Décadence et vanité de la grandeur
Chacun connaît cette fameuse page de la vie du futur saint François Borgia. En 1539, alors qu’il est un des proches de son cousin Charles-Quint, il est amené, à la demande de l’empereur, d’accompagner la dépouille de l’impératrice Isabelle, morte à Tolède, jusqu’à Grenade où elle devait être enterrée. La souveraine lui avait donné une de ses dames de compagnie comme épouse. Elle avait été pour lui une amie fidèle. Fort belle, elle mourut prématurément à 36 ans. François Borgia, très pieux depuis son enfance, en fut très affecté. Afin de s’assurer de l’identité du corps enfermé dans le cercueil pour le voyage, il dut ordonner l’ouverture de la bière. Le spectacle épouvanta les assistants à la scène. Le tableau de Pietro della Vecchia, intitulé l’Illumination de saint François Borgia, ne laisse dans l’ombre aucune des émotions provoquées par ce spectacle terrible : la reine, en état de décomposition, n’est plus qu’un cadavre repoussant. François Borgia est retourné intérieurement et, alors qu’il est un habitué des grandeurs humaines, il s’engage à ne plus jamais servir un seigneur mortel, selon sa propre expression. Petit-fils de Ferdinand le Catholique, arrière-petit-fils du pape Alexandre VI, principal seigneur du royaume de Valence, François Borgia sait quel est le prix de la véritable grandeur, lui qui réussit à demeurer vertueux bien que vivant à la cour et en étant en charge de lourdes responsabilités. D’ailleurs il va demeurer encore longtemps au service de l’empereur, devenant vice-roi de Catalogne, puis duc de Gandie. Ce n’est qu’à la mort de sa femme en 1546 qu’il peut réaliser son vœu d’entrer dans la Compagnie de Jésus, accueilli par saint Ignace de Loyola, mais en secret car le départ du monde d’un tel prince aurait pu causer quelque trouble. Il continuera à gérer, pour le bien de ses huit enfants, les possessions de sa famille.
Alors que la récente actualité nous ramène à la mort d’ un des « grands » de ce monde, ancien président de la république française, nous ne pouvons que noter le décalage abyssal qui sépare cette disparition de l’entrée dans la vie éternelle des générations qui vécurent en des royaumes très chrétiens. Comme il aurait été heureux d’entendre, du haut de la chaire de Saint-Sulpice, souillée par les révolutionnaires qui en firent leur tribune pour exalter la déesse Raison et pour y célébrer l’anniversaire de la mort du tyran Louis Capet, des paroles aussi rugissantes et consolantes que celles d’un Bossuet pour une oraison funèbre, ou d’un Massillon, pour la mort de Louis XIV ! Hélas, trois fois hélas ! Les grandeurs humaines s’honorent elles-mêmes et s’aveuglent en ne tremblant plus devant les fins dernières et en n’éprouvant plus le frémissement d’horreur devant le cadavre pourrissant… Pourtant, tous ces hommes, pour la plupart hostiles à la Foi et à l’Eglise, assemblés en d’hypocrites hommages pour le défunt célèbre, n’auraient eu qu’à ouvrir leur vieux Lagarde et Michard du XVII ème siècle, pour relire quelques pages de Bossuet, pourtant proposées par cette même république anticléricale qu’ils aiment tant servir (ou dont ils se servent). Dans son Sermon sur la Mort, prononcé au Louvre devant la cour pour le Carême de 1662, l’Aigle de Meaux s’écrie : « Me sera-t-il permis aujourd’hui d’ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre ? Je ne pense pas, messieurs, que des chrétiens doivent refuser d’assister à ce spectacle avec Jésus-Christ. » Et plus loin : « Qu’ est-ce que cent ans, qu’ est-ce que mille ans, puisqu’ un seul moment les efface ? Multipliez vos jours, comme les cerfs, que la fable ou l’ histoire de la nature fait vivre durant tant de siècles ; durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont reposés, et qui donneront encore de l’ ombre à notre postérité ; entassez dans cet espace, qui paraît immense, honneurs, richesses, plaisirs : que vous profitera cet amas, puisque le dernier souffle de la mort, tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe avec la même facilité qu’ un château de cartes, vain amusement des enfants ? Que vous servira d’ avoir tant écrit dans ce livre, d’ en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisque enfin une seule rature doit tout effacer ? Encore une rature laisserait-elle quelques traces du moins d’ elle-même ; au lieu que ce dernier moment, qui effacera d’ un seul trait toute votre vie, s’ ira perdre lui-même, avec tout le reste, dans ce grand gouffre du néant. Il n’ y aura plus sur la terre aucuns vestiges de ce que nous sommes : la chair changera de nature ; le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre ne lui demeurera pas longtemps : il deviendra, dit Tertullien, un je ne sais quoi qui n’ a plus de nom dans aucune langue : tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’ à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes. » Et encore, toujours plus terrible : « Qu’ est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? J’ entre dans la vie pour en sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort : la nature, presque envieuse du bien qu’ elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu’ elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu’ elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce : elle en a besoin pour d’ autres formes, elle la redemande pour d’ autres ouvrages. Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu’ ils croissent et qu’ ils s’ avancent, semblent nous pousser de l’ épaule, et nous dire : retirez-vous, c’ est maintenant notre tour. Ainsi, comme nous en voyons passer d’ autres devant nous, d’ autres nous verront passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle. ô Dieu ! Encore une fois, qu’ est-ce que de nous ? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! Si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! Et que j’ occupe peu de place dans cet abîme immense du temps ! Je ne suis rien : un si petit intervalle n’ est pas capable de me distinguer du néant ; on ne m’ a envoyé que pour faire nombre ; encore n’ avait-on que faire de moi, et la pièce n’ en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre. » Voilà donc ce qu’il faut lire et relire, et se redire, devant la mort de nos proches, des êtres chers, des étrangers, de ceux qui nous sont indifférents, de nos ennemis et, encore plus, devant la perspective de notre propre mort, à chaque fois que notre regard s’arrête sur notre image dans le miroir qui essaie de faire croire que ce qui est ne passera jamais mais qui ment, et qui ricane derrière notre dos. La destinée de ceux qui sont grands, ou qui se croient tels, fait frémir, car la chute est d’autant plus vertigineuse.
Nous connaissons les premiers mots de l’Oraison funèbre pour la mort du roi Louis XIV prononcée par Massillon : « Dieu seul est grand, mes frères, et dans ces derniers moments surtout où il préside â la mort des rois de la terre : plus leur gloire et leur puissance ont éclaté, plus, en s’évanouissant alors, elles rendent hommage â sa grandeur suprême : Dieu paraît tout ce qu’il est; et l’homme n’est plus rien de tout ce qu’il croyait être. » Le grand roi aurait souscrit à ces paroles du prédicateur. Toute âme du royaume, quelle que fût sa foi, y aurait souscrit. Nous avons perdu cette humilité et ce vrai sens de la grandeur. Autorités civiles, religieuses et militaires ne semblent plus croire que la mort fait entrer dans le jugement et que les « hommages » des vivants ne sont que vanités pour se cacher la face et pour repousser une réalité qui effraie alors qu’elle devrait retourner l’âme et la conduire, comme saint François Borgia, à ne plus servir que ce qui ne passe pas, y compris dans le service de ce qui passe. Nous confondons, contrairement à Pascal, les grandeurs d’établissement et les grandeurs naturelles. Les premières s’évanouissent et disparaissent avec la chair. Les secondes sont tenues au compte de l’âme qui se présente nue devant son Créateur, là où personne ne peut plus prétendre être autre que ce qu’il est vraiment, là où nulle tricherie n’est possible.
Les funérailles nationales sont des cérémonies païennes où les grandeurs de ce monde sont glorifiées car celles de l’éternité y sont niées. Il est bon de se tourner alors vers le visage décomposé de l’impératrice Isabelle pour retrouver raison et pour vivre de la véritable espérance, celle qui permettait de clamer à la mort du souverain : « le roi est mort ! Vive le roi ! ».
P.Jean-François Thomas s.j.
Saint Denis et compagnons
9 octobre 2019