ActualitésLes chroniques du père Jean-François Thomas

Le succédané, par le P.Jean-François Thomas s.j.

Kierkegaard, dans Le Journal d’un séducteur, écrit : « Derrière le monde dans lequel nous vivons, loin à l’arrière-plan, se trouve un autre monde ; leur rapport réciproque ressemble à celui qui existe entre les deux scènes qu’on voit parfois au théâtre, l’une derrière l’autre. » Cet auteur chrétien ne s’y trompe pas : l’existence est une pièce de théâtre, une tragédie, et ce monde est une parodie donc une contrefaçon, une imitation burlesque mais qui ne fait pas rire généralement, bien que : « Le feu prit un jour dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On crut à un mot plaisant et l’on applaudit ; il répéta, les applaudissements redoublèrent. C’est ainsi, je pense, que le monde périra dans l’allégresse générale des gens spirituels persuadés qu’il s’agit d’un « Witz » [d’une plaisanterie]. » (Diapsalmata) Le monde retourne presque toujours tout ce qui est respectable en caricature. Pas étonnant que Kierkegaard, parlant de ce Parodique qui était déjà en train de tout envahir à son époque, précise que la Parodie précédait le Démoniaque. Nous y sommes. Et notamment par le phénomène de la foule, du collectif, de la démocratie, de la majorité, de l’opinion des réseaux sociaux : « La foule, c’est le mensonge. Christ fut crucifié parce que, tout en s’adressant à tous, il ne voulut pas avoir affaire avec la foule, ne voulut pas son secours, s’en détourna à cet égard inconditionnellement, ne voulut pas fonder de parti, n’autorisa pas le vote, mais voulut être ce qu’il était, la Vérité qui se rapporte à l’Individu. — Et c’est pourquoi tout homme qui veut en vérité servir la Vérité est eo ipso [par cela même] martyr de façon ou d’autre ; si, dès le sein de sa mère, un homme pouvait prendre la résolution de vouloir en vérité servir « la Vérité », il serait eo ipso martyr dès le sein de sa mère, quel que fût d’ailleurs son supplice. Car il ne faut pas un grand art pour gagner la foule ; il suffit d’un peu de talent, d’une certaine dose de mensonge, et d’un peu de connaissance des passions humaines. Mais nul témoin de Vérité — et chacun de nous, toi et moi, nous devrions l’être — ne doit mêler sa voix à celle de la foule. Le témoin de la Vérité est bien entendu complètement étranger à la politique et il doit surtout veiller avec la dernière énergie à ne pas être confondu avec un politicien ; il a pour tâche, dans la crainte de Dieu, de se commettre si possible avec tous, mais toujours individuellement. » (La foule c’est le mensonge) Donc se méfier de tout ce qui, sous le prétexte de « communautaire », de « vivre ensemble », réduit nécessairement la personne à un rôle anonyme et lui retire sa capacité à vivre des vertus et, ainsi, à travailler au bien commun. Tout ou presque est parodique à notre époque : faux sacré de la République, liturgie au rabais, solidarité qui remplace la charité (bienfaisance au XVIIIe siècle), wokisme qui mélange et remplace les sexes, couples de même sexe et familles recomposées et décompensées, sacralisation de la nature, des animaux et mépris de la vie humaine etc. Le remède ? L’Authentique : « L’Authentique maintenu coûte que coûte, fût-ce au prix du martyre. […] Beaucoup se plaignent qu’on est en train de “détruire” ceci et cela… Que Dieu les entende ! Mais qu’ils n’aillent pas croire que ce qui est destructible n’est qu’une surface décrépite et périmée ; qu’ils tâchent plutôt de détruire ce qui doit l’être depuis ce qui se trouve derrière cette surface, c’est-à-dire depuis l’Authentique – modestement et pauvrement authentique peut-être, comme il sied à notre terre mais authentique au bout du compte. » dit Leonardo Castellani (La Vérité ou le néant, Le Parodique, 1957) Nos efforts doivent se concentrer sur le véridique, la Vérité. La fin n’est pas comme celle des romances filmées de Hollywood. Elle peut être tragique, et c’est très bien ainsi car la victoire ne nous appartient pas.

Il est juste de se plaindre de la décadence de la culture. Pourtant, il y a trop-plein dans ce domaine. Tout est devenu culturel. Les artistes, les écrivains sont à foison, touchant à tout et l’imagination est débridée, souvent dans la provocation ou ce qui en tient lieu, donc pas très novateur malgré l’ambition de tous ces esprits forts. Le but de tous est apparemment de défendre des valeurs, républicaines ou autres, de faire barrage contre tout ce qui n’est pas de leur bord, d’éclairer, de conscientiser comme on le disait à l’époque marxiste des années 1970. Les nouveaux étendards sont la mixité, la tolérance sexuelle, le droit des femmes, l’esprit Me Too, la militance pour la Terre Mère, le respect de l’empreinte carbone et le combat contre le réchauffement climatique, tout cela conjugué sous toutes ses formes, à l’infini, dans l’ennui, la répétition, le radotage. La production n’a jamais été aussi monumentale : livres, articles, œuvres d’art, créations culturelles, commissions multiples, colloques, congrès, forums etc. Le nombre ne manque pas. Mais c’est une culture à l’envers, une « culture avec le postérieur au mauvais endroit » (Leonardo Castellani, 1945, La culture à l’envers). Cette culture sait ce qu’elle veut faire passer, de façon tenace et idéologique. Mais elle tourne à vide car elle ne sait pas quel est l’objet de tant d’efforts. Blanche de Castille voulait faire un saint de son fils Louis IX, et Lénine voulait faire de chaque moujik un parfait serviteur de son modèle soviétique. Aujourd’hui la culture marche dans le désert car elle ne veut pas construire quelque chose mais simplement déconstruire, être à rebours, par principe, détruire sans rien mettre à la place. Pas comme les révolutionnaires français, ou pas comme l’islam militant. Elle ne sait pas où elle va, et cela est plus inquiétant que toutes les idéologies. Les plantes vénéneuses savent comment elles doivent pousser pour étouffer les autres. Mais une culture du vide qui construit une fausse réalité menant au néant ne sait jamais quelle direction elle prend. Vacuité mentale et spirituelle est la caractéristique d’une telle culture. Pendant des millénaires, et avant même l’ère chrétienne, la culture avait pour objet essentiel l’art de mourir mais avec un but précis : l’immortalité. Pensons à l’athanatizein d’Aristote qui est, selon la bonne traduction de Castellani, apprendre à se démortaliser, dépassement de la mortalité dans l’éternité. C’est ce qu’écrit Dante dans la Divine Comédie : « Tu m’enseigneras comment l’homme se déifie ». Quand on s’accroche à cela, tout le reste prend sens, devient supportable et on traverse indemne les tempêtes de ce monde.

Jean-François Thomas s.j.

                                            15 janvier 2025

Paul l’ermite, S. Maur

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.