Lettre ouverte à Madame Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux
Madame le Ministre,
Ce 7 avril 2014, vous serez à Kigali, au Rwanda, pour nous représenter, à l’occasion de la commémoration du génocide rwandais. J’insiste sur ce terme : génocide rwandais, et non génocide d’une ethnie par une autre ethnie comme, trop souvent, nos grands médias et autres analystes veulent le faire croire. Parmi le million de Rwandais massacrés, il y avait des Tutsi, des Hutu et des Twa. Parmi les bourreaux, il y avait des Tutsi et des Hutu.
Cette date du 7 avril 1994 est celle du premier des terribles cent jours qui ensanglantèrent Kigali et le Rwanda tout entier. Mais cette journée, même si elle fut le début du paroxysme de la guerre du Rwanda, n’en fut malheureusement pas le début. Car la tragédie rwandaise débuta le 1er octobre 1990 lorsque des éléments de l’armée d’un pays voisin envahirent le Rwanda. Dès les premiers jours de cette invasion, des massacres furent commis. Il en fut commis pendant toute la durée de cette guerre et même encore durant les années qui suivirent la fin officielle du conflit. D’autres encore furent perpétrés par l’armée du vainqueur sur le territoire d’un autre pays voisin, le Zaïre, aujourd’hui connu sous le nom de République Démocratique du Congo.
La veille du 7 avril 1994, l’avion du président de la République rwandaise fut abattu alors qu’il allait atterrir à l’aéroport de Kigali. Cet attentat causa la mort de ce président, mais aussi celle du président de la République du Burundi et de leurs entourages respectifs. L’équipage français de l’avion périt également lors de cet acte terroriste, resté impuni. Chose unique dans l’Histoire, aucune enquête ne fut diligentée pour identifier les coupables et les traduire en justice alors que, quelques années plus tard, les Nations Unies agirent en ce sens lors de l’assassinat d’un ancien premier ministre libanais. Dans les instants qui suivirent la mort du président rwandais, la rébellion, qui occupait le nord du pays et qui était aussi présente à Kigali, rompit le cessez-le-feu et lança une offensive généralisée. Ce sont ces deux évènements qui provoquèrent les horreurs que connut le pays durant ces sinistres cent jours. Celui qui donna l’ordre d’abattre l’avion présidentiel avant de lancer ses troupes à l’attaque peut donc être légitimement considéré comme le responsable de l’épouvantable tragédie qui débuta le 7 avril.
Durant les vingt années qui suivirent, un certain nombre de personnes furent arrêtées et jugées par la Tribunal Pénal International pour le Rwanda, à Arusha. D’autres furent jugées au Rwanda, en Belgique et même, tout dernièrement, en France. Il y eut des condamnations et des acquittements. Toutes ces personnes avaient une caractéristique commune : elles appartenaient au camp du vaincu. A ce jour, aucun individu suspecté de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité appartenant au camp des vainqueurs n’a été inquiété. Or, et j’insiste sur ce point, les vaincus n’avaient pas le monopole des massacres, loin de là. Mais, durant le déroulement de la guerre du Rwanda, les crimes des premiers furent davantage documentés que ceux des seconds. Car les grands médias internationaux et les défenseurs des droits de l’Homme étaient présents à Kigali et en territoires contrôlés par le gouvernement de l’époque, alors qu’ils étaient totalement absents en zone rebelle.
Dupuis la fin de cette guerre, le vainqueur a poursuivi le vaincu au-delà des frontières rwandaises. A cause de cela, des centaines de milliers d’autres Rwandais, mais aussi des Congolais, perdirent la vie. En outre, durant ces vingt années, le nouveau régime a procédé à l’élimination physique de nombre d’opposants (ou supposés tels), de dissidents et d’autres témoins gênants, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Rwanda. Il y a seulement quelques semaines de cela, un ancien haut responsable du régime actuel, tombé en disgrâce, a été assassiné en Afrique du Sud. Ce meurtre n’est que le dernier en date d’une longue série.
Pendant ces deux décennies, le vainqueur a poursuivi un autre objectif : celui de poursuivre de sa vindicte et de sa haine tenace le pays que vous représentez, Madame le Ministre. Les ministres qui, depuis 2004, ont représenté la France aux commémorations organisées au Rwanda ont eu à subir les insultes et les outrages publiques de l’homme qui, pourtant, porte une énorme responsabilité dans la tragédie qui ensanglanta son pays. L’armée française, malgré son comportement exemplaire dans un contexte extrêmement difficile et périlleux, est parvenue à sauver des milliers de vies humaines en seulement ses deux mois de présence. Cette remarquable « Opération Turquoise » a pourtant subi, depuis vingt ans, beaucoup d’attaques mensongères par le régime en place à Kigali et par, j’ai le regret de le dire, ses relais en France-même. Ces gens ont osé affirmer que l’armée française avait participé au génocide, alors que l’ancienne force rebelle, aujourd’hui au pouvoir, a quant à elle commis tant de massacres que l’on n’a plus le droit d’évoquer, au Rwanda et ailleurs. Les dirigeants du Rwanda de l’après-guerre ont cherché à cacher leurs propres crimes contre l’humanité en salissant l’honneur de l’armée française, en lui imputant des crimes imaginaires.
Lundi, Madame le Ministre, vous serez à Kigali. Vous participerez aux cérémonies organisées par le régime en place depuis cette épouvantable tragédie rwandaise. Personnellement, j’aurais préféré que vous ne fassiez pas ce déplacement à haut risque. Car votre présence ne pourra qu’être instrumentalisée par le régime en place. La France, à travers vous, risque d’être à nouveau vilipendée, comme ce fut le cas lors des précédentes commémorations. Cependant, connaissant votre forte personnalité et votre franc parler, j’ose espérer, Madame le Ministre, que vous ne laisserez pas à nouveau l’honneur de la France être bafoué et que vous ne permettrez pas que l’Histoire soit réécrite par ceux-là même qui contribuèrent à plonger leur pays dans une des pires tragédies du XXe siècle.
J’ajoute, à toutes fins utiles, que je ne cherche nullement à nier ou à relativiser le génocide rwandais. Ce génocide doit demeurer à jamais inscrit dans la – mauvaise – conscience de l’humanité et ceux qui l’ont perpétré, tous ceux qui l’ont perpétré, ne doivent bénéficier d’aucune tolérance mais doivent au contraire être punis. Témoin privilégié de ce drame, je n’ai eu de cesse, dans tous mes livres et articles, de le dénoncer. Je m’élève cependant contre tout manichéisme qui tendrait à présenter ce génocide de manière simpliste, voire mensongère.
Bon voyage, Madame le Ministre !
Hervé Cheuzeville
NB : Hervé Cheuzeville est un travailleur humanitaire présent en Afrique depuis un quart de siècle. Il est l’auteur de quatre livres : “Kadogo, Enfants des guerres d’Afrique centrale”, L’Harmattan, 2003; “Chroniques africaines de guerres et d’espérance”, Editions Persée, 2006; “Chroniques d’un ailleurs pas si lointain – Réflexions d’un humanitaire engagé”, Editions Persée, 2010; “Au fil des chemins – Afrique, Asie, Méditerranée”, Edilivre 2013