Les mirages de la vidéosurveillance
Depuis le début des années 2000, l’insécurité étant au cœur des préoccupations des citoyens, la vidéoprotection est apparue comme un outil propre à résoudre une partie significative de ce problème. C’est donc en toute logique que l’État à partir de 2010 a lancé un grand chantier pour augmenter de manière significative le parc de caméras de surveillance de la voie publique. Pour ce faire, il a doté le F.I.P.D. (fonds interministériel de prévention de la délinquance) de fonds destinés à couvrir à hauteur de 40%, les frais d’investissement des communes s’équipant de cet outil.
Dans le même temps, afin de promouvoir cet outil, l’État a commandé des rapports[1] mettant en lumière les conditions de mise en œuvre, puis l’efficacité du dispositif. Or, ces rapports posent problème. En effet, a contrario de nombreux pays occidentaux, la criminologie n’est pas une discipline universitaire, elle reste le pré carré de l’État, ce qui laisse planer un doute quant à l’impartialité de ces productions. Par ailleurs, la méthodologie employée est sujette à caution. Ainsi, le rapport de juillet 2009 conclut que « l’analyse des statistiques de la délinquance montre un impact significatif de la vidéoprotection en matière de prévention puisque le nombre de faits constatés baisse plus rapidement dans les villes équipées de vidéoprotection que dans celles où aucun dispositif n’est installé. »[2] Or cette analyse est essentiellement fondée sur les sections de l’état 4001 relatives aux atteintes aux biens ainsi qu’aux atteintes volontaires à l’intégrité des personnes, dont la majorité des items constituant ces sections n’est pas à proprement parler des crimes et délits de voie publique. Elle s’appuie également sur les données recueillies auprès des systèmes appartenant à la RATP et à des réseaux de transports en commun de grandes agglomérations telles que celui de Lille, qui n’entrent pas dans le champ des caméras dites de voie publique. Par ailleurs, la communication gouvernementale ne s’est pas étendue sur le chapitre consacré au taux d’élucidation[3]. Une lecture attentive permet de se rendre compte que le taux d’élucidation des faits de délinquance de proximité n’a pas davantage progressé dans les villes équipées de vidéosurveillance (de 7,7 % à 11,3 % : + 3,6 points) que dans celles qui ne le sont pas (de 8,4 % à 11,9 % : + 3,5 points). Il est même demeuré plus faible dans les premières. En délinquance générale, il s’est davantage amélioré dans les secteurs non vidéosurveillés (de 23,2 % à 35,2 % : + 12 points) que dans ceux qui le sont (de 23,1 % à 32,9 % : + 9,8 points).
Au niveau communal, peu d’études ont été conduites pour évaluer l’efficacité des dispositifs de vidéoprotection et lorsqu’elles sont réalisées, elles le sont en dehors de tout processus scientifiquement reconnu. La ville de Lyon procède annuellement à des évaluations[4], mais celles-ci sont imparfaites. En effet, fondées sur les données recueillies sur les 57 îlots de la ville, elles comparent l’évolution de la délinquance entre les zones vidéosurveillées et celles qui ne le sont pas. Or, les secteurs vidéosurveillés ne représentent que 10% de la surface des îlots équipés. Néanmoins, il ressort de ces études que si la délinquance de voie publique a baissé de 23,5% dans les secteurs équipés de caméras, elle baissait dans le même temps de 21,9% dans les secteurs non équipés, soit un delta de 1,6%. Ce qui est un rendement on ne peut plus faible en regard des investissements consentis.
Dans le même temps, à l’international de nombreuses études d’évaluation ont été conduites par des universitaires à la demande des villes ou des États. Ces méta-analyses prennent en compte de nombreux critères de mesure d’impact qui n’apparaissent pas dans leurs équivalents français : tendances de la criminalité, fréquences variables de patrouilles de police, niveaux de l’éclairage de la voie publique, déplacements des hot-spots ou modification de l’activité délinquante, etc. Par ailleurs, elles font la différence entre les caméras de voie publique et celles installées dans les transports en commun, les centres commerciaux, les parkings, etc. Ainsi, au Royaume-Uni, le Home Office a lancé une étude en 2002[5] qui a constaté que l’ensemble des caméras n’a eu aucun impact significatif sur la criminalité. Selon les zones, cela allait d’un impact faible, à aucun impact ; il y a même un secteur où la délinquance a augmenté en dépit de l’installation de caméras. Une nouvelle étude a été conduite en 2005[6] qui a également conclu que la vidéosurveillance n’avait aucun effet global sur le taux de criminalité. Faibles résultats à mettre en balance avec les sommes investies qui ont représenté 78% du budget du British Home Office durant les années 90, soit un montant d’environ 578.450.000 €. Enfin, une synthèse[7] de ces études ainsi que de celles qui ont été conduites aux États-Unis, a été publiée par l’American Civil Liberties Union et arrive exactement aux mêmes conclusions.
Une estimation de l’investissement à supporter par les communes a été réalisée en 2008 dans le cadre d’une synthèse[8] réalisée pour le compte de l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme. Elle arrive à un chiffre moyen, tout compris[9], de 20.000 € par caméra. En 2011, la Cour des Comptes a publié un rapport sur les forces de l’ordre[10]. Les problèmes de la vidéoprotection y sont abordés dans le sixième chapitre. Pour ce qui concerne le coût d’investissement, le rapport s’appuie sur les chiffres qui lui ont été communiqués par les Chambres Régionales des Comptes. On peut voir que les montants varient selon les communes ou intercommunalités en fonction de la densité de caméras par habitants, du type de réseau retenu (fibre, wi-fi, etc.), les coûts par caméra s’échelonnant de 11.500 € jusqu’à 101.400 €, ce qui donne une moyenne pondérée, pour un échantillon étudié composé de 1.314 caméras, de 36.600 € par caméra. A ce coût, il convient d’ajouter celui de l’étude préalable de faisabilité, sans oublier ceux liés à l’assistance au maître d’ouvrage (rédaction avant projet définitif, rédaction du cahier de consultation des entreprises et du marché public) dont les montants varient en fonction du prestataire retenu, mais qui sont estimés, en moyenne, à 30.000 € et 50.000 € par Fonteneau et Le Goff en 2008[11].
Concernant le coût total annuel d’exploitation, la Cour des Comptes se fonde sur la rémunération des personnels, les frais de maintenance ainsi que le loyer de la ligne fibre optique pour le transfert des images au centre de stockage. Là encore les différences peuvent être importantes, liées notamment aux caractéristiques des réseaux, au nombre d’agents affectés, etc. Elles s’échelonnent de 3.600 € à 19.900€ par an et par caméra. Ce qui donne une moyenne pondérée de 7.400 € par an et par caméra.
Il est à noter que si l’ensemble des frais d’investissement et d’exploitation sont partiellement pris en charge par la subvention du F.I.P.D. (40%) l’année de l’installation, l’intégralité des frais d’exploitation, les années suivantes, sont à la charge des communes. A titre indicatif, la Cour des Comptes précise que les frais liés à la location de la ligne assurant le raccordement du réseau au centre de stockage peuvent monter jusqu’à 20.000 € par an !
Sur le plan pratique, plusieurs problématiques se posent. En premier lieu : « est-ce que le volume d’actes criminels ou délinquants justifie l’investissement consenti ? »
Ensuite, le choix du système : avec ou sans opérateur. Un système avec opérateur, peut via l’action du personnel effectuer des zooms qui permettront d’identifier plus aisément les auteurs de délits, il permettra également, en opérant des panoramiques, de renseigner la patrouille d’intervention sur le nombre d’individus impliqués, la direction de fuite, la conformation des lieux, etc. Néanmoins, si l’augmentation du taux d’interpellations est significatif[12] pour ce qui concerne les lieux fermés (banques : 50% des auteurs de braquage identifiés et interpellés dans les 2 ans, métro : 83% des faits détectés grâce aux caméras et + 36% des interpellations), il n’en va pas de même pour les caméras de voie publique. Ainsi, en 2006 à Saint-Etienne[13], ville équipée de 55 caméras à l’époque, 198 faits ont été détectés grâce à l’opérateur de vidéosurveillance et ont donné lieu à interpellations. Chiffre à mettre en rapport avec les 16.378 crimes et délits recensés la même année sur Saint-Etienne, soit un volume de 1,20% des faits résolus grâce à cet outil. De fait, à l’occasion de la Security Document World Conference (22-23 avril 2008, Londres), un représentant de Scotland Yard a présenté le dispositif comme un « utter fiasco » (échec complet). Alors que le Royaume-Uni a investi des centaines de millions pour s’équiper du plus vaste système de surveillance d’Europe (environ 15% des caméras de surveillance dans le monde), seuls 3 % des délits sont résolus à l’aide des caméras de surveillance,
Un système sans opérateur s’il permet d’éviter la masse salariale des opérateurs, n’a d’intérêt que dans la mesure où il permet, a posteriori, de disposer d’images permettant l’identification des auteurs d’actes criminels ou délinquants. Si cela permet d’améliorer le taux de résolution, cela rend totalement inopérant l’argument de la prévention habituellement avancé pour promouvoir la vidéoprotection auprès de la population. Argument faible par ailleurs, en ce qu’il joue essentiellement sur le sentiment d’insécurité ressenti. En effet, plusieurs études[14] ont montré que les délinquants adoptent rapidement des stratégies de dissimulation de leur identité, d’adaptation à l’outil de leur modus operandi. De fait, pour reprendre l’exemple de Saint-Etienne, le taux de criminalité était de 74,35‰ en 2004, de 71,96‰ en 2005, puis est monté à 73,42‰ en 2006.
Par ailleurs, la communication autour de chiffres globaux occulte souvent la fine réalité du terrain. Ainsi l’enquête conduite à Airdie (Ecosse)[15], banlieue de Glasgow, 35.000 habitants, a montré que si le chiffre global de baisse des faits constatés était de 21%, la baisse n’était pas égale selon le type d’infraction. Les deux catégories qui incluent les infractions les plus graves, comme les homicides, les crimes sexuels, les agressions violentes ou les attaques à main armée, n’ont pas connu d’évolution notable, leur nombre étant demeuré stable (une centaine avant et après l’installation des caméras). Le nombre de délits relatifs à l’usage de drogues a augmenté de 106 % au cours de la période de référence (180 délits supplémentaires). Le taux des infractions relatives à l’usage de véhicules (conduite en état d’ivresse, excès de vitesse, etc.) a augmenté de 126 % (128 délits supplémentaires). La catégorie qui regroupe les atteintes à la paix publique (bagarre, état d’ivresse, etc.) a connu le taux de croissance le plus élevé (+ 133 %), ce qui représente 194 délits supplémentaires.
Au mois de mars 2013, un sondage BVA montrait que 75% des Français sont favorables à la vidéosurveillance. On peut se demander si ce résultat serait le même si les Français avaient été correctement informés. Or, la communication pendant le mandat Sarkozy comme sous la présidence Hollande présente cet outil comme l’arme secrète qui résoudra tout ou partie des problèmes d’insécurité. A titre de comparaison, les sommes dépensées par le F.I.P.D. pour subventionner l’installation de caméras par les communes pourraient financer la création de 6.500 postes de policiers municipaux. Le faible rendement en termes de sécurité publique a tout naturellement poussé les communes à trouver d’autres moyens d’utiliser ce coûteux outil. C’est ainsi qu’est née la vidéo-verbalisation, qui après l’implantation des radars est en passe de devenir un moyen supplémentaire de collecter ce qui s’apparente bel et bien à un impôt déguisé. Ou comment sous couvert de sécurité un État se livre à la mise en coupe réglée de la population. Au pénal, ça s’appelle de l’extorsion.
Pascal Cambon
[1] Conditions d’efficacité et critères d’évaluation (INHESJ juillet 2008), Rapport sur l’efficacité de la vidéoprotection (IGPN-IGA-IGN juillet 2009)
[2] Rapport sur l’efficacité de la vidéoprotection (IGPN-IGA-IGN juillet 2009), page 45
[3] Ibid. pages 15 à 26
[4] Surveiller pour prévenir ? Étude et évaluation des effets et pratiques de la vidéosurveillance à Lyon (1999-2010)
[5] Welsh & Farrington – Crime prevention effects of closed circuit televisions : a systematic review (Home Office Research Study 252 – 08/2002)
[6] Gill & Spriggs – Assessing the impact of CCTV (Home Office Research Study – 292 02/2005)
[7] Noam Biale – What criminologists and others studying cameras have found (ACLU – 2008)
[8] Fonteneau & Le Goff – Vidéosurveillance et espaces publics, état des lieux des évaluations menées en France et à l’étranger (IAU – 10/2008)
[9] Caméras, réseau, stockage numérique, poste de contrôle.
[10] L’organisation et la gestion des forces de sécurité publique (Cour des Comptes – 07/2011)
[11] Fonteneau & Le Goff – Vidéosurveillance et espaces publics, état des lieux des évaluations menées en France et à l’étranger (IAU – 10/2008), page 17
[12] Vidéosurveillance des lieux publics – rapport de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme (Parlement européen – 01/2008)
[13] Douillet, Dumoulin & Germain – Un dispositif socio-technique à la loupe : genèse et banalisation de la vidéosurveillance dans trois villes françaises (Congrès de la Société Québécoise de Science Politique – 05/2009) page 23
[14] Ditton – Public Support for Town Centre CCTV Schemes: Myth or Reality?’ (1998)
[15] Ditton & Short – Does CCTV prevent crime ? An evaluation of the use of CCTV surveillance cameras in Airdrie town center. (Crime and Criminal Justice Research Findings, n°8. Édimbourg : The Scottish Office Central Research Unit – 1995)