ActualitésLes chroniques du père Jean-François ThomasSocial et économie

La gloire des médiocres, par le P. J-F. Thomas (sj)

Toutes les cours, qu’elles fussent pontificales, royales ou républicaines, ont toujours été le terrain de jeu favori des médiocres et des vaniteux, étalant au grand jour leurs étroites ambitions. Le courtisan en pourpoint, en soutane ou en pantalon tirebouchonné, laisse derrière lui les effluves de la sueur que lui vaut tous ses efforts pour se forger une image et pour aduler un maître qu’il craint ou méprise en secret. L’espèce en est répandue sous tous les cieux et à toutes les époques, mais dans un monde qui vit de plus en plus de l’image et du virtuel, le boulevard s’élargit pour de tels êtres qui singent la vertu, l’héroïsme ou la sainteté. Les « influenceurs » ont remplacé les prophètes et les « youtubeurs » délivrent des messages inspirés de leur nouvelle chaire de vérité. De près ou de loin, même si nous n’y participons pas directement, nous nous laissons submerger par la vague déferlante. Bien peu de choses nous aspirent vers le haut. La plupart du temps nous stagnons plutôt, à moins de sombrer partiellement. Lutter contre la médiocrité demande de nos jours bien du mérite et de la vertu, plus qu’en d’autres temps où le tissu chrétien des sociétés permettait à la plupart – parfois malgré eux – de partager un sens commun sur des bases saines.

Dans L’Imposture, Georges Bernanos décrit durement la confession du jeune journaliste ambitieux Pernichon à l’abbé Cénabre, ce précieux et populaire spécialiste des mystiques : « Une odeur fade et comme fanée, moins atroce qu’écœurante, flotte […] autour de cet homme chétif, dévoré d’une austère envie. Mais sa conscience est d’une fétidité plus douce encore. » Le besoin de livrer son âme au tout venant est le propre de ce type d’homme qui cultive en secret le goût du mal mais sous des dehors de piété ou bien au contraire de pleine indépendance à l’égard de toute règle. De tels êtres rampent sans problème devant leurs ennemis à condition d’en retirer un profit matériel ou une louange facile. Ce sont des quémandeurs, beaucoup plus dociles que ces petits chiens de salon qui tendent la patte pour obtenir la friandise convoitée. Les médiocres contemporains sont souvent de faux provocateurs, de ceux qui s’attaquent à plus faible qu’eux et qui tournent en ridicule ce que leur commande la doxa du moment. Il suffit de regarder la meute journalistique ou politique s’acharner sur les malheureux qui n’ont pas l’heur de plaire à l’opinion dominante. Comme le dit cruellement l’abbé sans foi au jeune journaliste raté : « Votre vie intérieure, mon enfant, porte le signe moins. […] Votre médiocrité tend naturellement vers le néant, l’état d’indifférence entre le mal et le bien. Le pénible entretien de quelques vices vous donne seul l’illusion de la vie. » (L’Imposture) Voilà pourquoi les grands pécheurs sont plus proches des saints que les pécheurs à la petite semaine, que les habitués des petits vices plus véniels que mortels. Mieux vaut encore connaître la boue que l’inconfort supportable des trahisons faciles et enrubannées de toute sorte d’excuses. Le médiocre se retire avec art au centre de sa forteresse et il y subit les attaques les plus vives sans jamais rien affronter, sans oser s’exposer. Il laisse ainsi les ordures s’accumuler dans ses douves, jusqu’à mourir étouffé un jour par tant de lâcheté et de paresse. Il connaît pourtant ses fragilités, mais il est trop vaniteux pour les avouer ou les laisser pointer leur nez. Le problème majeur du médiocre est qu’il vit seulement pour être aimé, admiré, encensé, devenant ainsi indigne des sentiments que les autres peuvent éprouver à son égard. Chez lui, tout est centré sur sa personne et il ne lui viendrait pas à l’esprit qu’il pût en être autrement. Il finira par se haïr, comme il méprise le reste du monde si ce dernier l’ignore et n’exprime pas la soumission à ses caprices. Le médiocre est constamment frustré car rien de ce qu’il reçoit ne peut satisfaire ses attentes qui sont gargantuesques. Sa haine ne se portera pas forcément sur un objet ou un être particuliers. Elle deviendra son essence, sa raison d’exister et d’agir. Cette haine gratuite est déjà l’enfer sur terre. Combien de ces êtres qui se pavanent en public recèlent en fait un mal être d’origine diabolique car le Malin ne gagne jamais autant qu’en nous enseignant à nous haïr nous-mêmes en haïssant tout le genre humain. La haine engendrée par la médiocrité est un pus spécifique de notre époque qui pousse chacun à vivre dans sa bulle, connecté, sourd et aveugle au reste du monde tout en étant noyé dans une masse anonyme, agressive et sans âme.

Saisis par une mauvaise soif de liberté que nous confondons avec vivre sans contrainte, nous entretenons en nous ce qu’il y a de plus bas au lieu d’essayer d’accéder à ce qui nous élève. Cette médiocrité dans tous les domaines est soigneusement entretenue et encouragée par nos « élites » politiques et religieuses qui, par leur souci tordu du consensus, nivelle toute velléité d’héroïsme et de sainteté : le mot d’ordre est aussi gris que la peinture à la mode sur les murs des appartements boboïsants. Leonardo Castellani écrivait, en réaction contre la putréfaction rousseauiste : « La véritable liberté est un état d’obéissance. L’homme se libère de la corruption de la chair en obéissant à la raison ; il se libère de la matière en se soumettant au contour diamantin de la forme ; il se libère de l’éphémère en s’attachant à un style, et il se libère des caprices en s’adaptant aux usages. Il se libère de sa stérilité solitaire en obéissant à la vie, et parfois, il se libère de sa vie caduque et mortelle en la perdant par obéissance à Celui qui dit : “Je suis la Vie”. » (Le Verbe dans le sang, À l’école de Rousseau)

Depuis la persiflante et horrible promesse de l’Ennemi à langue fourchue au Jardin d’Eden – « Vous serez comme des dieux » – l’homme s’est complu dans la démagogie. Chaque jour ou presque, il nous est rabâché que nous pouvons être « comme » ceux que nous jalousons, envions, car les médiocres veulent toujours s’identifier à autre chose que ce qu’ils sont. Il nous échappe que l’équivalence et la ressemblance ne sont pas l’identification et la perte de sa propre essence, de ses caractéristiques. Le médiocre est comme un poisson dans l’eau lorsqu’il s’efface jusqu’au néant, tout en étant persuadé qu’il brille de tous ses feux. Il se contente d’être le client de ceux qu’il regarde comme grands et qui sont le plus souvent des nains. Comme le note de façon amusante Philippe Muray : « On peut très bien dormir comme un loir sans se retrouver métamorphosé en mammifère rongeur et hibernant. On peut être bavard comme une pie ou gai comme un pinson sans que vous poussent des ailes. Ou manger comme un porc sans crainte d’être transformé en jambon de Bayonne. Et il est des maisons dans lesquelles on entre comme dans un moulin sans qu’il en sorte du grain moulu. » (Exorcismes spirituels IV)

Essayons plutôt d’être nous-mêmes, de correspondre de la façon la moins imparfaite possible à ce pourquoi nous avons été créés, chacun selon ses talents. Inutile de nous perdre avec vanité dans les méandres de l’imitation servile comme nous y invitent avec insistance les maîtres de ce monde qui passe et qui trépasse.

 

 

Jean-François Thomas s.j.

                                                                      17 février 2025

                                                                      Lundi de la Septuagésime

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