De la nécessité du sacrifice
L’Apôtre écrivait déjà aux Éphésiens : « Dies mali sunt » (« Les jours sont mauvais ») » (V. 16). L’histoire des hommes s’est poursuivie et, loin, de s’améliorer, l’état du monde a plutôt empiré, ceci dû au péché et aux moyens de plus en plus sophistiqués que l’homme a développés pour se placer au centre de tout en écartant le Créateur. Nous avons négligé, puis oublié, ce qu’est notre fin véritable. Les événements qui secouent la France régulièrement — violences extrêmes, islam conquérant, déferlement des clandestins, haine du sol nourricier, corruption de la classe politique, asservissement de la population, lois et décrets iniques — ne sont, en fait, que des épiphénomènes, simples conséquences de notre faute magistrale, celle d’avoir évacué la fin pour laquelle nous sommes créés, ceci depuis l’émergence révolutionnaire. Le propre de l’homme, par rapport aux autres créatures corruptibles, est qu’il possède aussi une nature incorruptible, comme le montre saint Thomas d’Aquin en étudiant l’union du corps et de l’âme humains (Somme Théologique, Ia, q. 76). L’homme est donc animal mais il n’est pas un animal, et donc, il est tendue vers une fin humaine. Cette dernière nécessite que l’homme sacrifie sa nature inférieure pour atteindre la fin qui lui est attribuée car ce n’est que par sa nature incorruptible qu’il peut le réaliser. Le chrétien n’est pas un épicurien considérant que seul le plaisir sensible peut être une fin. Ce n’est point par la bassesse qu’il peut escalader le sommet de sa nature. La Genèse nous a révélé quelle était notre vraie nature. Dieu a amené à Adam les animaux afin que ce dernier leur assignât un nom, selon leur nature. L’homme fut ainsi établi abrégé et complément de la Création, prenant possession de celle-ci puisqu’il la connut pour pouvoir la nommer. Saint Paul dira d’ailleurs aux Romains (I. 20) que, des choses visibles, nous nous élevons à la conception des choses invisibles. L’homme est ainsi fait pour connaître, cependant son état peccamineux l’empêche d’être en plénitude ce qu’il devrait être. Nous faisons l’expérience d’être divisés, tiraillés par des tendances contraires à cause de notre double nature d’être à la fois ange et bête, comme l’écrira Blaise Pascal dans ses Pensées (358).
Cette restauration s’accomplit par le sacrifice. La nature inférieure doit s’effacer devant la nature supérieure. Ce bouleversement n’est possible que par l’éducation de l’esprit et de l’âme. Une société qui honore le vrai Dieu aidera chacun à utiliser les moyens nécessaires pour ce faire. Une société sans Dieu maintiendra chacun au niveau de sa nature inférieure. Cela est le cas pour la république à la française. Ce régime, loin de subordonner et de vaincre la nature inférieure, impose sa loi pour détruire la nature supérieure. Il ne se contente pas de négliger l’âme mais il met en œuvre tout ce qu’il peut pour l’écraser. Rien ne lui est plus étranger que la vertu de tempérance permettant de modérer, de canaliser les impétuosités désordonnées. Il nous répète à l’infini qu’au contraire nous devons nous émanciper de toutes les règles d’équilibre et de raison. Ce régime qui se réclame de la Raison idolâtrée contre la Foi préfère privilégier les convoitises les plus animales contre l’évidence d’une vérité qui ne viendrait pas de l’homme seul. Saint Paul, dans sa Première Épître aux Corinthiens, écrit que « l’homme animal n’est point capable des choses qui sont de l’Esprit de Dieu » (« Animalis homo non percipit ea quae sunt spiritus Dei ») (II.14). Lorsque la passion nous désigne notre fin, elle nous entraîne vers notre perte. Seul son sacrifice peut nous aider à réaliser ce que nous sommes vraiment.
Ce qui est vrai pour l’homme dans sa fin personnelle l’est aussi pour la fin de la société du même coup. Si la chair soit plier devant l’esprit en ce qui regarde l’homme, le bien personnel doit être subordonné au bien commun, à condition que ce dernier soit régi bien sûr par les principes chrétiens et non point par des opinions ou des idéologies humaines. Ici la vertu de justice doit se déployer afin que chacun puisse remplir sa tâche, être fixé dans ses droits et dans ses devoirs, de façon harmonieuse avec tout le reste du corps. La devise de la république semble plutôt être celle que l’on trouve chez Horace, dans ses Épîtres (I. 1, v. 54) : « Virtus post nummos » (« La vertu après les écus »), car quelles sont donc ces « valeurs de la république » dont nos oreilles sont constamment rebattues ? Elles n’invitent point à la vertu de tempérance et à brider l’homme animal en nous. Le progrès moral devrait être la priorité, alors que le progrès matériel est devenue la grande préoccupation, pas même pour le bien des personnes mais pour le profit d’un petit nombre. Lorsqu’un régime affirme se soucier de la santé de ses administrés alors qu’il élimine la vie à sa conception et à son terme, la fin poursuivie n’est pas surnaturelle et elle n’est pas même naturelle car elle se situe en-dessous de la nature animale.
L’extraordinaire abbé René Tardif de Moidrey, cet apôtre de Lourdes et de La Salette, cet inspirateur de Barbey d’Aurevilly, de Hello, de Bloy et de Claudel, écrivait dans une de ses conférences sur la fin de l’homme :
« […] C’est […] par le sacrifice de sa fin naturelle que l’homme réalise sa fin surnaturelle, […] en préférant aux grandeurs, l’humilité ; aux richesses, la pauvreté ; aux joies, la souffrance ; aux lumières de la raison, l’obscurité de la foi ; au temps présent, l’éternel avenir. L’homme qui sacrifie la chair à l’esprit, sa concupiscence à sa raison, prouve aux matérialistes qu’il a une double nature ; de même l’homme qui sacrifie sa fin naturelle à sa fin surnaturelle prouve aux incrédules qu’il a une double fin. »
Inspiré sur un plan politique, par Joseph de Maistre et Louis de Bonald, cette doctrine est avant tout celle de la Révélation. Il existe une grande loi, elle est celle du sacrifice, couronné par celui du Christ qui donne sens à tous les autres et qui permet à chacun de tenir bon dans les petits et les grands sacrifices de sa vie personnelle et de son intégration dans la société.
Notre pays, notre peuple semblent prendre le chemin de la perdition en bien des cas. L’abbé Tardif de Moidrey, dans son chef-d’œuvre méconnu et ressorti des oubliettes par Paul Claudel qui l’édita, Le Livre de Ruth, extraordinaire lecture allégorique de ce livre peu connu de l’Ancien Testament, termine ainsi sa méditation à la lumière de toutes les Saintes Écritures :
« À son tour, à son heure, la récompense sera donnée, elle sera grande, surabondante, hors de proportion avec les souffrances, au-dessus de tout ce que peuvent connaître l’ œil, l’oreille et le cœur de l’homme. Comme le vent à la toison de l’agneau, les épreuves seront mesurées selon la faiblesse ; aux souffrances seront, dans une miséricorde industrieuse, mêlés les joies et les encouragements. Dans les anneaux d’une chaîne se suivront la joie et les larmes, les pleurs et l’exultation, la naissance et la mort. »
Pour connaître cette consolation, encore faut-il accepter le sacrifice et le repentir si le sacrifice a été rejeté à un moment ou à un autre. N’assistons-nous pas au terrible spectacle d’une humanité qui, par une résistance définitive et aveuglée, a décidé de périr tout en sachant qu’elle fait fausse route mais qui refuse de déposer l’armure impénétrable de l’orgueil ? Les responsables politiques, très irresponsables, ne veulent pas reconnaître leurs erreurs et le fait que le Maître n’est pas celui des loges mais Celui qui règne au-dessus de tous. Nous ne pourrons éviter un temps diabolique de désolation que par la renaissance du sens du sacrifice.
P. Jean-François Thomas, s. j.
S. Raphaël
24 octobre 2020