Opinion et vérité
Le retors Talleyrand affirmait qu’il y avait quelque chose de plus horrible que le mensonge (et il s’y connaissait dans ce domaine le bougre!), à savoir la vérité. En tout cas, la vérité n’est pas aimée, elle ne l’a jamais été la plupart du temps. Elle a été persécutée avec les prophètes, empoisonnée avec Socrate, écrasée avec les martyrs, même si Celui qui est la Vérité a triomphé de la mort sur la Croix. Qui s’intéresse d’ailleurs vraiment à la vérité ? Pas même ceux qui sont censés en vivre et la défendre, et l’annoncer à temps et à contretemps… Céline écrivait de façon juste et piquante dans Nord : « […] la vérité sera pour plus tard !… quand s’entrouvriront les archives, que personne s’intéressera plus… peut-être et encore ! Trois croulants scléreux larmoyants à prendre 39 pour 70 !… De Gaulle pour Dreyfus… Laval pour l’abbesse de Montmartre… Pétain pour un maire du Palais… » Il écrivait ailleurs, dans son Hommage à Zola : « Nous voici parvenus au bout de vingt siècles de haute civilisation et, cependant, aucun régime ne résisterait à deux mois de vérité. » La course est devenue folle et l’opinion, sinon le mensonge, décide des règles du jeu en ce monde. Il va de soi que l’opinion a toujours raison, qu’elle ne peut être discutée et remise en cause, – sauf par une autre opinion aussi faible et inconsistante que la première-, qu’elle donne le ton et impose les choix de gouvernement. Napoléon, cynique mais expérimenté, notait que l’opinion publique est une toupie que l’on fait tourner avec un fouet. Plus elle est bête et plus elle a le premier et le dernier mot. Il suffit qu’elle s’impose , gluante, par la répétition de ses slogans. Nous savons qu’elle ne naît pas spontanément mais qu’elle est forgée, patiemment, dans des officines obscures et secrètes d’où elle sort fumante et appétissante, prête à remplir tous les estomacs puisqu’elle ne s’adresse généralement pas aux cerveaux. Elle est la nourriture des entrailles, de celle qui ont nourri les bouches qui ont hurlé devant Pilate : « Crucifie-le ! Crucifie-le ! »
Son mufle est sordide, sans cesse occupé à renifler ce qui est le plus vil. Son symbole pourrait être la hyène, déclinée à l’infini sur son blason et son étendard triomphants. Elle ne permet aucune contradiction, sous peine de condamnation à mort. Gustave Flaubert rapporte, de façon amusante, sa visite aux alignements de Carnac, ceci dans Par les champs et par les grèves : « Voici donc ce fameux champ de Carnac qui a fait écrire plus de sottises qu’il n’a de cailloux ; il est vrai qu’on ne rencontre pas tous les jours des promenades aussi rocailleuses. Mais, malgré notre penchant naturel à tout admirer, nous ne vîmes qu’une facétie robuste, laissée là par un âge inconnu pour exerciter l’esprit des antiquaires et stupéfier les voyageurs. On ouvre, devant, des yeux naïfs et, tout en trouvant que c’est peu commun, on s’avoue cependant que ce n’est pas beau. Nous comprîmes donc parfaitement l’ironie de ces granits qui, depuis les druides, rient dans leurs barbes de lichens verts à voir tous ces imbéciles qui viennent les visiter. Il y a des gens qui ont passé leur vie à chercher à quoi elles servaient et n’admirez-vous pas d’ailleurs cette éternelle préoccupation du bipède sans plumes de vouloir trouver à chaque chose une utilité quelconque ? Non content de distiller l’océan pour saler son pot-au-feu et de chasser les éléphants pour avoir des ronds de serviette, son égoïsme s’irrite encore lorsque s’exhume devant lui un débris quelconque dont il ne peut deviner l’usage. » L’opinion est maîtresse du goût et elle tient la théorie ou l’hypothèse les plus minces comme des vérités révélées. L’opinion est comme le paon, sérieux comme un pape et vaniteux à faire la roue, mais ne montrant, en définitive, que son derrière, beaucoup moins chatoyant et poétique que ses plumes multicolores.
Un des bras armés de ‘opinion contre la vérité est, depuis sa naissance au XVIII ème siècle, le journalisme. Nietzsche avait bien perçu le danger, lui qui écrivait : « Encore un siècle de journalisme, et tous les mots pueront. » (Fragments posthumes) Ceci à force de bavardage à tort et à travers qui a vidé chaque mot de sa substance. Il est aujourd’hui impossible, en France, de débattre sur un sujet de façon posée et intelligente, logique et argumentée puisque c’est l’opinion qui l’emporte, le tout préparé, la conserve « intellectuelle » aux ingrédients tout aussi industriels et nocifs que ce que nous mangeons dans nos assiettes. L’ancienne France, celle des disputes théologiques et philosophiques si vivantes depuis l’époque médiévale, est morte. La république a la prétention d’en être l’héritière, ceci avec une pitoyable suffisance puisque ses « valeurs » tournent le dos à la recherche de la vérité pour ne plus épouser que l’opinion. Georges Bernanos, parlant du régime parlementaire en 1935, celui qui allait conduire à une des plus grandes catastrophes ayant affecté notre pays, écrivait : « Nous nous contenterons aujourd’hui de dire que c’est d’abord un malchanceux. Il fait autant de saletés que les autres, mais il les fait en pleurant, et elles ne lui rapportent jamais rien. C’est que, trop pauvre d’imagination pour les inventer lui-même, il les emprunte sournoisement au programme d’autrui, et les commet lorsqu’elles ne peuvent plus rapporter à personne que des coups de pied au derrière, coups de pied qu’il reçoit d’ailleurs avec sa dignité naturelle, en mettant chaque fois la main sur son cœur. » (Lettre à Marianne, 17 avril 1935, dans Lettres retrouvées) Le même, dans sa Lettre aux Anglais, soulignera qu’ « il n’y a peut-être plus de mots simples, comme il n’y a plus de vrai pain. » Le monde assourdissant, et sourd, par son mensonge constant et son opinion erronée, fait plus de bruit bien sûr que toutes les vérités réunies.
La traversée du désert est bien longue. Par certains sursauts, politiques ou religieux, on sent que certains Français sont désireux de retrouver le goût du vrai pain, mais ils sont peu nombreux, et muselés par l’opinion et sa rumeur incessante. Déjà Baudelaire, alors qu’il écrivait Les Fleurs du mal, constatait que « la France traverse une phase de vulgarité. Paris, centre et rayonnement de bêtise universelle. » Le diagnostic était sévère mais il se révèle juste. Il est normal que le monde soit pavé de sottise ; en revanche il est dangereux que cette sottise soit le guide des peuples. L’opinion ne supporte pas d’être remise en cause. Elle dirige les gouvernants et elle est aussi manipulée par eux. On ne sait plus qui ou quoi est la cause première. Ce qui est visible est que la vérité n’a pas de droit de cité. L’opinion contemporaine est une admirable tondeuse qui ne laisse aucun poil sur le caillou, du genre décrit par Léon Bloy dans son Exégèse des lieux communs : « Faire un bout de toilette.- Le bourreau se présente avec une paire de ciseaux pour couper les cheveux de son client. – Allons ! cher ami, lui dit-il affectueusement, nous allons faire un bout de toilette. – Tu parles ! répond le condamné. La conversation, ordinairement, ne va pas beaucoup plus loin. »
Que la vérité ne soit pas aimée, qu’elle soit combattue, cela n’a rien d’étonnant, ni rien d’innovant. Telle est sa destinée, tragique. Mais il fut un temps où la vérité, même haïe, demeurait visible. Elle n’avait pas disparue sous les coups de ciseau d’un bourreau zélé. Une mise à mort a été opérée. Erick Audouard, dans son Comprendre l’Apocalypse, propose cette pertinente analyse : « Tous les sages authentiques ont rappelé que la vérité ne change pas. Ce qui change, ce sont les opinions sur la vérité. Or, toutes les opinions sur la vérité se sont réduites à une seule opinion : la vérité ne vaut pas le coup. Ceci est la définition vraie du soi-disant relativisme. Toutes choses doivent être égales parce que nous refusons de payer le prix de ce qui n’est pas relatif. C’est ainsi que le relativisme et l’égalitarisme font connaître leur véritable nature, qui est une immolation, une crucifixion, un acte purement sacrificiel : nous sacrifions la vérité à la paix du monde. Et René Girard l’affirme sans ambiguïtés : « C’est ce processus historique forcément redoutable que nous sommes en train de vivre. »
Que le politique démocratique ne considère pas la vérité comme digne d’intérêt, cela n’est pas surprenant. En revanche, que l’autorité religieuse, héritière de la Vérité qu’est le Christ, tombe dans le même panneau, cela est beaucoup plus dramatique. Seul l’amour de la vérité peut répondre au bien commun, peut travailler au bonheur de tous. L’opinion, elle, n’est que la juxtaposition des égoïsmes particuliers, mis bout à bout par des manipulateurs machiavéliques qui gardent ainsi la maîtrise sur les esprits anesthésiés. A chacun de refuser cette gangue.
P.Jean-François Thomas s.j.
Immaculée Conception
8 décembre 2019