« Abélard, Héloïse et Bernard », par George Minois
Georges Minois a publié de nombreux ouvrages chez Perrin, dont les biographies de Charlemagne et de Charles le Téméraire, ainsi que La Guerre de Cent ans et une magistrale Histoire du Moyen Âge, chef-d’œuvre de synthèse, de rigueur et de précision. Avec son dernier livre, le médiéviste revient sur les destins croisés de trois personnages illustres – Abélard, Héloïse, Bernard – qui expriment les conflits socioculturels agitant les bases de la civilisation médiévale au XIIème siècle.
L’auteur définit le cadre de son étude. Il s’agit « d’un drame au demeurant fort banal : un brillant professeur séduit une étudiante et la met enceinte, puis se fait castrer à l’initiative de l’oncle de la jeune fille, qui veut venger l’honneur familial. Les deux amants entrent au couvent, Héloïse devenant une abbesse modèle, et Abélard composant des traités que Bernard fait juger hérétiques par le Concile de Sens en 1140. Abélard meurt en 1142, Bernard en 1153, Héloïse en 1164 ».
Minois estime que tout cela n’a « rien d’extraordinaire ». Pourtant, il écrit : « Certes, une liaison amoureuse entre un professeur et une élève était un fait plus rare au Moyen Âge qu’aujourd’hui, car les filles étaient normalement éduquées au couvent, et uniquement dans les milieux aristocratiques. » Mais alors, questionne-t-il, « pourquoi ce fait divers a-t-il acquis une célébrité telle que les deux protagonistes sont devenus, à l’instar de Tristan et Yseut ou de Roméo et Juliette, un couple emblématique dans l’histoire littéraire et amoureuse ? » La réponse se montre extrêmement convaincante : « C’est que poètes et romanciers s’en sont emparés et, à force de l’embellir, de l’amplifier, de le modifier, en ont fait un mythe dans lequel le rôle de Bernard a été éclipsé. »
Cependant, Minois s’empresse de constater que « le résultat est catastrophique pour la vérité historique : la fiction et la réalité se mélangent au point de devenir inséparables ». Il précise même l’idée suivante : « le fait n’est pas rare, poètes et romanciers sont une véritable calamité quand ils se mêlent de jouer les historiens, utilisant leur talent littéraire en guise de critère d’authenticité : c’est beau, donc c’est vrai ! » L’auteur replace les protagonistes dans leur contexte et restitue avec une puissance dramatique les péripéties de ce trio devenu mythique. Minois écarte les hypothèses farfelues, les documents douteux, la rumeur et le roman, pour nous livrer un récit le plus précis possible d’un point de vue historique.
Rappelons les grandes lignes de notre sujet. Sous le règne du roi Louis VI, Pierre Abélard, issu de la noblesse, est un intellectuel à la mode et au caractère volontiers provocateur. Destiné au métier des armes, il décide d’enseigner la philosophie et la théologie à la cathédrale Notre-Dame de Paris. Cependant, son talent et ses prises de positions nouvelles en font une cible. Cela n’empêche pas le chanoine Fulbert de lui confier l’éducation de sa nièce, Héloïse, âgée de 17 ans, alors qu’Abélard en a déjà 36. En réalité, il se trouve également honoré qu’une personnalité de premier plan s’occupe de sa nièce pour lui administrer des leçons au sein de sa demeure. Il regrettera très vite son choix…
Effectivement, Abélard tombe rapidement sous le charme de sa nouvelle élève instruite à l’abbaye d’Argenteuil, un établissement réservé aux femmes. Héloïse et Abélard vivent alors une passion charnelle à l’opposé de l’éducation qu’ils ont reçue et de leur état. Au cours de leurs jeux érotiques, Abélard peut se montrer quelque peu violent, aussi bien par les mots que par les gestes. Les lettres échangées témoignent de cette relation si particulière à laquelle s’adonnent les deux amants.
Héloïse en vient à porter la vie, et les deux amants se réfugient en Bretagne, au Pallet, où naît leur fils Astrolabe. Le choix de ce prénom relève de la provocation dans cette chrétienté médiévale. Nous sommes loin du calendrier des saints. Les deux parents ne peuvent l’ignorer. Comme chacun sait, l’astrolabe est un instrument astronomique d’observation et de calcul analogique. Concrètement, l’oncle Fulbert furieux de la trahison d’Abélard décide de se venger. Il envoie des hommes de main punir Abélard par là où il a péché. Résultat : celui-ci est castré… Par la suite, Abélard, devenu moine et prieur, attire l’attention sur lui avec ses textes et commentaires religieux. Son travail intellectuel conduit Bernard à se pencher sur son cas.
Ce feuilleton romanesque, mélangeant amour et religion, sentiments et politique, a vraiment marqué les esprits, car plusieurs siècles après, Fréron (1718-1776) dit : « Jamais histoire amoureuse n’a tant fait de bruit que celle d’Abailard (sic) et d’Héloïse. Il n’y en a jamais eu non plus qui ait coûté tant de larmes aux cœurs sensibles et tant de vers aux poètes. » Néanmoins, cette chronique dépasse la classique et habituelle histoire romantique à laquelle nous sommes habitués. Elle ne peut pas non plus être réduite à une simple question d’honneur familial. Nous lisons avec intérêt : « Comme on le constate à travers toutes ces vicissitudes, l’histoire d’Abélard et Héloïse est beaucoup plus qu’une banale histoire d’amour et de castration. C’est un épisode emblématique de l’histoire socioculturelle du Moyen Âge, mais aussi, par les diverses interprétations qui ont été données par la suite, un révélateur de l’évolution intellectuelle de la civilisation occidentale. »
Ces trois individus incarnent assurément trois courants majeurs, à l’aube du XIIème siècle, qui s’affrontent au sein de l’élite médiévale : « Les exigences d’une pensée rationnelle, armée de la dialectique, qui cherche à percer les mystères de la foi ; les exigences de la sensualité, qui s’exprime par un érotisme libéré des conventions morales ; et les exigences de la foi traditionnelle, qui impose une vie exclusivement consacrée à la recherche du salut éternel. »
La correspondance entre les deux tourtereaux continue de faire couler beaucoup d’encre. Aujourd’hui encore, beaucoup l’étudient afin de déterminer si tout ou partie s’avère authentique. Minois se livre à une véritable enquête. Et le rendu est passionnant ! Il évoque également les joutes intellectuelles entre Abélard et les autres professeurs de son temps – notamment la fameuse querelle des universaux -, ainsi que l’opposition entre Abélard et Bernard. Bernard, ce moine et futur saint, est considéré comme l’autorité morale et doctrinale de son temps. Il défend une foi rigoureuse, fondée sur l’Ecriture. Lui et Abélard ne peuvent raisonnablement s’entendre, comme l’expose avec talent Minois. L’un est novateur, l’autre défend une orthodoxie stricte.
Pour résumer, nous nous retrouvons face à trois impératifs qui s’attaquent, se concurrencent et se jalousent : raison, passion, religion. Ils sont incarnés par le professeur Abélard, sa femme Héloïse, et le moine Bernard. De ce fait, Minois décrit très bien cette époque en pleine effervescence intellectuelle. Son travail net et précis, aux explications et aux analyses subtiles, nous permet de comprendre les véritables enjeux de ce « drame fort banal ». L’auteur nous offre une véritable plongée dans le monde médiéval, et dépeint avec brio les rapports de force entre les différentes communautés intellectuelles et sociales, dans les jeunes années de la France Capétienne…
Franck Abed
Très intéressant ! Envie de le lire …
Excellent article. Merci vexilla-galliae 😉
Bernard de Clairvaux ne s’en est pas pris qu’à Abélard. Il attaque violemment les moines clunisiens, critique l’architecture religieuse de son temps, ses sculptures et ses ornements. C’est un Savonarole trois siècles avant, mais c’est un Savonarole politique. Il diffuse des fausses nouvelles, alarme le pape en lui décrivant un midi toulousain “gangrené par l’hérésie cathare” alors que le nombre des hérétiques est infime, et c’est lui qui est le véritable auteur de la désastreuse croisade contre les Albigeois. C’est un ascète d’un grand caractère, mais c’est aussi un homme affamé de pouvoir. On lui doit cependant la création des moines-soldats, templiers, hospitaliers et porte-glaives.