Notre-Dame profanée, par le P. J-F. Thomas (sj)
La France contemporaine semble se satisfaire de commettre profanation sur profanation, dressant un bilan qu’elle brandit fièrement aux yeux du monde puisqu’elle se veut la lumière éclairant les nations depuis deux cents ans. Aucun domaine n’échappe à cette rage de destruction et de souillure : la vie morale bien sûr, dont le respect dû à la vie humaine de sa conception à sa fin naturelle, mais aussi l’instruction scolaire, les expressions artistiques, l’agencement des villes, la manière de pratiquer la politique etc. L’outrage est tel que même des esprits jusqu’alors sensés se laissent prendre au piège, trop soucieux de ne pas être accusés de complotisme, nouveau péché social capital.
L’épopée autour de Notre-Dame de Paris après son incendie en 2019 jusqu’à sa restauration réussie en 2024 est un exemple parlant de cette profanation qui ne dit pas son nom. Plus que jamais le Malin joue insidieusement en nous présentant ce visage qu’il affiche sur sa statue du tentateur au portail de la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg : le jeune homme souriant et attirant cache son dos recouvert de serpents et de batraciens grouillants. Derrière l’œuvre admirable de toute cette équipe de restaurateurs qui sut redonner à la cathédrale parisienne tout son lustre, résident ceux qui, accrochés à leur idéologie, souillent le sanctuaire de Dieu. Tout d’abord les politiques aux manettes d’un régime républicain qui a toujours voulu, dès 1789, la destruction de l’Église. N’oublions pas que le peintre David avait été chargé par les maîtres de l’époque d’ériger, à l’emplacement de Notre-Dame qui devait disparaître, une immense statue à la gloire de la religion révolutionnaire. Mutilée et blessée de partout, l’église avait survécu à cette fureur et ne retrouva quelque lustre que grâce à Viollet-le-Duc, si méprisé désormais. L’État impie, non content de n’avoir pu mener à bien ses plans funestes, s’accapara la propriété du bâtiment au début du XXe siècle. Depuis, elle ne montra pas toujours de zèle à l’entretenir comme il le méritait. L’incendie fut providentiel. Nous nous souviendrons toujours des mines réjouies et des rires des plus hautes autorités républicaines assistant au sinistre. Malgré tout, la cathédrale résista mieux qu’ils ne l’avaient espéré, et elle ne s’écroula point, ce qui aurait pourtant ouvert la porte à un « geste contemporain » déniché derrière les fagots. Les déclarations présidentielles, au lendemain de la catastrophe, furent martiales et affichèrent clairement le désir de laisser la marque de la Bête dans la restauration, notamment en ce qui regardait la flèche et l’aménagement possible du toit en un style révolutionnaire. Cependant, les résistances de ceux qui ont encore le souci de préserver l’héritage des nôtres furent plus fortes que toutes les inspirations lucifériennes. Comme l’amour de la profanation est une véritable possession, les armes ne baissèrent pas et le pouvoir politique trouva un allié de choix en l’autorité religieuse qui partageait un identique mépris du sacré et de la Beauté. Le mobilier liturgique, censé remplacer ou faire double emploi avec celui qui avait échappé à la Révolution ou qui avait été reconstitué par la restauration du XIXe siècle, est une gifle au Créateur : tabernacle en forme de cercueil, autel en bronze semblable à une baignoire sabot, écrin du reliquaire de la Sainte Couronne d’épines en forme de jeu de fléchettes, ornements liturgiques arc-en-ciel… Dans ce domaine, le choix fut ouvertement et clairement de se tourner vers des « artistes » et des artisans éloignés de la foi ou bien habités par la soif de faire passer leur message plutôt que de servir la gloire du Maître. Cette abomination n’est pas nouvelle. Paul Claudel, ce converti de la Nativité à Notre-Dame, critiqua déjà l’art religieux industriel de son temps et la gourmandise des ecclésiastiques pour le fade : « Le geste est devenu laid parce qu’il était vide. La convention est devenue le triste vêtement de l’accoutumance. Le sentiment n’est plus indiqué que par une allusion craintive. Le cliché, la faconde, la routine, le développement tout fait, ont remplacé l’humble méditation nourrissante et personnelle. Ce n’est pas seulement dans l’art plastique que se montrent ces défauts et les tristes fruits d’une rhétorique périmée, cette espèce de mousse albumineuse qu’on prend pour de l’éloquence, incroyablement étroite, artificielle et timide. » (Positions et propositions, Le goût du fade, 1934) S’il ne s’agit plus d’art sulpicien et de littérature douceâtre, l’art dit contemporain procède d’une attirance identique pour ce qui est frelaté, avec, en plus, la démangeaison pour la provocation ou ce qui est vu tel. Le clergé, dans son immense majorité, continue de marcher dans des ornières qui ne conduisent guère à la révélation du Beau. L’imagination, mal nourrie depuis plusieurs siècles, ne peut que produire des monstres puisque les sens se sont détournés du monde surnaturel, y compris parmi les fidèles et les prêtres. Nous sommes ainsi dans un monde et dans une Église où l’homme ne peut plus donner ce que son imagination ne lui livre plus : « Grand détriment pour la foi et plus grand encore pour l’artiste qui en perdant la foi perdait aussi l’espérance, et, avec l’Espérance, la charité ou appétit profond, naissant de la confiance en l’absolue valeur de quoi que ce soit que l’on soit capable d’atteindre ou de donner » écrit encore Claudel (Positions et propositions, Sur la décadence de l’art sacré, 1919). Et le poète va encore plus loin, dès cette époque, et il est facile d’imaginer la tristesse et la colère qui l’habiteraient au spectacle de la nouvelle profanation en cours à Notre-Dame de Paris : « Quant à l’Église, en perdant l’enveloppe de l’Art, elle est devenue au siècle dernier comme un homme qu’on a dépouillé de ses vêtements, c’est-à-dire que ce corps sacré fait d’hommes ensemble croyants et pécheurs, s’est montré pour la première fois matériellement aux yeux de tous dans sa nudité et dans une espère d’exposition et de traduction permanente de ses infirmités et de ses plaies. Pour qui ose les regarder, les églises modernes ont l’intérêt et le pathétique d’une confession chargée. Leur laideur, c’est l’ostension à l’extérieur de tous nos péchés et de tous nos défauts, faiblesse, indigence, timidité de la foi et du sentiment, sécheresse du cœur, dégoût du surnaturel, domination des conventions et des formules, exagération des pratiques individuelles et désordonnées, luxe mondain, avarice, jactance, maussaderie, pharisaïsme, bouffissure. » (Ibidem)
Il ne s’agit pas seulement de mauvais goût mais d’un choix délibéré de tourner le dos à la lumière et d’épouser ce qui se complaît dans les ténèbres, ceci par lâcheté, par désir de plaire au monde et aux puissants de ce monde, de se réfugier à l’ombre des « valeurs républicaines » plutôt qu’à l’abri de la Croix. La laideur est une forme de l’abomination. Elle peut être accidentelle et, dans ce cas, excusable. En revanche, lorsqu’elle est choisie comme une autre face du Beau, lorsqu’elle s’introduit sous un vaisseau harmonieux tel que celui de Notre-Dame, elle ne peut être que l’irruption du Mal en un territoire sacré. Alors nous devons trembler car les conséquences seront tragiques.
P. Jean-François Thomas s.j.
8 décembre 2024
Immaculée Conception