De l’identité à la française
La France ne s’est pas construite en un jour comme nous le savons, et ce qui est la fine fleur de son identité culturelle fut forgée en partie au XVII° siècle, ayant pour conséquence un rayonnement sur tous les autres pays, héritage qui est encore le nôtre malgré les destructions révolutionnaires, les mutilations républicaines et les aberrations contemporaines. Dans le manuel scolaire laïc Lagarde et Michard consacré à la littérature française du XVII° siècle, -ouvrages aujourd’hui délaissés…- se trouvait une belle reproduction en couleurs du tableau de Simon Vouet, Allégorie de la richesse, aujourd’hui au Louvre. Il s’agit d’un des chefs-d’oeuvre de ce peintre, fondateur d’une peinture à la française après avoir été à Rome un caravagesque de talent et un artiste apprécié des papes et de leur cour. Cette toile, qui se trouva toujours dans les collections royales, puis nationales, est en quelque sorte la quintessence de cette identité française dont beaucoup se gargarisent sans jamais la définir. Elle est un modèle de perfection, d’harmonie, d’équilibre, de sensualité saine, d’élégance non dépourvue d’intériorité, de clarté et de joie, bref, de ce « juste milieu »,- dont saint Thomas d’Aquin parlait déjà à propos de l’exercice des vertus à la suite d’Aristote-, qui fut comme le sceau de cet art classique naissant au Grand Siècle français, équilibre harmonieux présent non seulement en peinture mais aussi en sculpture, en architecture, en poésie, en musique, en littérature et dans tous les arts mineurs qui forgèrent un art de vivre à la française copié rapidement dans toutes les cours européennes. Dans le tableau de Vouet, la Richesse ailée, femme à la peau laiteuse et à la tête couronnée de laurier, drapée de somptueuses étoffes d’or et de safran, enveloppe de ses bras délicats un putto joufflu qui comme en extase, montre du doigt le ciel, unique dispensateur des richesses, tandis qu’elle se penche affectueusement vers un autre angelot empêtré au milieu de vaisselle d’orfèvrerie lui tendant maladroitement des colliers de perles et de gemmes. Tout est dit ainsi de la gloire de la France qui s’édifie sous Louis XIII grâce au cardinal de Richelieu.
Grotius, dans son De jure belli et pacis, dédicacé à ce roi, parle de la France comme « du plus beau royaume après celui du ciel ». Pourtant le pays avait bien manqué sombrer au XVI° siècle, dès la fin de cette Renaissance éphémère initiée par François I, sous les coups d’un double boutoir : l’hérésie protestante et les guerres civiles qui vont en découler ainsi que l’anarchie féodale qui renaît avec la Fronde. Il ne faut pas oublier les dangers extérieurs, à savoir la tenaille que représentent les Hasbourg d’Autriche et ceux d’Espagne qui manqua d’absorber le royaume de France si ce dernier ne s’était jeté courageusement dans la bataille, à la fois miliaire et diplomatique en scellant des alliances parfois surprenantes pour un royaume très chrétien catholique. Périodes de violences, de pillages, de famines, conséquences des querelles religieuses très politiques et des intrigues étrangères. En mai 1649, Poussin écrivait de Rome à Chantelou, un de ses plus fidèles mécènes : « Nos ennemis se vantaient que bientôt cette superbe ville (Paris) servirait d’exemple aux autres à jamais par sa ruine totale. » Il faudra attendre l’écrasement de la Fronde par Mazarin et l’instauration de la monarchie personnelle du Roi Soleil pour que se dissipe enfin totalement cette tragédie du royaume de France. Il faudra cinquante ans pour que le pays rattrape son retard sur ses grands voisins, puis les dépasse grâce à Louis XIV. Les arts vont jouer un rôle clef dans l’élaboration de cette identité française. Marc Fumaroli, dans son superbe texte introductif au catalogue de l’exposition de 1982 sur les peintures françaises du XVII° siècle dans les collections américaines, au Grand Palais à Paris, puis au Metropolitan Museum de New York et à l’Art Institute de Chicago, « Des leurres qui persuadent les yeux », note le caractère épique du redressement de la France, ceci dès Richelieu : « L’enjeu de cette épopée n’était rien de moins que l’identité même de la France. Et cette identité ne pouvait être pleinement garantie, dans les conditions du temps, que par une identification collective à la personne du roi. »
La langue française fut la première pierre de ce nouvel édifice. Certes, depuis 1539 et l’Edit de Villers-Cotteret, elle était devenue obligatoire pour tous les actes officiels, mais elle demeurait « vulgaire » comparée au latin, idiome de l’Eglise et de l’humanisme, à l’italien, hégémonique dans les cours raffinées de l’Europe, et même au castillan, parlé par toutes les âmes bien nées y compris en France. Certes la France est alors riche en traductions et ces dernières furent la porte ouverte pour la mise en place d’une « politique de la langue » par Richelieu qui, par ricochet, entraîna un mécénat pour les arts jusqu’alors inexistant. Colbert, l’autre cheville ouvrière de cette identité, pourra déclarer en 1669 : « Nous devons faire en sorte d’avoir en France tout ce qu’il y a de beau en Italie ». Ainsi, à la fin du siècle, Le Mercure galant conclura : « On peut dire que l’Italie est en France et que Paris est une nouvelle Rome. » Depuis Louis XIII, le royaume rêve d’un retour de l’Age d’or, et l’Italie, et la Rome, dont on parle ne sont pas d’abord celles de la Renaissance mais celles du siècle d’Auguste, le siècle de Mécène , de Virgile et d’Horace, celui qui succédait aux troubles occasionnés par César et Pompée, celui qui est comme une image du règne du Christ qui naît sur terre à cette époque. La France avait l’ambition de devenir un exemple d’équilibre, de paix, de prospérité et de beauté, comme le fut le règne d’Auguste qui ferma, après tant d’années de guerre, les portes du Temple de Janus sur le forum. Pour cela, il fallait sacrifier en partie l’héritage des deux périodes d’or du royaume : le gothique de saint Louis et la Renaissance maniériste de François I. Il fallait inventer une nouvelle langue, dans tous les domaines, ce à quoi s’attelèrent Richelieu, Mazarin, Colbert et les grands serviteurs de l’Etat. Paris va devenir une nouvelle Rome augustéenne et non point « romaine catholique ». Le modèle sera la grandeur, la clarté, la simplicité, la retenue vertueuse, l’urbanité de la Rome d’Auguste alliée à tout ce que la révélation chrétienne avait pu apporter d’équilibre et de vérité. Ce classicisme à la française, esthétique dite « attique », va se méfier du baroque romain et du maniérisme grandiloquent espagnol. Il les regardera comme de mauvais goût car rompant la retenue, l’harmonie et l’équilibre. D’ailleurs lorsque ce juste milieu sera abandonné sous la Régence et sous Louis XV au XVIII° siècle, les idées folles s’engouffreront à la suite de cette révolution des arts et provoqueront la chute de cette identité française qui avait provoqué l’admiration et l’envie de toutes les cours d’Europe.
S’il fallait résumer d’un mot ce qui meut les hommes dans le Grand Siècle, il faudrait utiliser le mot honneur. Il suffit de regarder par exemple les admirables portraits de Claude Vignon, de Simon Vouet, de Philippe de Champaigne, pour découvrir dans les regards cette flamme mesurée qui défie le spectateur non point par vanité mais en toute humilité. Ces personnages représentés savent qui ils sont, ils savent tenir leur rang et uniquement leur place, toute leur place, participant ainsi à l’harmonie d’une société qui affiche de cette façon son identité. Ces hommes nous disent qu’ils apprécient la beauté et les bonheurs des sens mais sous le sage contrôle de la foi et de la raison. Ce n’est pas par hasard si Simon Vouet, dès son séjour romain, abandonnera son premier style « ténébreux » caravagesque pour une manière claire, car tout excès est à proscrire. Son élève Eustache Le sueur ira encore plus loin dans cette recherche, « simple dans la grandeur, vigoureux das la douceur » comme l’écrit justement Marc Fumaroli. La ductilité, cette capacité que possèdent certains métaux à être étirés sans se rompre, est caractéristique de cet art français du XVII° siècle, dans tous les domaines. Voilà l’admirable équilibre que les nations nous ont envié. Il en subsiste évidemment une partie dans notre culture contemporaine, mais pour combien de temps si les peuples de France ne connaissent plus l’origine de ce qu’ils sont et de ce qu’ils ont reçu en héritage, et s’ils dilapident le peu qui reste en le noyant dans un « multiculturalisme » médiocre et grossier ?
P.Jean-François Thomas s.j.
Septuagésime
19 février 2019
Excellent article. Je me permets toutefois de rappeler au P. Thomas que l’honneur fut considéré avec suspicion par certains théologiens au Concile de Trente. De plus l’esprit classique universel est considéré par Taine comme à l’origine de l’esprit révolutionnaire. L’identité française est donc fragile.