Saint-Sacrement
Chacun connaît une des plus célèbres fresques de Raphaël dans les appartement pontificaux du palais du Vatican : La Dispute du Saint-Sacrement, comme la scène est nommée depuis Giorgio Vasari. La plupart y voit d’abord le triomphe de l’Église sur les hérétiques de toutes sortes niant la présence réelle divine dans ce sacrement. Pourtant, le peintre a composé sa fresque avant le Concile de Trente qui fut la réponse appropriée aux négations du calvinisme et du luthéranisme. Ce chef-d’oeuvre, très composite et admirablement équilibré, nous rattache d’abord à l’instauration de la fête du Très Saint Sacrement, la Fête Dieu, ceci au Moyen-Age, à une époque où il fallut également s’opposer à certaines erreurs théologiques et doctrinales.
Pourquoi en parler ici ? Tout simplement parce que le royaume de France est encore une fois un des acteurs principaux de cette épopée religieuse. Ce sont de tels événements qui ont façonné notre pays en fille aînée de l’Église, en plus de l’élection qui fut la sienne pour un tel titre dès le Haut Moyen Age Il fut un temps, qui dura des siècles, où notre terre mérita ses privilèges. Cela devrait nous faire réfléchir alors que nous avons dilapidé l’héritage et que nous continuons à dépecer le peu qui en reste.
Si nous regardons la fresque de Raphaël, nous notons, à droite de l’autel, deux hommes assis, mitrés, à savoir saint Ambroise et saint Augustin. Derrière eux, se tiennent debout un pape, Urbain IV (et non pas Innocent III comme l’affirment beaucoup d’historiens), flanqué de saint Thomas d’Aquin et de saint Bonaventure. Nous voilà au coeur de l’épilogue de cette histoire sacrée.
De 1241 à 1248, un Français originaire de Champagne, Jacques de Troyes fut l’archidiacre de Liège. Retenons son nom car il va apparaître plus tard. Une mystique de ce diocèse, Julienne de Cornillon, religieuse dans un couvent qui faisait office de léproserie et de pensionnat pour jeunes filles, était sujette à des visions surnaturelles qu’elle avait du mal à interpréter. L’une d’entre elles, récurrente, lui montrait la lune avec un morceau vide. Il fallut une révélation supplémentaire pour lui faire comprendre que la lune était le symbole de l’année liturgique à laquelle il manquait une fête, celle du Saint-Sacrement. Bien sûr, le Jeudi Saint est l’institution de la Sainte Eucharistie et du sacerdoce, mais les rites de ce jour éminent, – notamment le lavement des pieds, pourtant secondaire, et le souci des pénitents et des catéchumènes-, risquaient de faire oublier l’essentiel. Le Saint-Sacrement ne pouvait pas y être adoré comme il le méritait. La nonne s’ouvrit de ces faveurs mystiques et de cette demande du Ciel à Jean de Lausanne, chanoine de Saint-Martin de Liège et à certains Dominicains professant à l’université de cette ville. Tous furent impressionnés et décidèrent de demander conseil à d’autres esprits sages et saints. Un des Dominicains, Jean de Cornillon, consulta son provincial Hugues de Saint-Cher qui encouragea la religieuse. Le frère Jean et la sœur Julienne composèrent alors un office du Saint-Sacrement qui fut aussitôt adopté dans leurs communautés et dans des églises de Liège. Tout ceci se passa avant 1240. L’évêque de Liège, Jean d’Eppes, remonté par la bourgeoisie locale,vit d’un très mauvais œil ces innovations. Son successeur, Robert de Thourotte, choisit comme archidiacre, Jacques, qu’il avait connu à Troyes, également ancien condisciples d’Hugues de Cher à l’université de Paris. Jacques de Troyes devint le directeur spirituel de la religieuse qui trouva en lui un soutien précieux. L’évêque fut acquis à la cause et institua une fête du Saint-Sacrement, le jeudi dans l’octave de la Sainte-Trinité, dans son diocèse . Malheureusement, il mourut en 1246 et son successeur, Henri de Gueldre, se rangea dans le camp des opposants et la fête fut supprimée. La sœur Julienne, devenue supérieure de son couvent, fut chassée par une foule déchaînée (bienheureuse époque où les manifestations avaient pour origine des controverses théologiques!) et se réfugia chez les Cisterciennes de Salzinnes. Tout aurait pu s’arrêter ici. La divine providence ne l’entendait pas ainsi. L’ancien provincial dominicain, Hugues de Saint-Cher, était devenu cardinal à la curie romaine. Il fut envoyé en 1252 comme légat pontifical en Germanie, région dont dépendait Liège. Non seulement il rétablit la fête à Liège mais il en étendit l’usage à toute la Germanie. La joie de Julienne fut de courte durée car, à peine le légat reparti, la fête fut abandonnée presque partout. Gravement malade, retirée à Fosses près de Namur, Julienne mourut en 1258 sans que son vœu de fête universelle du Saint-Sacrement ne fût réalisé.
Heureusement, une autre sainte femme de Liège, vivant en recluse contre la collégiale Saint-Martin, Eve, avait été sa confidente. Elle reprit le flambeau, d’autant plus que Jacques de Troyes (le revoilà enfin!), l’ancien archidiacre du diocèse, venait d’accéder au suprême pontificat en 1261, sous le nom d’Urbain IV (le pape entouré de saint Thomas d’Aquin et de saint Bonaventure sur la fresque de Raphaël). Tout contribuait à convaincre le Souverain Pontife dont la dévotion envers le Saint-Sacrement était profonde, mais il hésitait encore. Tandis qu’il résidait dans son palais d’Orvieto, un miracle eucharistique se produisit à Bolsène, une ville voisine : un prêtre célébrant la messe fit tomber par maladresse une goutte du Précieux Sang sur le corporal. Il essaya de réparer cet accident en pliant le linge, mais la goutte de sang devint une tache qui traversa toutes les épaisseurs, ainsi que les trois nappes de l’autel pour finalement ensanglanter la pierre même de l’autel. Le pape se fit remette le corporal et le plaça dans un reliquaire où il est encore exposé aujourd’hui à Orvieto. Raphaël peignit également ce miracle pour les appartements du Vatican.
Entre alors en scène le grand chantre de la Sainte Eucharistie, saint Thomas d’Aquin. Ce dernier, célèbre et tiraillé de toutes parts, servait à l’époque de chapelain pour Urbain IV. De retour du chapitre général de son ordre en Angleterre, il rejoignit la cour pontificale où Urbain IV lui rapporta les révélations de la bienheureuse Julienne et le miracle de Bolsène. Saint Thomas raconta de son côté le miracle qui s’était produit à Paris, lors de sa dernière année de résidence dans cette ville, au cours de la célébration d’une messe à la Sainte-Chapelle. Au moment de l’élévation de l’hostie, à la place de celle-ci, un enfant tout de lumière apparut aux fidèles. Le célébrant n’osait plus baisser les mains, de peur que l’apparition ne s’évanouît. Le palais royal était proche (actuel palais de justice) et on s’y précipita pour prévenir le roi qui était Louis IX, saint Louis. Invité à aller voir ce prodige, notre saint roi répondit admirablement : « Que ceux qui ne croient pas à la présence réelle de Jésus-Christ dans le Saint Sacrement aillent voir le miracle. Par la grâce de Dieu, je n’ai pas besoin d’un tel témoignage pour affermir ma foi. » Le pape et le saint dominicain tombèrent d’accord pour ne plus retarder l’institution d’une fête pour le Saint-Sacrement. Il fallait auparavant en écrire l’office liturgique. Non point les textes de la messe qui, selon une tradition millénaire, devait provenir de messes déjà existantes, mais les textes pour l’office du bréviaire. Denys le Chartreux nous rapporte que le pape Urbain IV demanda à la fois à saint Bonaventure, le théologien franciscain le plus fameux, et à saint Thomas d’Aquin, de rédiger cet office. Le jour venu, les deux éminents docteurs comparurent devant le Souverain Pontife. Saint Thomas commença par la lecture de sa composition. Il est dit qu’au fur et à mesure, saint Bonaventure déchira ses propres feuillets, déclarant à la fin son admiration pour saint Thomas : « Très Saint Père, pendant que j’écoutais le frère Thomas, il me semblait entendre le Saint-Esprit. Lui seul peut avoir inspiré d’aussi belles pensées. » Nous ne connaîtrons donc jamais le texte préparé par le Docteur séraphique qui, par humilité, s’inclina devant le Docteur angélique. Les deux ordres en sortaient grandis, les Franciscains à cause de l’humilité et les Dominicains à cause du génie.
Le 19 juin 1264, en présence d’une foule considérable de fidèles et de centaines de prélats et de clercs, le pape célébra la messe du Saint-Sacrement dans la cathédrale de Viterbe. En août, la bulle Transiturus étendit la fête à l’Église toute entière. Telle fut l’oeuvre d’un pape français. Le 8 septembre, il envoya à Eve la recluse une bulle pour lui exprimer sa gratitude, privilège insigne qui s’étendait à Julienne désormais dans la patrie céleste. Le bon pape mourut à Pérouse en octobre, pieusement. Voilà un pontife qui mériterait béatification et canonisation. La France, en son royaume, a donc permis l’approfondissement du culte eucharistique grâce à cette fête instituée par un pape français. Il est bon de s’en souvenir, comme de savoir que la première procession de la Fête Dieu eut lieu à Avignon, alors que les papes y résidaient. Avignon où fut canonisé plus tard saint Thomas d’Aquin, le chantre de l’Eucharistie qui repose en l’église des Jacobins de Toulouse par ordre pontifical d’Urbain V en 1369. Richesse de l’histoire de l’Église et de sa Tradition qu’il faut protéger et faire fructifier.
P.Jean-François Thomas s.j.
Lundi Saint
15 avril 2019