Article I Chapitre Premier Des sacrifices en général (4)
[Au fil des classiques Série Joseph de Maistre – 18]
Paul de Beaulias– Au fil des classiques
Série Joseph de Maistre
Maistre, Joseph de (1753-1821). Œuvres complètes de J. de Maistre (Nouvelle édition contenant les œuvres posthumes et toute sa correspondance inédite). 1884-1886
Articles précédents:
1-Joseph de Maistre, une figure traditionnelle prise dans les tourments de l’époque
2- Joseph de Maistre vu par son fils
3- Introduction et chapitre I « Des révolutions » [Considérations sur la France-1]
5- Chapitre III « De la destruction violente de l’espèce humaine. »[Considérations sur la France-3]
6- Chap.IV « La république française peut-elle durer ? » [Considérations sur la France-4]
7- Chap. V « De la révolution française considérée dans son caractère antireligieux.— Digression sur le christianisme. » [Considérations sur la France-5]
8- Chap.VI « De l’influence divine dans les constitutions politiques. » [Considérations sur la France-6]
9- Chap.VII « Signes de nullité dans le Gouvernement français. » [Considérations sur la France-7]
10- Chap.VIII « De l’ancienne constitution française. » (première partie) [Considérations sur la France-8]
11- Chap.VIII « Digression sur le roi et sur sa déclaration aux Français du mois de juillet 1795. » [Considérations sur la France-9]
12- Chapitre IX « Comment se fera la contre-révolution, si elle arrive? » [Considérations sur la France-10]
13- Chapitre X « Des prétendus dangers d’une contre-révolution. »
[Considérations sur la France-11]
14- Éclaircissement sur les sacrifices [Éclaircissement sur les sacrifices -1]
15-Article I Chapitre Premier Des sacrifices en général (1) [Éclaircissement sur les sacrifices -2]
16-Article I Chapitre Premier Des sacrifices en général (2) [Éclaircissement sur les sacrifices -3]
17-Article I Chapitre Premier Des sacrifices en général (3) [Éclaircissement sur les sacrifices -4]
Tout cela pour dire que le sentiment de faute vient d’abord de la chair, et que l’instinct des religions naturelles et de voir dans le corps et la partie animale de « l’âme » la cause du péché. Il illustre cela par les rites égyptiens d’embaumement, qui séparent les parties molles, « animales », considérées comme cause des passions. Pourquoi les égyptiens ? Car c’est une civilisation très ancienne, et reconnue par les antiques comme dépositaire de vérités immémoriales. Il conclut ainsi à l’universalité de l’intuition naturelle qui se concrétise dans la Révélation par le diptyque chair-esprit, esclave de la chair, esclave du monde, ou esclave de Dieu :
« Or il est certain que, dans cette cérémonie, les Egyptiens peuvent être regardés comme de véritables précurseurs de la révélation qui a dit anathème à la chair, qui l’a déclarée ennemie de l’intelligence, c’est-à-dire de Dieu, et nous a dit expressément que tous ceux qui sont nés du sang ou de la volonté de la chair ne deviendront jamais enfant de Dieu.
L’homme étant donc coupable par son principe sensible, par sa chair, par sa vie, l’anathème tombait sur le sang ; car le sang était le principe de la vie, ou plutôt le sang était la vie. Et il est bien singulier que cette vieille tradition orientale à laquelle on ne faisait plus d’attention, ait été ressuscitée de nos jours, et soutenue par les plus grands physiologistes. »[1]
Outre le fait intéressant qu’il n’hésite pas à puiser dans toutes les religions et les mythes quand il déniche de l’universalité dans les choses, nous remarquons où il veut en venir : les sacrifices seront sanglants, car le sang est vu comme principe de la vie (animale) et donc de la vie pécheresse qu’il faut expier. Remarquons encore qu’il cite des versets de la Bible pour montrer la place du sang, et aussi en fin de citation sa tournure d’esprit qui explique comment les erreurs deviennent erreurs par excès et caricatures d’une part de vérité : le sang est signe de vie, mais à trop le mettre au centre, on perd de vue l’essentiel, la vie spirituelle et la conversion ; il fera la même remarque plus tard sur l’explication des sacrifices humains comme excès de l’intuition naturelle qui ne peut être surmonté que dans le sacrifice christique.
Il en arrive enfin sur l’explication du sacrifice, son explication anthropologique dirions-nous aujourd’hui. Il expose d’ailleurs à nouveau le principe clef de réversibilité des peines, inscrits en nous et dans notre nature, principe qui établit que nous pouvons payer pour les fautes des autres involontairement (le péché originel dont nous sommes tributaires, et les conséquences néfastes sur nous des autres péchés commis par d’autres) ou volontairement (par le sacrifice, la prière et l’action de grâce pour racheter les fautes des autres, ainsi que les fruits des vertus, des bonnes œuvres sur les autres) :
« La vitalité du sang, ou plutôt l’identité du sang et de la vie étant posée comme un fait dont l’antiquité ne doutait nullement, et qui a été renouvelé de nos jours, c’était aussi une opinion aussi ancienne que le monde, que le ciel irrité contre la chair et le sang, ne pouvait être apaisé que par le sang : et aucune nation n’a douté qu’il n’y eût dans l’effusion du sang une vertu expiatoire ! Or, ni la raison ni la folie n’ont pu inventer cette idée, encore moins la faire adopter universellement. Elle a sa racine dans les dernières profondeurs de la nature humaine, et l’histoire, sur ce point, ne présente pas une seule dissonance dans l’univers. La théorie entière reposait sur le dogme de la réversibilité. On croyait (comme on a cru, comme on croira toujours) que l’innocent pouvait payer pour le coupable ; d’où l’on concluait que la vie étant coupable, une vie moins précieuse pouvait être offerte et acceptée pour un autre. On offrit donc le sang des animaux ; et cette âme, offerte pour une âme, les anciens l’appelèrent antipsychon (), vicariam animam ; comme qui dirait âme pour âme ou âme substituée. »[2]
Dit et bien dit. Remarquons, qu’outre la définition remarquable du sacrifice et sa généaologie qui trouve ses racines dans notre nature fondamentale, Joseph de Maistre montre encore un outil méthodologique précieux et traditionnel : il transpose l’argument de la vérité du dogme, qui est dogme car, quand il n’est pas révélé, il est certifié par la Tradition, c’est-à-dire cru partout et de tout temps par tout le monde, ce qui montre sa vérité foncière. Ainsi du principe de réversibilité, dont la réalité est plus convaincante que tout raisonnement logique, et que la révélation vient évidemment confirmer en sus, mais qui, pour ce principe-là, peut se remarquer partout dans l’histoire des hommes et dans toutes les religions[3]. Remarquons aussi son érudition et à quel point la connaissance profonde de langues et cultures étrangères – ici antiques- nourrissent la subtilité et le souci de l’exactitude dans l’usage des expressions.
Il remarque ainsi :
« Rien n’est plus frappant dans toute la loi de Moïse que l’affection constante de contredire les cérémonies païennes, et de séparer le peuple hébreu de tous les autres par des rites particuliers ; mais, sur l’article des sacrifices, il abandonne son système général, il se conforme au rite fondamental des nations ; et non seulement il se conforme, mais le renforce au risque de donner au caractère national une dureté dont il n’avait nul besoin. Il n’y a pas une des cérémonies prescrites par ce fameux législateur, et surtout pas une purification, même physique, qui n’exige du sang.
La racine d’une croyance aussi extraordinaire et aussi générale doit bien être profonde. Si elle n’avait rien de réel ni de mystérieux, pourquoi Dieu lui-même l’aurait-il conservée dans la loi mosaïque ? où les anciens auraient-ils pris cette idée d’une renaissance spirituelle par le sang ? et pourquoi aurait-on choisi, pour honorer la Divinité, pour obtenir ses faveurs, pour détourner sa colère, une cérémonie que la raison n’indique nullement et le sentiment repousse ? Il faut nécessairement recourir à quelque cause secrète, et cette cause était bien puissante. »[4]
Arguments intéressants s’il en faut. Dans cette partie qui conclut son premier chapitre, il constate simplement ce fait anthropologique, éclairé par la foi certes, mais fait objectif qui ne peut pas être contredit. Il va ensuite, au lieu de le dénigrer un peu trop facilement comme le ferait le scientiste, l’expliquer profondément, et comprendre sa place à la lumière de la Foi, seule démarche véritablement féconde. Soulignons que son attitude à prendre Dieu à témoin est vraiment intéressante, sans que cela n’affaiblisse d’ailleurs son jugement, au contraire, et sans non plus le citer pour tout et n’importe quoi, mais juste pour ce qu’il faut.
Soulignons aussi l’intérêt de sa démarche de repérer des traits universels, ensuite sublimés par la Révélation, mais en puisant dans l’expérience de tous les temps, pour mieux éclairer et rehausser les mystères christiques, mais aussi, par cette connaissance meilleure de l’homme, mieux convaincre les incrédules. Les fondements qu’il nous fournit sont précieux et d’une grande aide pour développer son propos et continuer son œuvre. Remarquons aussi ce détail important qui consiste à rappeler que la notion de sacrifice, naturelle à l’homme, ne l’est du moins qu’à l’homme blessé comme conscience universelle de la faute première et du besoin de rachat : le sacrifice n’existait pas dans l’Eden, seule la louange, la prière et l’action de grâce, qui se retrouvent aussi au Ciel d’ailleurs.
[1] Ibid, p.296-297
[2] Ibid, p.300-301
[3] Ici il sera intéressant de présenter les cas japonais pour examiner la portée universelle de ce propos.
[4] Ibid, p.303-304