Du cardinal Mazarin et du Jansénisme (8)
Les actes des communications des sessions du centre d’études historiques paraissent une fois par semaine, chaque samedi. Les liens des communications en bas de page.
Centre d’Etudes Historiques
1661, la prise de pouvoir par Louis XVI.
Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011)
Collectif, Actes dela XVIIIe session du Centre d’Études Historiques, 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012, p.119-162.
Par l’abbé Christian-Philippe Chanut
À la fin de 1650, Isaac Habert qui est devenu évêque de Vabres, laisse tomber les deux dernières propositions de Nicolas Cornet, mais défère au Saint-Siège les cinq premières qu’il attribue assez vaguement à Jansénius. Pressés par les adversaires du jansénisme, singulièrement par le jésuite Binet, par M. Hallier (syndic de la Sorbonne depuis le 1er octobre 1650) et par saint Vincent de Paul, quatre-vingt-trois évêques français adhèrent à l’entreprise de l’évêque de Vabres. Pour présenter au Saint-Siège les travaux de l’évêque de Vabres, mis en dorme de requête, on envoie à Rome deux docteurs de Sorbonne (M. Lagault et M. Loysel) conduits par leur syndic (M. Hallier). De leur côté, treize évêques augustiniens envoient à Rome une délégation conduite par le docteur Louis Gorin de Saint-Amour (M. Brousse, M. de Lalane et M. Angran, bientôt rejoints par l’oratorien Desmares et le docteur Manessier), pour y défendre l’«Augustinius ».
Dans l’attente d’une réponse romaine qu’on prévoit longue à venir, les adversaires du jansénisme, pour garder l’opinion en éveil, entretiennent le conflit par des campagnes de calomnies contre les religieuses de Port-Royal qu’ils accusent de crypto-calvinisme, et contre les sermons d’Antoine Singlin[1], disciple et successeur de Saint-Cyran, qui est leur confesseur ; ils obtiennent aussi la condamnation du « Catéchisme de la Grâce » du janséniste Mathieu Feydeau.
La curie romaine est assez satisfaite que plus de quatre-vingts évêques français, par ailleurs fort chatouilleux sur les libertés de l’Église gallicane, recourent au Saint-Siège, mais le pape Innocent X est absolument hostile à toute reprise des controverses sur la grâce. Selon ses habitudes, lorsque les questions sont embarrassantes, Rome aurait fait longtemps attendre sa réponse et l’aurait peut-être oubliée, si les jansénistes n’avaient commis l’erreur tactique de demander des conférences contradictoires, ce qui agace prodigieusement le Souverain Pontife. Les deux partis n’ont que quelques audiences séparées, mais ils peuvent produire tous les écrits qu’ils veulent. Les jansénistes rédigent l’«Écrit à trois colonnes », essentiel pour la connaissance de la pensée du groupe, et qui présente, pour chacune des cinq propositions, le sens estimé hérétique, le sens estimé orthodoxe, et la proposition contraire soutenue par les molinistes. Dans les commissions romaines, la défense de Jansénius est remarquablement présentée par Luc Wadding[2], franciscain irlandais. Au terme des travaux, dans la bulle « Cum occasione » (31 mai 1653, publiée le 9 juin 1653), Innocent X attribue les cinq propositions à Jansénius, et les condamne séparément : les quatre premières sont condamnées comme hérétiques et la dernière est condamnée comme fausse, sans faire la moindre mention du sens orthodoxe qu’elles pourraient avoir.
Le cardinal Mazarin est enchanté de la bulle « Cum occasione » qui marque une importante défaite du parti janséniste. Arrivée à Paris le 23 juin 1653, la bulle « Cum occasione » est remise officiellement au Roi, avec un bref personnel, par le nonce (Mgr Bagni), le 3 juillet 1653 ; elle est approuvée, le lendemain, par le Grand Conseil qui délivre des lettres patentes dont le cardinal Mazarin impose la réception au Parlement (24 juillet 1653). Cependant si la bulle « Cum occasione » a été reçue par la grande majorité des évêques français (16 juillet 1653), quatre d’entre aux (l’archevêque de Sens, l’évêque de Valence, l’évêque de Comminges et l’évêque de Beauvais) la refusent sous prétexte que les propositions condamnées ne sont pas en propres termes dans l’« Augustinius ».
Les adversaires du jansénisme poussent loin le contentement, à grands renforts de caricatures[3] et de badineries de mauvais goût à quoi répondent maladroitement les jansénistes blessés. Voulant définitivement terrasser les jansénistes, le jésuite Annat[4], confesseur du Roi, publie les « Cavilli jansenianorum »[5] (février 1654) où il a l’imprudence d’affirmer que les cinq propositions se trouvent en propres termes dans l’« Augustinius », ce qui déclenche une nouvelle controverse, tout-à-fait propre à redonner de l’ardeur à ses adversaires.
En effet,
Antoine Arnauld répand aussitôt divers écrits pour démontrer que les cinq
propositions, à part pour la première[6],
ne sont pas dans l’« Augustinius »,
et ne peuvent pas être regardées que comme des résumés sollicités par la pensée
de Jansénius, d’autant plus que l’« Augustinius »
contient des formules parfaitement contraires aux propositions condamnées.
Selon lui, la bulle « Cum Occasione »
condamne les cinq propositions au sens hérétique qui n’est absolument pas le
sens que leur a donné Jansénius.
[1] On ne sait pratiquement rien de la jeunesse d’Antoine Singlin (né à Paris en 1607) sinon que sa mère (Marguerite Gosselin) qui était liée à Port-Royal, y attacha ses fils : Mathieu fut envoyé par M. de Saint-Cyran dans son abbaye poitevine ; Pierre dont la fille (Marie-Angélique) était pensionnaire à Port-Royal, constitua une rente en faveur de Victor Pallu, médecin des Solitaires, et bénéficia d’une rente constituée par Guillaume Du Gué de Bagnols, grand ami du monastère. De 1620 à 1629, après qu’il eut été pendant neuf ans (1620-1629) apprenti chez Jean de Faverolles, marchand drapier fort pieux, Antoine Singlin qui s’était mis sous la direction de saint Vincent de Paul, se prépara au sacerdoce tout en servant à l’hôpital de la Pitié. Ordonné prêtre (26 mars 1633), M. Singlin qui fut assidu aux conférences du mardi où saint Vincent de Paul formait des ecclésiastiques, y rencontra un prêtre qui le mit en contact avec l’abbé de Saint-Cyran (1634) dont il devint un disciple dévoué. Dès 1636, M. de Saint-Cyran envoya M. Singlin le remplacer à l’Institut du Saint-Sacrement puis à Port-Royal où il fut bien accueilli par la mère Angélique et la mère Agnès qui était alors abbesse du monastère. M. Singlin quitta l’hôpital de la Pitié où il résidait encore, pour se mettre entièrement sous la direction de l’abbé de Saint-Cyran, qui lui confia l’éducation de trois enfants (1637) En octobre 1637, Singlin s’installa avec ses élèves dans les dehors du monastère de Port-Royal de Paris. Il fut rejoint par les premiers Solitaires, ces laïcs qui quittaient le monde pour vivre dans la pénitence et la retraite sous la direction de l’abbé de Saint-Cyran. Quand M. de Saint-Cyran fut emprisonné à Vincennes (14 mai 1638), M. Singlin fut en effet le seul prêtre au service des Solitaires. Ainsi se partagea-t-il entre le service des religieuses de Port-Royal, la direction des Solitaires et les visites rendues à M. de Saint-Cyran qui lui avait confié ses autres dirigés. Après la mort de M. de Saint-Cyran (11 octobre 1643), M. Singlin, à son corps défendant, le remplaça dans toutes ses charges dont il avait déjà l’usage. Outre que M. Singlin semble n’avoir jamais lu l’« Augustinius », il ne prit pas de position publique dans la polémique qui suivit la publication de « La fréquente communion » d’Antoine Arnauld, adoptant lui-même l’attitude qu’il recommandait aux religieuses : le silence et la prière. Néanmoins, il se préoccupa de trouver des cachettes sûres pour M. Arnauld. Pour le suppléer à Port-Royal des Champs où une vingtaine de Solitaires vivaient selon la règle qu’il leur avait prescrite, M. Singlin choisit M. Manguelen, mais celui-ci mourut après à peine un an de service (22 mai 1646). Il dirigeait aussi des femmes désireuses de mener une vie pénitente, sans cesser de vivre dans le monde (Anne de Rohan, princesse de Guéméné, Louise-Marie de Gonzague, princesse de Mantoue qui sera reine de Pologne, Madeleine de Souvré, marquise de Sablé, Anne Hurault de Cheverny, marquise d’Aumont) ; ce ministère fut éprouvant, car il constatait l’impossibilité pour ces femmes de se partager entre le monde et le cloître, et sa vision radicale et exigeante de la conversion en ressortit renforcée. M. Singlin fut le lien entre Port-Royal des Champs où une partie des religieuses s’étaient réinstallées (mai 1648) et Port-Royal de Paris. Malgré les troubles de la Fronde, il fit parvenir informations et vivres aux religieuses enfermées dans Paris assiégé. Après un sermon prononcé le 28 août 1649 (fête de Saint-Augustin), M. Singlin eut l’interdiction de prêcher par l’archevêque de Paris ; il fut rétabli le 1er janvier 1650. Il accueillit à Port-Royal des Champs plusieurs laïcs désireux de vivre la pénitence (Sébastien-Joseph du Cambout de Pontchâteau, Léon Bouthillier de Chavigny, Guillaume du Gué de Bagnols, et Louis-Charles d’Albert, duc de Luynes). Durant les troubles qui reprirent (septembre 1651-octobre 1652), M. Singlin participa à l’entreprise de charité de Charles Maignart de Bernières, pour venir au secours des pauvres de Picardie, de Champagne et de Lorraine particulièrement touchés par la guerre et la famine. Le directeur de Port-Royal se vit en effet remettre une forte somme d’argent (octobre 1652) par le comte de Chavigny mourant et fut accusé, à tort, après la mort de celui-ci d’extorsion de fonds au profit du monastère. Cette affaire et le nombre grandissant des pénitents et des religieuses étrangères à Port-Royal qui venaient à lui affaiblirent considérablement la santé de Singlin, qui fut gravement malade de l’été 1653 à l’été 1655. Alors que le Grand Arnauld était exclu de la Sorbonne (janvier 1656) et que Port-Royal était menacé, le miracle de la Saint-Épine (28 juin 1653) ferma la bouche aux détracteurs du monastère, et M. Singlin fut nommé supérieur de Port-Royal de Paris et des Champs (28 juin 1656). Dans la polémique janséniste, M. Singlin se rangea aux vues de Martin de Barcos, partisan du respect de la tradition et de l’autorité, contre Antoine Arnauld, Pierre Nicole et Blaise Pascal, modernes promoteurs des droits de la conscience individuelle. Bien qu’ils défendissent tous deux l’autorité contre la raison, une différence séparait cependant Barcos et Singlin : le premier s’appuyait sur son érudition, l’autre sur l’empirisme de sa charge de directeur. La première génération de Port-Royal, à laquelle appartenait M. Singlin, vieillissait : en 1658 moururent Antoine Le Maistre, la mère Marie des Anges et la marquise d’Aumont. Deux dernières brebis se présentèrent pourtant encore à Singlin : Renaud de Sévigné et Anne-Geneviève de Bourbon, duchesse de Longueville. Louis XIV fit frapper d’exil M. Singlin (5 mai 1661) ; le dimanche 8 mai 1661, M. Singlin, informé de la lettre de cachet qui l’exilait en Bretagne quitta secrètement Port-Royal et se cacha dans une maison du faubourg Saint-Marceau (Paris) et sur les terres de la duchesse de Longueville. Quoique caché, Singlin participait à la vie du monastère et aux discussions sur la conduite à tenir à l’égard de la signature du Formulaire condamnant l’ouvrage de Jansénius. Singlin, comme Barcos, était favorable à une signature des religieuses, estimant qu’elles n’avaient pas à se mêler de théologie et devaient renouer au plus vite avec leur vie de prière et de silence. Lors des conférences entre Jésuites et Jansénistes, on ne parvint pas à un accord, Antoine Arnauld ayant quitté les débats. Peu engagé dans les discussions qui le dépassaient, M. Singlin contribua toutefois à cimenter le groupe des amis de Port-Royal. Il s’efforça d’être un intermédiaire accommodant entre Barcos et Arnauld. Plaçant la concorde des personnes au-dessus du triomphe des idées, il jouit toujours du respect des docteurs jansénistes qui voyaient en lui l’héritier de M. de Saint-Cyran. Sa mort survenue le 17 avril 1664 jeta son entourage dans un profond désarroi.
[2] Luc Wadding, né le 16 octobre 1588 à Waterford (Irlande), commence ses études de philosophie lorsque sa famille doit se réfugier en Espagne. Il continue ses études au séminaire irlandais de Lisbonne (1603) puis au noviciat franciscain de Matozinhos (1604) d’où, profès, il est envoyé à Leiria pour terminer sa philosophie. Il fait sa théologie à Lisbonne et Coïmbre. Ordonné prêtre (1613), il fut professeur de théologie à Salamanque. En 1618, Antoine de Trejo, évêque de Carthagène et vicaire général de l’ordre des frères mineurs, ambassadeur extraordinaire de Philippe III près le Saint-Siège, l’emmène à Rome. Mgr de Trejo devant obtenir du Pape la définition de l’Immaculée Conception, Wadding fut chargé de rassembler la documentation patristique et conciliaire pour fournir des arguments théologiques. Resté à Rome où il avait gagné la confiance de son ministre général, il fut chargé (1619) de rassembler tous documents relatifs aux origines et à l’histoire des trois ordres franciscains. Il fonda le collège irlandais de Rome. Procureur de son ordre (1630-1634), commissaire général pour la France et l’Allemagne (1645-1648), prédicateur de la Cour pontificale, membre de la commission de réforme du bréviaire et des livres liturgiques, qualificateur du Saint-Office, consulteur des Congrégations de l’Index, de la Propagande et des Rites, il eut une activité débordante. Il fut l’un des consulteurs nommés par le Saint-Siège pour l’examen des erreurs de Jansénius ; sa bonne foi fut un moment surprise, mais il se rétracta avec beaucoup d’humilité. D’aucuns lui reprochèrent ses interventions dans le domaine politique à l’occasion des révoltes irlandaise. Il n’en conserve pas moins la confiance du Pape auquel il refusa la pourpre cardinalice. Il mourut à Rome le 16 novembre 1657. Si la partie la plus considérable et la plus connue de son œuvre est constituée par ses travaux historiques, plusieurs de ses ouvrages intéressent la théologie (plus spécialement la mariologie) et la philosophie.
[3] Dans un almanach intitulé “La déroute et confusion des jansénistes », on voit les jansénistes, conduits par Jansénius orné d’ailes de diable, se réfugiant auprès des calvinistes de Genève. Le Maistre de Sacy y répondit par ses « Enluminures » (janvier 1654), long poème satirique, d’ailleurs exécrable.
[4] (Estaing 1590- Paris 1670). Il entra en 1607 dans la Compagnie de Jésus, puis enseigna la philosophie et la théologie à Toulouse. Il fut plus tard nommé assistant (1648-52) puis provincial (1655) de Paris, et à partir de 1654 il fut le confesseur de Louis XIV. Ses œuvres sont principalement des travaux de polémique, rassemblés sous forme de Opuscula theologica, 3 vol. (Paris, 1666), dans lesquels il défendait la doctrine de la grâce des jésuites contre les Salmanticenses et les dominicains, ainsi que contre les jansénistes. Il a suscité de nombreuses attaques, notamment celle des jansénistes Antoine Baudry d’Asson, qui lui adressa une Lettre au P. Annat, jésuite, touchant un écrit qui a pour titre : La bonne fortune des jansénistes (1657).
[5] « Chicanes des jansénistes ».
[6] « Quelques commandements de Dieu sont impossibles aux justes qui veulent et s’efforcent selon les forces qu’ils ont présentes ; la grâce par laquelle ils leur seraient rendus possibles leur manque aussi. »
Communications précédentes :
Avant-Propos : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2654-ceh-xviiie-session-avant-propos
La rupture de 1661 (1/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2663-la-rupture-de-1661-2-3
La rupture de 1661 (2/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2664-la-rupture-de-1661-2-3
La rupture de 1661 (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2684-ceh-la-rupture-de-1661-3-4
De Colbert au patriotisme économique (1/3)
De Colbert au patriotisme économique (2/3)
De Colbert au patriotisme économique (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2693-ceh-de-colbert-au-patriotisme-economique-3-3
1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (1/3)
1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (2/3)
1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (3/3): https://www.vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/ceh-1661-transfert-de-la-cour-des-aides-de-cahors-a-montauban-3-3/
Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (1/3)
Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (2/3)
Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (3/3)
Découverte et esprit scientifique au temps de Louis XIV (1/2)
Découverte et esprit scientifique au temps de Louis XIV (2/2)
Louis XIV au Château de Vincennes (1/3)
Louis XIV au Château de Vincennes (2/3)
Louis XIV au Château de Vincennes (3/3)
1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage ? (1/2)
1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage ? (2/2)
La collection de tableaux de Louis XIV
Du cardinal Mazarin et du Jansénisme (1)
Du cardinal Mazarin et du Jansénisme (2)
Du cardinal Mazarin et du Jansénisme (3)
Du cardinal Mazarin et du Jansénisme (4)
Du cardinal Mazarin et du Jansénisme (5)