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De la funeste mélancolie contemporaine

                                      

                                          Depuis que la poursuite de la liberté est devenue la quête obsessionnelle de l’homme occidental, ce dernier n’a jamais été autant touché par le syndrome de la mélancolie, jusque-là réservé à des âmes d’élite soucieuses de se donner totalement à Dieu et constatant qu’elles en étaient incapables. Du registre spirituel de la vie intérieure et du combat de l’âme, la mélancolie s’est transformée en mal social, en maladie politique, en séquelle de la frustration collective de ne pas pouvoir atteindre la pleine liberté promise. Cette mélancolie, nommée dans les années 1960 neurasthénie, est affublée désormais du doux nom de dépression, ou, plus proche de nous, -puisqu’il faut être mondialisé-, de « burn out ». Conservons malgré tout le mot de mélancolie car il est plus parlant, plus juste, et plus poétique aussi. Il signifie littéralement, de par sa racine grecque, « bile noire ». Hippocrate développa cette théorie des humeurs et nous en conservons quelque chose dans notre magnifique langage parlé hélas en voie de disparition, lorsque nous disons que nous nous faisons de la bile. Dans l’Antiquité, il était tenu qu’à chaque saison correspondait une humeur du corps : le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire. L’automne reçut en partage cette bile noire, et voilà la raison de sa présentation aujourd’hui, alors que nous avons franchi le premier pas dans cette saison de tous les risques, s’il faut en croire la sagesse des anciens. L’automne de la nature n’est rien, sauf lorsqu’il est accompagné par l’automne accéléré d’une civilisation qui est la nôtre, qui fut brillante et verdoyante et qui perd désormais son feuillage plus vite que nous ne pouvons le ramasser.

                                          La bile noire est donc la cause physique de la mélancolie d’après la médecine grecque. La dépression existait chez nos pères mais elle n’était pas réduite, comme aujourd’hui, à un état pathologique pouvant être résolu par les médicaments et par la psychanalyse. Elle possédait sa part de génie car les Anciens avaient bien repéré que la tristesse de la mélancolie donnait parfois naissance à des œuvres de génie. Cet aspect fut un temps remis à l’honneur par le romantisme, mais cela ne dura pas. La mélancolie antique était capable de retrouver le sens et le goût de la vie, alors que la contemporaine condamne à ne plus fréquenter que les abîmes. Il ne faut point courtiser, par snobisme ou ennui, la dite mélancolie, car elle peut s’attacher au cœur comme une vigne vierge folle impossible ensuite à déraciner. Ce n’est plus alors uniquement que « la rate qui s’dilate » (pour reprendre la chanson de comique troupier de Gaston Ouvrard), cette rate qui est l’organe de la bile noire, mais tout le corps, l’esprit et l’âme elle-même qui sont affectés. A l’inverse de l’acédie des moines, provenant d’une vie intérieure trop intense et désordonnée, la mélancolie aura pour caractéristique la paresse, non point celle du dilettante qui choisit plutôt le divertissement que l’activité, mais celle, insurmontable, qui provient d’une nausée absolue. La volonté se découvre impuissante, sauf à devenir héroïque.

                                          L’homme occidental est plus enclin que d’autres à être touché par ce mal, même si aujourd’hui toute maladie devient rapidement planétaire dans le contexte du monde dit libéral. En effet, depuis le siècle des Lumières, il est prioritairement préoccupé par l’idée de liberté, repoussant sans cesse les limites des contraintes, et, simultanément, perturbé par le fait que, plus il avance, plus il est paralysé par son expérience de l’absence de liberté. La société française dans laquelle nous vivons est caractéristique de ce processus pervers : tout est dit possible, et tout est de plus en plus verrouillé, surveillé, unifié, raboté. Tout doit être lisse. Point de place ici pour le génie qui peut surgir de la mélancolie antique mais au contraire une camisole sociale qui entretient soigneusement la dépression et qui ne cesse de convaincre chacun que la seule issue est dans l’étourdissement du divertissement ou le gouffre de la neurasthénie, le premier préparant l’autre généralement. De cette façon, un état est capable d’asservir les êtres. Il les cajole dans la tristesse qu’il crée de toutes pièces en éliminant pas à pas tout ce qui permettait à l’âme et à l’esprit de vivre : la culture propre à une région, à un pays, les coutumes ancestrales, la différence entre les sexes, le respect des anciens, la vie religieuse. Il les maintient dans un inassouvissement perpétuel, lui promettant davantage de bien être, de loisirs, de plaisirs, tout en verrouillant ce qui est source de véritable liberté. L’homme occidental attend, sur les nerfs. Il n’attend plus, dans la joie et la patience, le retour en gloire, dans la parousie, du Christ Sauveur. Il attend, tel un chien domestiqué, sa ration journalière de compensations, de privilèges, de paradis artificiels. Voilà qui ébranle considérablement sa santé physique et psychique, en plus d’avoir anesthésié son âme.

                                          Une société qui ne frémit plus qu’au rythme de manifestations réclamant uniquement argent et protection sociale est une société anémiée qui ne sait plus où se trouve la liberté. Une société où le désir et le plaisir deviennent les buts de la plupart ne peut que créer de la mélancolie, une tristesse de bête au seuil de la mort. Telle est la mélancolie de l’agonie qui n’est pas éclairée par l’éternité mais qui se casse le nez sur un mur de briques ou qui dégringole au plus profond des enfers. Se jeter dans l’océan imaginaire de la liberté provoque la noyade et non point l’émancipation tant espérée. Chez Kierkegaard, la mélancolie était provoquée par la proximité de l’éternel. Rien de tel dans la mélancolie contemporaine vidée de tout sens et conduisant à la folie du vide. Le cœur du mélancolique est aussi vide que ces appartements contemporains minimalistes où la froideur de la mort remplace la chaleur de la vie. L’homme qui se prétend maître de lui-même se casse le nez sur la réalité qui le remet à sa place et plonge dans le désespoir de la créature qui refuse son statut et se révolte contre le Créateur.

                                          La mélancolie cultive en l’homme le goût du néant après lui avoir fait toucher la vanité et la limite de toute connaissance. Déjà, au XV ème siècle, à l’aurore de ce temps de la Renaissance où l’homme voulut se placer au centre, un Jacques Legrand, dans ses Pensées sur la mort et le jugement dernier, notait que : « A la mesure que la cognoissance vient, le soucy croist, et l’omme se mélancolie plus et plus, selon  ce qu’il a de sa condition plus vraie et parfaite cognoissance. » Notre monde occidental se « mélancolie » par excès d’ambition à acquérir une liberté qui n’est point au pouvoir de l’homme seul. La tradition chrétienne, méditant les Saintes Ecritures, reconnaît, notamment depuis saint Augustin dans sa méditation des Confessions, que la mélancolie est le joug du péché originel, la rançon pour avoir mordu dans le fruit de la connaissance. Au XII ème siècle, sainte Hildegarde de Bingen écrira justement : « Ce qui est maintenant la bile dans le corps d’Adam étincelait comme du cristal et avait le goût de l’oeuvre divine ; de même, ce qui est maintenant mélancolie en l’homme y brillait comme l’aube et renfermait la sagesse et la perfection de l’oeuvre divine. Mais lorsque Adam viola la loi, l’étincelle de l’innocence vacilla et ses yeux qui en d’autres temps avaient contemplé le ciel, devinrent aveugles ; sa bile se mua en amertume, et sa mélancolie en noirceur. »

                                          François René de Chateaubriand, pourtant romantique, releva parfaitement l’origine du mal à la mode, cette mélancolie qui commença à ravager la France lorsque les deux garde-fous s’écroulèrent à la révolution, à savoir le préjugé et la foi. La prétention libertaire des Lumières rendait impuissante et caduque la recherche d’une liberté fondée sur le respect de la Loi divine. Comme il le souligne dans René, l’humanité se perdit alors dans « cet ennui profond qui n’est qu’une forme ou un prélude du désespoir, et dont la conclusion logique est le suicide. » Un suicide dorénavant assisté ou imposé, suicide du corps comme couronnement du suicide de l’esprit, lui-même conséquence du suicide de l’âme.

                                          Si nous croyons que le monde ne se réduit pas à la poursuite de chimères, que l’homme est plus grand que ses désirs, que la liberté ne peut s’acquérir que par le sacrifice et le don, alors nous tournerons le dos à la mélancolie insidieuse qui n’aura aucun pouvoir sur nous.

                                                                      P.Jean-François Thomas s.j.

                                                                      S.Cyprien et ste Justine

                                                                      26 septembre 2019

Une réflexion sur “De la funeste mélancolie contemporaine

  • PELLIER Dominique

    Regardez certains d’entre-nous, habillés de noir, le visage tout autant. Certes, la situation sociale, politique de notre Pays n’est pas des plus réjouissante actuellement, mais est-ce une raison pour cultiver la noirceur chronique de tout notre entourage, vêtements, humeur, idées ? Facile à dire, me dira -t-on, peut-être. Mais moi, je croire en la joie que me donne mon Dieu dans beaucoup de domaines: ma santé, la femme que j’aime, Lui-même par la foi que je possède. Mais de voir des manteaux noirs…! Dieu fasse que je sombre pas comme eux dans cette espèce de “spleen” nauséabond!

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