Jean Raspail et la modernité. Les Pikkendorff sont-ils anti-modernes ?
Cette série d’articles, signée Gabriel Privat, fut publiée une première fois sur Vexilla Galliae entre le 19 septembre 2016 et le 11 août 2017. Nous les publions à nouveau en hommage à l’écrivain Jean Raspail, mort le 13 juin 2020, jour de la Saint-Antoine-de-Padoue. Il aurait eu 95 ans le 5 juillet.
Dans plusieurs entretiens accordés à la presse, Jean Raspail s’est qualifié ou a été qualifié d’auteur anti-moderne. Il fallait entendre par-là un auteur dont les valeurs sont parfaitement contraires ou hostiles à celles de notre monde contemporain. Contre le démocratisme niveleur et égalitaire, Raspail aime les hiérarchies et les aristocraties. Contre le cosmopolitisme briseur des identités, il défend les singularités de toutes les nations. Contre la république, évidemment, il est pour le roi. Contre l’athéisme et la désacralisation généralisée, il est pour la religion et le sacré à défaut d’être explicitement pour Dieu. Contre le règne de l’esprit mercantile, il est pour une esthétique de l’inutile et l’accessoire tant qu’elle élève l’âme. Contre les compromis, il est pour l’intransigeance chevaleresque.
La saga des Pikkendorff
La liste serait encore longue de ces valeurs nichées dans l’œuvre de Jean Raspail et parfaitement incarnées par la dynastie des Pikkendorff, famille modèle de l’œuvre, que l’on retrouve mentionnée au moins une fois dans la plupart des romans et nouvelles. Les Pikkendorff, membres d’une obscure famille princière germanique, ruinée par le temps et ayant essaimé dans toute l’Europe pour survivre, sont les acteurs principaux d’abord de Hurrah Zara ! qui raconte toute leur histoire. On les retrouve comme acteurs majeurs des Royaumes de Borée et de Sept cavaliers. Ils apparaissent en toile de fond mais plus discrètement dans Sire et Le Camp des saints. Ils sont mentionnés dans Le jeu du Roi et Moi Antoine de Tounens roi de Patagonie. Ils font encore parler d’eux ailleurs, etc.
En tout premier lieu, les Pikkendorff sont des militaires dévoués corps et âme à leur prince. Silve de Pikkendorff obéit au margrave dans Sept cavaliers et marche au loin, sans plus aucun but, parce que tel fut le dernier commandement de ce prince déchu dans sa forteresse abandonnée. Oktavius de Pikkendorff part sur la frontière de Ragusa, au bord de forêts inexplorées sur ordre de son prince, et si son désir coïncide, ce n’est que par accident et non par nature. On retrouve encore un jeune lieutenant de Pikkendorff chevalier impétueux et imperméable à la comédie politique des coups d’États sud-américains dans Moi Antoine de Tounens roi de Patagonie. L’ultime fidèle de l’empereur Maximilien et de l’impératrice Charlotte, par-delà la mort, faisant jouer la musique de son régiment devant la tombe de l’impératrice, au milieu d’une débâcle d’un autre siècle, en 1945 à Bruxelles, est encore un officier Pikkendorff. Dans Hurrah Zara ! Les militaires sont légions, et le plus éloquent d’entre eux est la figure de Ugo de Pikkendorff, officier grand blessé en Indochine, recueilli au Val-de-Grâce.
La fidélité est la marque de fabrique de cette famille. Le cardinal de Pikkendorff dans Sire est fidèle encore et toujours à son roi, alors que la cause paraît inutile. Les marques d’obéissance sincère des militaires déjà cités ne sont pas à montrer plus.
On retrouve encore des Pikkendorff explorateurs, marins, chasseurs de sous-marins, etc. Les femmes valent bien les hommes dans cette lignée haute en couleurs qui ne connaît ni la misogynie, ni la misandrie, et où chacun accomplit la mission à laquelle sa naissance le prédisposait, sans sourciller. Ce sont des personnages d’honneur, sachant ce que signifie « noblesse oblige » et inquiets de deux principes seulement ; la perpétuation du lignage et la fidélité au prince.
Fidèles ils le sont pleinement, et dans le sens le plus ancien régime, quasi féodal qui soit. N’obéissant pas à une race, une nationalité ou une idéologie, ils obéissent jusqu’à la mort à un homme en lequel ils ont mis leur foi, comme on disait jadis, c’est à dire leur confiance, leur promesse et leur honneur. Ils suivent un homme, le prince du pays où ils ont échoué, que ce soit la France, le Royaume-Uni, les diverses principautés allemandes. Que le prince vint à manquer, comme en France, ils resteront fidèles au pays pour l’amour du roi disparu.
Famille pauvre, elle a donné ses fils à tous les royaumes et, en quelque sorte, Raspail en a fait la quintessence de la famille européenne, de cette Europe charnelle et dynastique qu’il aime et qui est morte en 1914.
Anti-modernes ?
Cependant, si les Pikkendorff sont profondément royalistes, européens et réactionnaires, sont-ils anti-modernes ? Tout par leur aspect semble correspondre à cette opposition frontale avec notre monde qui ferait un anti-modernes. Un point, cependant, les retient de rejeter parfaitement la modernité historique, même si leur pratique met parfois ce point lui-même en contradiction. Ce point, c’est leur devise familiale : « Je suis d’abord mes propres pas ».
Cette devise, quasiment anarchiste, est, elle, parfaitement moderne, presque moderniste. La modernité historique et philosophique, qu’elle se caractérise par l’humanisme de la Renaissance ou le protestantisme luthérien et calviniste, retient comme marqueur essentiel l’autonomie du sujet par rapport à la communauté ou l’institution. Dans la mentalité féodale ou d’ancien régime, on est d’abord membre d’un lignage, d’un groupe familial, d’une dynastie, d’une paroisse, d’un corps de métier, avant d’être à soi. On est à quelqu’un, avant d’être à soi. Cet état d’esprit ancien, d’ailleurs en contradiction avec certains principes du christianisme (Mais pas tous, car l’Église considère la totale autonomie du sujet comme une erreur. On est à Dieu avant d’être à soi, on est fidèle à la parole transmise par l’Église avant d’émettre sa petite cuisine personnelle sur la foi), cet état d’esprit, donc, même s’il eut ses excès en niant parfois le vouloir intime des hommes, fut lui, celui pré-existant à la modernité. Le passage de son extrême à l’autre, celui de la totale autonomie de la personne sur la communauté, au point de détruire la communauté protectrice et ses valeurs, fut le passage d’une erreur par excès à une autre, écartant toute voie d’équilibre entre la personne et ses attaches indispensables à la vie. Moderne ou anti-moderne, à vrai dire, cela n’a plus grand sens quand la voie que l’on recherche a dépassé l’opposition entre le tout individuel et le tout communauté, idiotypes inatteignables d’ailleurs.
Cependant, être résolument anti-modernes ou le proclamer, à moins que ce ne soit une posture esthétique, c’est bien se placer dans l’un de ces excès. Or, la famille de Pikkendorff qui, par tout son être est profondément contre-révolutionnaire, se fixe dans la modernité avec son « Je suis d’abord mes propres pas ». En somme, moi avant les autres, mon goût d’aventure et de grand large avant la petite médiocrité du commun.
Soit, mais cela ne colle pas avec l’esprit des siècles où cette devise serait née.
Cette contradiction n’en donne que plus de saveur, malgré tout, à cette famille attachante, créée par Jean Raspail, et qui porte en elle un peu de nous-mêmes car elle refuse toutes les bassesses et nous montre la voie de la fierté et de l’honneur, antidotes pour se tenir droit dans le brouillard.
Gabriel Privat
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