Jean Raspail voyageur. Découverte du monde ou pèlerinage intérieur ?
Cette série d’articles, signée Gabriel Privat, fut publiée une première fois sur Vexilla Galliae entre le 19 septembre 2016 et le 11 août 2017. Nous les publions à nouveau en hommage à l’écrivain Jean Raspail, mort le 13 juin 2020, jour de la Saint-Antoine-de-Padoue. Il aurait eu 95 ans le 5 juillet.
Pour tous ceux qui connaissent un peu son œuvre, Jean Raspail est avant tout un voyageur. Les rares photos de son bureau le montrent environné de maquettes de navires. Il possède le titre rare et envié d’écrivain de marine. Enfin, son édition dans la collection « Bouquins », chez Robert Laffont, a reçu la préface du grand voyageur Sylvain Tesson, adoubement littéraire par la nouvelle génération des aventuriers.
Un grand voyageur
On ne peut oublier les magnifiques descriptions du détroit de Magellan, celles des cartes et portulans des cabinets princiers, ou encore l’évocation des longs plateaux de l’Argentine, aussi bien dans Moi Antoine de Tounens roi de Patagonie que dans Qui se souvient des Hommes ? Et dans le moins connu mais haletant Président, où le domaine Colonel Cornichon donne à lui seul, par son immensité désertique, un désir d’éternité.
Le voyage a commencé tôt chez celui qui descendit le Mississippi de bout en bout, tout jeune adulte, suivant les traces des conquérants-explorateurs de Louis XIV. Cette double dimension voyageuse et historienne se retrouva dans l’orientation des textes de Secouons le cocotier, récit de voyages aux Antilles dans lequel le commentaire culturel, politique et économique actuel est certes important, mais cède souvent le pas aux rappels historiques et ethnologiques anciens, sur les familles de colons et leurs lignages, sur les tribus indiennes, sur les mouvements de peuples et les conflits de la région, montrant ainsi que dans l’esprit de Jean Raspail, le voyage, pour être complet, n’est pas seulement dans l’espace, il est aussi dans le temps afin de mieux comprendre les hommes rencontrés, et afin, sans doute, aussi, d’effectuer un pèlerinage intérieur.
En effet, une fois quitté le champ du témoignage direct et retrouvé celui du roman, la dimension du voyage change, et pourtant il est toujours aussi présent.
Les causes du voyage
Le voyage est l’objet de Moi Antoine de Tounens roi de Patagonie, de Sept cavaliers, de Septentrion, de Sire, dans une certaine manière, des Hussards de Katlinka, du Son des tambours sur la neige, des Royaumes de Borée, du Jeu du roi, du Roi au-delà de la mer, du Camp des saints, de L’Anneau du pécheur, etc. Partout, on bouge et se meut.
La diversité de ces titres montre la pluralité des motifs de voyage.
Il peut être une véritable quête vers son destin, comme dans Sire, Le Roi au-delà de la mer, et Moi Antoine de Tounens roi de Patagonie ; où le personnage du souverain, que ce soit Philippe-Pharamond ou Antoine Ier de Tounens, part à la conquête d’une couronne, entame une marche politique, même si sa dimension onirique est évidente. Le voyage au travers de la France, celui vers l’Écosse et ensuite de retour en France, enfin le périple vers la Patagonie sont autant de passages initiatiques inévitables visant à éprouver la robustesse de corps et d’esprit de l’héritier, et à le préparer au jour magnifique de la rencontre avec le sacerdoce royal.
Le voyage peut également être une fuite hors de soi ou loin de la médiocrité et de la décadence, comme dans Le Jeu du roi, Septentrion, Sept cavaliers et Royaumes de Borée. Dans ces trois récits, les héros s’extirpent d’une gangue de petitesse et déploient leurs ailes ou conservent leur superbe dans un voyage qui, pourtant, les conduira à la mort ou à l’oubli, mais aura au moins eu le grand mérite de faire disparaître de leur existence les petits êtres gris de la société horizontale et atomisée de la modernité ensauvagée.
Il peut aussi être une rencontre avec l’histoire épique, quand les vivants retrouvent d’autres vivants vieux de plusieurs siècles, non pas dans leur corps mais dans leur âme, par le lourd héritage dynastique dont ils sont les porteurs. C’est bien sûr l’enjeu des pérégrinations du dernier pape Benoît de L’Anneau du pêcheur. C’est un peu l’objet d’Athaulf le Wisigoth et ce n’est pas un thème très éloigné des Hussards de Katlinka et du Son des tambours sur la neige (on pourrait même ranger dans cette catégorie la très étrange et jubilatoire Une étrange exploration dans la forêt africaine en l’an 2110, où la rencontre des civilisés cosmopolites du XXIIe siècle avec le peuple noir sorti de la modernité du XXe siècle constitue un bouleversement de civilisation presque aussi grand que celui des Kaweskars et des blancs dans Qui se souvient des Hommes ?)
Enfin, son issu peut engendrer la fin d’un monde, comme dans Le camp des saints, où, l’issue du voyage, on le sait dès l’origine, annoncera la décomposition totale de l’Occident.
Le voyage intérieur
Ces différentes façons de traiter le voyage, qui n’en épuisent en aucune manière les multiples facettes dans l’œuvre de Jean Raspail, montrent avant tout qu’il s’agit d’outils de méditation. C’est de lui-même que jaillit le voyage du roi dans Le Jeu du roi, et c’est en lui-même que rentre le narrateur contemplant la mer couverte de navires dans Le camp des Saints.
On voit se gonfler les voiles et crisser les drisses dans Les Yeux d’Irène, on enfile sa cape et on chausse ses bottes pour suivre Pikkendorff dans Sept cavaliers, l’épée au fourreau, le pistolet souvent à la main et le flacon de genièvre dans les fontes. Mais Frédéric Pons, héros du premier ouvrage, est lui-même romancier, et le récit du second se termine par l’écriture du roman. Le voyage, vécu et respiré d’abord à plein esprit, médité ensuite, est la graine dont jaillit l’œuvre. Œuvre qui se veut témoignage d’un temps fini ou annonciatrice de temps nouveaux, méditation sur la beauté des corps et des âmes, invitation au voyage à venir.
Gabriel Privat
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