister, avec les résonances qu’on imagine à cinq années de 1945, sur l’impossibilité de perpétuer une « discrimination », fondée sur le seul critère de « la naissance », conçue comme une « tare originelle ». Cet impératif normatif s’impose d’autant plus que les valeurs dont se prévalent les régimes issus de la victoire ont pris, par le contexte même de 1945, un tout universel. Le « bannissement héréditaire » contreviendrait aussi à la Déclaration des droits de l’homme adoptée par les Nations Unies le 10 décembre 1948[15]. Un autre dispositif international récemment fondé est invoqué : le Conseil de l’Europe instauré à peine un an auparavant, le 5 mai 1949, reprend à son tour dans ses déclarations les garanties contre l’exil arbitraire, explicitement nommé. Il y a bien sûr plus qu’une allusion dans cette invocation des institutions européennes naissantes. La fameuse déclaration prononcée par Robert Schuman, le 9 mai 1950 au quai d’Orsay, vient de lancer la CECA. C’est tout l’engagement européen du MRP auquel, comme le ministre des Affaires étrangères et le président du conseil, Hutin-Desgrées participe lui-même[16].
Faut-il rapporter à l’esprit centriste du parti démocrate-chrétien l’exposé d’un dernier impératif s’imposant en 1944, au titre du comportement des intéressés eux-mêmes durant le conflit récent, témoignage d’une nouvelle union sacrée ? A cet égard, selon le rapporteur, « chacun doit s’incliner devant (la) loyauté et (le) patriotisme » de « ces Français que la loi retient en dehors du sol national » Les deux exemples du comte de Paris et du prince Bonaparte sont mis en avant[17]. L’engagement des deux exilés dans la Légion étrangère est souligné, et celui du Napoléonide dans la Résistance, jusqu’au fait d’armes où il s’est illustré en août 1944. « Voici les hommes que maintient en exil, au mépris des principes qui nous sont chers, une loi provisoire et cruelle » peut conclure l’orateur. Devant le Conseil de la République, le rapporteur Kalb[18] s’avance plus encore dans l’invocation de cette union sacrée. Voulant placer la proposition de loi dans « l’atmosphère » du « coude à coude » qui aurait rassemblé le patriotes à la Libération, il insiste sur le « patrimoine et cette civilisation » que les Français ont défendu pendant la guerre récente, patrimoine incluant « l’élan magnifique et généreux de la Révolution » mais aussi « tout ce que la royauté a apporté dans notre histoire de France », sans oublier les « conquêtes de l’Empire ». Quand le conseiller Pinton lance avec émotion qu’avec la loi proposée « un citoyen de plus sera en France », on croit entendre comme l’écho du mot attribué au comte d’Artois à son entrée dans Paris en avril 1814 :
« Il n’y a rien de changé en France, il n’y a qu’un Français de plus. »
Voici donc pour les attendus explicites de la proposition Hutin, tels qu’exposés dans les rapports des commissions compétentes. Ces énoncés vont être suivis dans chaque assemblée d’un débat bref mais révélateur des motifs implicites qui n’ont pas moins joué en faveur de la loi de juin 1950.
III – Quand la république de la « troisième force » fait bon visage à la cour
L’abolition de la loi d’exil s’inscrit aussi dans le contexte politique de la IVe République telle qu’elle se met en place à la fin des années quarante. Dans le jeu parlementaire, c’est alors le temps de la « troisième force » qui, avec les débuts de la guerre froide, a remplacé la coalition tripartite héritée de la Libération[19]. En 1947, le passage à l’opposition du Parti Communiste et l’essor du RPF contraignent SFIO et MRP à se rapprocher des radicaux et des modérés. Contre la double inimité communiste et gaulliste, la Ive serre les rangs et se recentre. C’est, d’une certaine façon, la liquidation de la Libération. Un ton nouveau s’installe au pouvoir, loin des proscriptions révolutionnaires de 1944-1945. Mais ce pouvoir est fragile. Une succession de gouvernements éphémères se bousculent en cascade, jamais assis sur de solides majorités, toujours tiraillées de contradictions sur les questions économiques, salariales ou scolaires. Élargir une assise électorale étriquée s’impose aux partis de gouvernement. Certes, le docteur Queuille bat un record de longévité à la Présidence du Conseil, dépassant les douze mois, de septembre 1948 à octobre 1949. Mais le succès des Indépendants aux élections municipales enhardit ces derniers et provoque la démission du gouvernement. Selon la bonne vieille chorégraphie parlementaire héritée de la IIIe, Queuille « tombe à gauche ». Le nouveau cabinet se recentre un peu plus à droite, tout en passant d’une présidence radicale à celle du MRP Bidault. A-t-on en vue les élections de juin 1951 ? C’est en tout cas dans ce contexte que, peu avant la chute de cabinet Bidault à sont tour emportée le 24 juin 1950, par la fronde socialiste cette fois (Bidault tombe donc alors « à droite »), la proposition de loi Hutin, justement issue du MRP, vient en débat le 16 mai à l’Assemblée.
Certes, aucune arrière-pensée électorale n’est évidemment dévoilée par les défenseurs de ladite proposition, ni Hutin-Desgrée, qui l’a déposée, ni les rapporteurs Chautard et Kalb. Pour le comte de Paris, cette volonté de rapprochement, au moins d’apaisement, ne faisait pourtant pas de doute. De la révélation vécue par le député du Morbihan en 1948 aux débats parlementaires de 1950, un sillon a été tracé auquel le prince veut croire que la modération bienveillante manifestée par son bulletin envers les hommes de bonne volonté du régime n’a pas « été inutile. Le rapprochement se serait même esquissé « peu après la guerre », quand sur sa demande adressée au président Auriol, le prince aurait obtenu que, par dérogation à la loi d’exil, son fils aîné Henri vînt accompagner le cadet François rentré en France pour y suivre ses études. Toujours selon le comte de Paris, la « caution » d’Auriol lui-même, du président du Conseil Georges Bidault, de Maurice Schuman, autre grande figure du MRP, mais encore de monuments du radicalisme, tels Edouard Herriot ou René Mayer, accompagnait la manœuvre[20]. Relevons l’investissement dans l’entreprise d’un président de la République socialiste, et des gardiens radicaux du temple républicain. Il n’est sans doute pas indifférent que le radical René Mauer, durable garde des sceaux d’octobre 1949 à juillet 1951, ait parrainé la loi de janvier 1951 amnistiant certains faits de collaboration. Il est aussi notable que les deux rapporteurs de la proposition Hutin, à l’Assemblée comme au Conseil de la République, se soient aussi particulièrement investis six mois plus tard dans la défense de cette loi. Rappelons le contexte dramatique du début des années cinquante, celui d’un régime rien moins qu’assuré, obsédé par le nouveau péril d’un « parti de l’étranger » fort de 29% des voix – quand il n’encourage pas des grèves insurrectionnelles- hanté encore par le menace du césarisme gaulliste appuyé sur le nouveau RPF, et contraint de quémander les subsides du plan Marshall pour boucler ses fins de mois[21]. Alors, on voit la République tendre la main aux exclus d’un passé plus ou moins lointain, comme dans une espèce d’union nationale implicite.
Cet aspect des choses, pour ne pas être mis en avant par ses initiateurs, n’échappe d’ailleurs pas à l’opposition qui, elle, ne se prive pas de dénoncer la manoeuvre. Ainsi, à l’Assemblée nationale, le parti communiste, par la voix du député Toujas, ne manque de stigmatiser le glissement politique par lequel le gouvernement « réactionnaire », tout à la répression de la contestation sociale, battrait le rappel de ses amis les moins fréquentables et rechercherait des « alliés pour mettre à mal la République ». Quand, selon Toujas, on se déchaîne contre les grévistes et les « amis de la paix », on fermerait les yeux sur les dépôts d’armes et les « complots » du RPF ou autre « fascistes », tandis qu’on se préparerait à « amnistier Pétain et les collaborateurs ». Aussi les mêmes voudraient aussi « récupérer les partisans du prince Bonaparte et du comte de Paris ». L’enjeu dépasse les frontières, puisqu’on évoque aussi « les réactionnaires belges » demandant le retour du roi Léopold, qui se serait pourtant montré si peu « patriote ». La levée de l’exil, come en octobre 1848 ou en 1871, ce serait donc d’abord la réaction sociale, mais encore la faveur des traîtres et la persécution des patriotes, cinq ans après la guerre mondiale. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le débat remonte aussitôt au début des années quarante. Le député radical Baylet se voit soudain rappeler comment sa Dépêche de Toulouse continua de paraître sous l’Occupation, et doit répondre qu’il a été « arrêté par les Allemands ». C’est alors la fuite et l’exil de Thorez, l’attitude du parti communiste en 1939-1940 et la demande de reparution de l’Humanité, tout un passé récent qui resurgit, ambiguïtés, complicités ou attentisme, que les simplifications de la Libération avaient un peu vite occulté. La guerre froide fait revivre la guerre tout court, comme pour se faire peur. On s’exclame sur le plan Marshall et les menées subversives du PCF. Hutin-Desgrées lui-même ironise que le seul « prince régnant » dont les fidèles menacent encore la République serait… Joseph Staline. Au Conseil de la République, L’on Hamon, comparse MRP du député breton, remarque sur le même thème que la République qui n’a plus rien à craindre des princes, peut désormais redouter « des adversaires plus dangereux pour sa paix ». Dans cette deuxième assemblée, où son assise locale donne au PC une représentation qui n’est pourtant pas négligeable, c’est plus étonnamment le RPF qui donne de la voix, et le conseiller Léger est le seul à faire resurgir, derrière la figure du comte de Paris, le souvenir de l’Action Française, sa « haine de la République et la menace des Camelots du Roy bientôt de nouveau « à l’assaut des boulevards ». Comme pour donner raison aux arguments de la majorité, cette déclamation ne provoque que des rires. Seule voix socialiste qui se fasse entendre, le conseiller Courière défend mollement le statu quo, au nom d’une SFIO accrochée, mal à l’aise, à la gauche de la coalition gouvernementale, et première à subir la viondicte communiste ressuscitée d’avant 1936 contre les « sociaux-traîtres ». Arguant que la République, plutôt convalescente, connaît des temps suffisamment difficiles pour ne pas ajouter de débats, le porte-parole socialiste, tout en évoquant une future indulgence qui n’est pas encore de saison, défend une tradition « des grands républicains, voire « la loi d’ostracisme » et les anciens « grandes démocraties grecques », dont les rigueurs ne devraient en rien à la « Gestapo », ni aux pratiques de « l’autre côté du rideau de fer ». On le voit, les enjeux idéologiques des débuts de la guerre froide, comme du dernier conflit mondial, envahissent le débat.
Conclusion : l’an 1950, vraie fondation de la République ?
Le partage politique induit par la guerre froide se lit dans les votes de la loi, finalement approuvée à l’Assemblée nationale par 320 voix contre 180, et 222 contre 74 au Conseil de la République. Dans les deux chambres, les élus communistes s’opposèrent presque seuls à la proposition Hutin[22]. Ce moment législatif témoigne bien du temps de la troisième force On assiste à l’un des épisodes d’une certaine liquidation de la Libération, le jeu politique tendant à effacer des divisions et à rompre des coalitions pour en assumer d’autres Les votes moins massifs des lois d’amnistie de 1951 et 1953 participeront du même reclassement. On l’a noté, la volonté d’apaisement, la recherche d’un élargissement des bases du régime, jusqu’aux impératifs moraux des lendemains du conflit mondial, poussent alors à tendre la main aux victimes de fractures plus ou moins anciennes.
Quelle place s’y révéla pour l’héritage monarchique ? À première vue, l’abrogation d’une loi de persécution attesterait plutôt de l’affaiblissement de la cause qu’elle visait. C’est en partie parce que la République estimait ne plus rien avoir à en redouter, qu’elle fut encline à se montrer généreuse de ses grands principes envers les prétendants. Au fond, tant qu’elle dura, la loi d’exil signait l’illégitimité d’une république qui avouait ne pouvoir se soutenir que par une violence exercée sur une minorité numériquement dérisoire[23]. Plus qu’avec la mort de Chambord en 1883, serait-ce en 1950 que la monarchie française aurait quitté la terre, selon le mot magistral de Daniel Halévy ? A contrario, on a vu comment, au cœur des pouvoirs de la République, l’appartenance de l’héritage royal au patrimoine national était pour la première fois officiellement affirmé. De la translation du cœur d’Henri IV à Pau en 1953, aux célébrations tout aussi officielles du millénaire capétien en 1987, s’est manifesté un empire dont la loi Hutin a révélé aussi la rémanence[24].
À titre personnel, cette reconnaissance est par ailleurs apparue limitée à quelques représentants des familles dynastiques, très précisément aux seules figures du comte de Paris, et, dans, une moindre mesure, du prince Napoléon. Les débats étudiés montrent donc aussi la place inégale tenue dans les représentations d’alors par les branches et les membres des maisons princières. C’était le résultat des déboires de la fidélité légitimiste après 1883, comme de l’investissement national prééminent de quatre générations d’Orléans durant toute la IIIe République, relayé avec plus ou moins d’harmonie par l’Action Française à partir de 1898. Il est notable que le comte de Paris sut orchestrer avec un certain brio son retour dès l’été 1950, arrivant par Calais (comme Louis XVIII en avril 1814) pour gagner Paris et y saluer le président Auriol, avant d’aller visiter les plages du débarquement, puis la circonscription bretonne d’Hutin-Desgrées. Le jeune Alphonse d’Anjou, qui n’a pas encore retrouvé l’Espagne, attend 1951 pour accomplir un plus modeste tour de France, et entamer le geste qui rehaussera dans la seconde moitié du XXe siècle la position française des Bourbons-aînés. Mais c’est ici une autre histoire.
Laurent Chéron
Agrégé d’Histoire
Annexe 1 : texte de la loi du 22 juin 1886
Article premier – Le territoire de la République est et demeure interdit aux chefs des familles ayant régné en France et à leurs héritiers directs, dans l’ordre de la primogéniture.
Article 2 – Le gouvernement est autorisé à interdire le territoire de la République aux membres de ces familles. L’interdiction est prononcée par un décret du Président de la République, rendu en conseil des ministres.
Article 3 – Celui qui en violation de l’interdiction, sera trouvé en France, en Algérie ou dans les colonies, sera puni d’un emprisonnement de deux à cinq ans. A l’expiration de sa peine, il sera reconduit à la frontière.
Article 4 – Les membres des familles ayant régné sur la France ne pourront entrer dans les armées de terre et de mer, ni exercer aucune fonction publique, ni aucun mandat électif.
Annexe 2 : texte de la loi du 24 juin 1950
Article premier – La loi du 22 juin 1886 relative aux membres des familles ayant régné en France est abrogé.
Article 2 – Au cas où les nécessités de l’ordre public l’exigeraient, le territoire de la République pourra être interdit à tout membre des familles ayant régné en France par décret pris en Conseil des ministres[25].
[1] On ne tient pas compte ici des diverses positions d’exil des Bourbons entre 1789 et 1814-1815, volontaire d’abord (d’Artois, 1789, Provence, 1791), de circonstances (Chartres, 1793), plus ou moins sanctionné selon les moments par les dispositions réglementaires frappant es émigrés, et qui relevèrent d’abord d’un contexte de guerre civile, voire de négociations diplomatiques (Marie-Thérèse de France échangée par les thermidoriens, 1795). Entre 1914 et 1821, l’assignation de Napoléon à Elbe, puis la captivité de Sainte-Hélène, résultèrent autant d’un rapport de force international que de politique intérieur.
[2] La constitution de 1946 avait fait perdre aux membres de la deuxième assemblée le titre prestigieux de « sénateurs », en même temps que les principes démocratiques conjugués à ceux du « parlementarisme rationalisé », en vogue à la Libération, les limitaient à un pouvoir consultatif. Dès la session de 1948, les pères conscrits votèrent une résolution leur attribuant à nouveau le titre regretté, que la Ve République leur a laissé, sans toutefois leur rendre la pleine compétence parlementaire détenue sous la IIIe.
[3] Paul Hutin-Desgrées (1888-1975). Député du Morbihan de 1946 à 1955. Ancien combattant de la Grande Guerre, journaliste entre les deux guerres à Ouest-Eclair, quotidien appartenant à son beau-père Emmanuel Desgrées du Loû. Issu de la Résistance, il rallie le MRP après la Seconde Guerre mondiale. Le parlementaire se signale par ses positions résolument atlantistes et européennes. Il s’engage en faveur des mesures d’amnistie des faits de collaboration, et se montre modéré sur les questions coloniales (il vote les accords de Genève e, 1954 comme l’état d’urgence en Algérie en 1955).
[4] Henri comte de Paris (1908-1999), Mémoires d’exil et de combats.
[5] La loi de 1886 exilait les « chefs » des maisons princières, ainsi que leurs héritiers directs. Les femmes en étaient donc dispensées, et la comtesse de Paris (1911-2003à pouvait résider sur le territoire national. De son côté, le comte de Paris put rester en France jusqu’en 1926, date à laquelle la mort de son cousin Philippe d’Orléans (1869-1926), arrière-petit-fils de Louis-Philippe, fit de son père Jean, duc de Guise (1874-1940), l’aîné de la maison. Pour les milieux dirigeants de la République, il ne faisait pas de doute que la branche cadette était pleinement une « famille ayant régné en France », désignation que par ailleurs la posture et les actes de ses chefs signalaient suffisamment à la vigilance gouvernementale. L’application de la loi d’exil aux aînés des Bourbons est moins assurée. Don Jaime (1870-1931), alors chef de la maison, s’installe à Paris en 1926. Alphonse XIII, en exil à partir de 1931, séjourne en Île-de-France, avant de gagner Rome en 1934. Son départ pour l’Italie tint sans doute d’abord aux relations du gouvernement français avec la république espagnole. D’ailleurs, il ne devint l’aîné des Bourbons qu’à la mort de Don Alfonso (1849-1936), le dernier prince « carliste ». Son fils aîné, le duc de Ségovie (1908-1975), réside à Cannes à partir de 1947. On s’étonne donc que dans ses souvenirs, le duc d’Anjou (1936-1989) explique la présence de son père sur la Côte d’Azur par la loi de 1950 (M. Dem, Le duc d’Anjou m’a dit). Sur l’inégale perception officielle des positions et prétentions dynastiques de la tribu bourbonnienne par la République, voire remarque infra.
[6] Les citations ci-après sont empruntées au texte du Journal Officiel, le numéro du 17 mai 1950 pour les débats devant l’Assemblée nationale, et celui du 23 juin pour les débats devant le Conseil de la République.
[7] Bertrand Chautard (1912-1998), député MRP de l’Ardèche à la seconde constituante en juin 1946, puis à l’Assemblée nationale jusqu’en 1951.
[8] La loi de bannissement du 1er janvier 1816, comme celle « d’amnistie » du 12, ressortit du contexte des débuts de la seconde Restauration. Le traumatisme des Cent-jours débouche sur la répression des ralliés au vol de l’Aigle, dont nombre de régicides pourtant bénéficiaires de l’indulgence de la première Restauration. Figure illustrant ces vicissitudes, Hortense de Beauharnais, ancienne reine de Hollande devenue duchesse de Saint-Leu en 1814, doit s’exiler dès juillet 1815 avec son fils, le futur Napoléon III.
La loi du 10 avril 1832 est adoptée sous une monarchie de Juillet qui prend très au sérieux la menace « carliste ». Le complot de la rue des Prouvaires est déjoué en février. En mai « le faubourg de Saint-Germain exulte » à l’acquittement de Bertier de Sauvigny, accusé d’avoir tenté de jeter son cabriolet sur la famille royale (G. Antonetti, Louis-Philippe). La duchesse de Berry débarque en Provence la nuit du 28 au 29 avril. La loi de 1832 interdit en sus aux Carolides la jouissance « d’aucun droit civil » en France (art. 2). Cette disposition est étendue à la famille Bonaparte (art. 6). L’article 7 abolit cependant la loi du 12 janvier 1816.
[9] Les abrogations d’octobre 1848 et juin 1871 tardèrent quelque peu à suivre l’évolution politique. La candidature de Louis-Napoléon Bonaparte était arrivée en tête de plusieurs élections partielles entre juin et septembre 1848. En février 1871, les fils de Louis-Philippe, d’Aumale et Joinville, furent à leur tour élus députées. Notons que le texte des débats du JO du 17 mai 1850 cite, pour la loi d’abrogation 1871, la date du 16 juin, sans doute celle de sa promulgation.
[10] L’élection en avril 1873 à Paris, lors d’un renouvellement partiel de la Chambre des députés, de cet instituteur républicain et franc-maçon contre M. De Rémusat avait à l’époque été ressentie comme un coup de tonnerre par les députés de droite mais aussi les modérés. « Barodet, c’est tout un mode » put écrire un commentateur (cité par J.-J. Chevalier, Histoire des institutions politiques de la France de 1789 à nos jours)
[11] Il s’agit sans doute de la proposition Floquet de 1883, d’origine radaicale, qui fut rejetée par le Sénat demeuré plus conservateur que la Chambre. Le débat parlementaire n’évoque pas le premier précédent de 1881 quand Jules Ferry prononça l’expulsion du prétendant Don Carlos (1848-1909) pour avoir été un peu trop bruyamment acclamé par des sain-cyriens à la sortie d’une célébration de la Saint-Henri à Saint-Germain-des-Prés. Notons qu’en 1883 les fils et petits-fils de Louis-Philippe servant encore dans l’armée furent mis en non-activité. La réforme constitutionnelle de 1884 franchit un nouveau pas en déclarant inéligibles à la présidence de la République tous les « membres des familles ayant régné en France », la loi d’exil de 1886 excluait même les princes du service aux armées, des emplois publics et des mandats électifs.
[12] Voir infra, annexes.
[13] Voir supra, note 11. Emile Brousse (1850-1914), député des Pyrénées-Orientales, siège à partir de 1881 avec la Gauche radicale, et se signale par ses positions anticléricales très avancées. LE texte du JO donne « Emmanuel Brousse », ce qui est manifestement une erreur. Emmanuel Brousse (1886-1926), comme son homonyme Emile député des Pyrénées-Orientales, ne siégea qu’à partir de 1906, sous l’étiquette bien plus modérée de l’Alliance démocratique. On ne confondra pas non plus avec le docteur Paul Brousse (1844-1912), animateur du mouvement socialiste dit « possibiliste » entre 1882 et 1902, député de la Seine de 1906 à 1910.
[14] On songe, au ton du rapport de la commission, aux premières lignes du préambule de la Constitution d’octobre 1946 : « Au lendemain de la victoire remporté par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine… »
[15] « – Article 2 : Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamées dans la présente déclaration, sans distinction (…) de naissance.
- Article 9 : Nul ne peut être arbitrairement (…) exilé.
- Article 13-1o : Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat.
2o : Toute personne a le droit de quitter tout pays y compris le sien et de revenir dans son pays. »
[16] Si Georges Bidault se retire le 24 juin 1950 (c’est donc un président du conseil démissionnaire qui contresigne la loi Hutin), Robert Schuman conserve le portefeuille des affaires étrangères dans les ministères suivant jusqu’en décembre 1952. L’engagement européen du député Hutin ne se démentira pas, à la différence d’un Léo Hamon qui devra quitter le MRP pour s’être opposé à la CED.
[17] Le comte de Paris suivit l’exemple de son cousin Philippe d’Orléans (1869-1926), le « prince Gamelle », débouté du service militaire en 1890. L’Union Sacrée prônée par Poincaré dès août 1914 et résolument assumée par l’Action Française, avait déjà sensiblement détendu le rapport entre la République et les princes. Si le duc de Guise (1874-1940), son père, dut renoncer à servir sous les drapeaux en 1914 et s’engagea dans la Croix Rouge, il se vit confier quelques missions diplomatiques à l’étranger, notamment auprès de son cousin le tsar Ferdinand de Bulgarie. A son tour, Henri travailla pour le Deuxième Bureau pendant la drôle de guerre. Il put s’engager en mai 1940 dans la Légion sous le nom de Robert Orliac (et non « d’Orliac », comme le donne le JO), jusqu’à sa démobilisation en juillet, à la suite de l’armistice. LE prince redevenu « civil », à qui l’Etat français menaçait d’appliquer aussitôt la loi d’exil, fut cependant très officiellement exfiltré par un visa en bonne et due forme vers le Maroc où son père se mourait. Les menées assez troubles du prince dans l’imbroglio algérien de 1942-43 sont d’une complexité dont l’exposé déborderait le cadre de ce bref rappel.
De son côté, le prince Louis Bonaparte (1914-1997) s’engagea lui aussi dans la Légion, en mars 1940, sous le nom de Louis Blanchard. Il passa à la clandestinité à la suite de l’armistice et fut appréhendé par l’occupant alors qu’il tentait de gagner l’Espagne. Interné près de Bordeaux, il profita d’un élargissement dû à l’intervention de la famille royale italienne… pour rejoindre en 1944 un maquis de l’ORA dans l’Indre. C’est là qu’il fut grièvement blessé le 28 août. Notons que si ce fait d’arme lui valut à la Libération de pouvoir officieusement rester en France, le prince préféra se retirer en Suisse.
[18] Paul-Jacques Kalb (1898-1964). Ancien résistant, est élu dans le Haut-Rhin au Conseil de la République en 1948, où il siège parmi les modérés au groupe de l’Alliance républicaine démocratique. Il s’investit dans l’amnistie des Alsaciens mobilisés par l’Allemagne durant la guerre. En 1953, il obtient 144 voix sur 932 au premier des treize jours du scrutin qui portèrent finalement René Coty à la présidence de la République.
[19] C’est-à-dire la coalition PCF-SFIO-MRP, très majoritaire dans les deux premières constituantes élues en octobre 1945 et juin1946, puis encore au début de la première législature entre novembre 1946 et octobre 1947, quand les communistes se retirent de la majorité, entraînant la chute du gouvernement Ramadier.
[20] Le comte de Paris, tout en ne dissimulant pas l’étroitesse des contacts qu’il entretint alors avec les dirigeants politiques à la manœuvre, insiste sur l’ardeur mise à l’entreprise républicaine coordonnée par Hutin-Desgrées. On peut le croire, et soupçonner que, derrière la révélation vécue au consulat portugais par le député démocrate-chrétien, un puissant impératif politique agissait aussi (Henri comte de Paris, op. cit.).
[21] Aux premières élections législatives de novembre 1946, le PCF atteint son maximum historique (28.8% des suffrages exprimés). C’est, et de loin, le premier parti de France. En 1947, la « grande peur d’automne » (J.-P. Rioux, La France de la IVe république) marque en France le vrai début de la guerre froide. Ministre de l’iIntérieur socialiste du gouvernement Ramadier, Jules Moch fait donner les nouvelles CRS et même la troupe, pour tenir un pays secoué de troubles sociaux. Le 3 décembre 1947, l’attentat perpétré sur le Paris-Tourcoing fait vingt-et-un morts.
[22] Le groupe du PC comptait 165 élus sur 544 dans la première législature de l’Assemblée nationale, et 47 sur 298 au Conseil de la République.
[23] Voir F. Bouthillon, L’illégitimité de la république.
[24] Cette rentrée du passé monarchique dans la conscience nationale par la voie patrimoniale se li aussi dans les « lieux de mémoire ». La destinée du Versailles contemporain en donne un témoignage frappant, de la dispersion de 1793-94 à la réhabilitation progressive entamée par la monarchie de Juillet en 1837 et nettement accélérée à partir justement des années 1950. L’érection en 1959 du pavillon de la Lanterne, à l’extrémité sud du Petit Canal, en villégiature d’Etat est symbolique d’un tournant : pour la première fois depuis octobre 1789 – et mis à part la parenthèse législative de circonstances des années 1871-1879- le palais redevenait un lieu de séjour officiel du pouvoir.
[25] Cet article a été abrogé par la loi du 17 mai 2011 dite « d’amélioration et de simplification du droit ».