Japon et traités inégaux au XIXe siècle : un autre mythe ?, par Paul de Lacvivier
Toute personne s’intéressant un peu au Japon moderne et à son histoire contemporaine sait très bien que l’ouverture à l’Occident après la Restauration Meiji de 1868 fut motivé essentiellement pour faire du Japon une puissance de premier plan, qui compte, et qui peut rivaliser avec les puissances occidentales d’alors – qui n’étaient déjà plus chrétiennes au niveau étatique, mais qu’il l’était encore souvent dans de nombreuses institutions, dans un certain nombre de personnel, et dans sa population, sans compter les missions multiples, en particulier françaises, qui faisaient œuvre d’évangélisation à travers de nombreuses œuvres, dont éducatives.
Le Japon, réaliste, décide d’ouvrir ses portes à l’occident tout battant ouvert, alors même que la restauration fut faite au nom de l’autarcie et de l’expulsion-extermination de tout étranger du territoire… Le petit guerrier des clans provinciaux étaient plus réalistes qu’idéologues : ils ont vite retourné leur veste, et ceux-là mêmes qui prônaient l’expulsion immédiate et le massacre des étrangers furent ceux qui parcoururent l’Europe d’antan et occidentalisèrent à tout crin – en profitant au passage pour en tirer prestige et pouvoir.
Le Japon de l’ère Meiji poursuit ainsi une modernisation effrénée, sur fond de volonté de « revanche » (nous allons voir fabriqué de toute pièce) de soi-disant renégocier les traités dits « inégaux » signés à la fin du gouvernement shogounal (époque Edo 1600-1848) avec les puissances occidentales (américaines, françaises, russes et britanniques). Ces traités prévoyaient en particulier des clauses de droits extra-territoriaux pour les résidents étrangers au Japon, qui ne devaient ainsi pas être jugés par les locaux, mais selon le droit de leur propre nation et par des ressortissants de leur propre nation.
J’ai toujours appris dans tous les manuels classiques, qui véhiculent la doxa aussi classique au Japon, que ces clauses extra-territoriales seraient comme le symbole absolument effrayant d’un impérialisme occidental insupportable et injuste. Une sorte d’ingérence infamante, blessant le certes très grand orgueil d’un pays qui se croyait tout puissant…
Pourtant, cette vision des choses ne résistent pas vraiment à la réalité historique d’alors après examen des faits et de la situation. Quand on connaît un peu l’histoire du droit japonais, et la situation de ce « droit » avant l’occidentalisation, c’est assez effrayant. Certains auteurs japonais spécialistes de la question évoquent d’ailleurs, pour parler de la naissance d droit au Japon, de l’année 1868 et de l’introduction du droit occidental…comme si aucun droit n’existait auparavant. Certes il existait un droit, mais pas vraiment de philosophie du droit, ni de notion de justice réelle.
La loi naturelle, universelle peut-être en théorie, ne l’est pas tant que cela en pratique… et si on peut en retrouver certaines bribes dans certaines pensées, on est loin de les retrouver dans la pratique du droit, des lois, du pouvoir et des institutions.
On le sait : l’époque Edo est marqué par une tyrannie totalitaire tout à fait injuste, de surveillance généralisée, où tout seigneur est avant tout otage (ainsi que sa famille de façon permanente du shogun, avec des commissaires envoyés par le shogun pour surveiller les seigneurs dont on se méfie dans leur province même. Le même système s’applique à la population en général, qui est obligé d’être enregistré dans un monastère, dépendant de l’état évidemment (pas de distinction entre politique et religion en pays païen, cette distinction étant la particularité unique du catholicisme), et où la « démocratie populaire » fait florès : un village, un quartier de maison, peut faire ce qu’il veut chez lui, tuer n’importe quel bouc-émissaire, faire n’importe quoi…tant qu’il paie les impôts, et tant qu’il ne crée pas de « troubles » avec l’extérieur.
Le principe de droit fondamental est le fameux « 喧嘩両成敗 Kenka Ryo seibai », dite « Grande Loi de l’Empire » par les historiens du droit de cette époque, et qui consiste à punir de mort deux partis en conflit, sans chercher ni la responsabilité, ni la nature des faits… c’est expéditif.
La Pater familias, comme le Seigneur, comme les anciens dans un village (conseil municipal si vous préférez, sorte de comité de salut public oriental) a une discrétion à peu près absolu sur la ses subordonnés : on peut donner la mort sans procédures et sans jugements (pour les villages, en théorie, on ne peut condamner à mort sans l’aval d’un seigneur absent, en pratique on exile, ce qui signifie la mort par contumace, car un exilé, sans plus de communauté, devient inexistant dans la société de l’époque, et le tuer ne constitue en rien un crime ; il ne lui reste plus, pour survivre, qu’à intégrer une bande de paria, d’intouchables ou de bandits, sinon il meurt).
La période où les traités dits inégaux sont signés se font dans cette période d’un « droit » très particulier. La décennie 1856-1868 est d’ailleurs parsemé d’incidents d’assassinats d’étrangers (sans compter les destructions de bâtiments officiels, la réactivation de la persécution chrétienne envers des chrétiens japonais cachés, etc, toute chose étant légale au Japon de cette époque), juste parce qu’ils sont étrangers : et ces assassinats ne sont pas des faits criminels, mais bien des actions souvent venant des officiels féodaux, ou de responsables qui sont dans leurs droits (locaux).
L’« incident » le plus célèbre consiste peut-être à celui dit du Namamugi (blé nouveau) où quatre anglais qui traverses malencontreusement une colonne d’un seigneur féodal se font tranchés sur ordre du seigneur sur place, en 1862. Deux meurent sur le coup, et cela va déclencher des répliques de l’Angleterre dans la guerre entre l’Angleterre et le clan de Satsuma.
Bref, dans ce contexte, les traités ne sont pas vraiment illégaux : comment peut-on censément penser qu’un pays civilisé laisse ses ressortissants à la merci d’un système légal que l’on peut désigner sans se tromper de « barbare », dans le sens qu’il ne se soucie aucunement de justice, sans procédure juste, sans « crimes » obéissant à la loi naturelle. Tout pays qui laisserait ses ressortissants à la merci de cet arbitraire païen, et en plus hostile, dans un climat de droit totalement opposé à ce que la chrétienté a produit, faillirait à ses décisions.
Il est donc logique que les pays occidentaux aient exigés ces clauses d’extra-territorialité : il n’était pas pensable de faire autrement. On n’allait pas autoriser décemment ses ressortissants à se faire massacrer légalement sans bonne raison, et sans aucun soucis ni de justice ni de procédure.
Et pourtant, de cette réalité très concrète et très évidente, quand on vit « sur place » dans les temps dont nous parlons, on a fait de ces traités un mythe, issue du nationalisme ambiant, et arrangeant bien le Japon nationaliste se cherchant une raison d’être, un objectif commun pour unifier un Japon très divisé, et fonder un « grand dessein » imaginé, à la japonaise.
On a ainsi fait de la renégociation des traités inégaux un objectif, quasiment de revanche, en mettant d’ailleurs sur le dos du régime shogunal la faute de les avoir accepté – quand là aussi, le gouvernement shogunal était certainement, à cette époque, le plus réaliste d’un point de vue diplomatique, et n’a rien lâché en souveraineté en réalité.
Tout l’ère Meiji va ainsi donner toutes ses forces pour un objectif commun : renégocier les traités soit-disant inégaux. Ce qui était un mythe. Ils sont asymétriques, non inégaux, et pour cause : le système légal, si on ne parle que de lui, sont si différents qu’il ne serait question de les mettre au même niveau. Imaginez : dans le cas de traité égal, un japonais arrivant en France pourrait trancher n’importe qui sans que la justice française ne lui dise rien, car il devrait être jugé par des juges japonais, et qu’au Japon, cela se fait ? J’exagère le trait, mais c’est de cette teneur.
Le point positif du mythe, c’est que le Japon de Meiji s’est occidentalisé, et a aboli toutes les pires barbaries de ses institutions (pour les mœurs, évidemment, cela prend plus de temps…et il n’est pas sûr que cela ait jamais complètement réussi, mais c’est un autre sujet) pour permettre une renégociation, qui s’est faite d’ailleurs sans trop d’encombres, une fois que le Japon s’était doté d’institutions acceptables. Ce qui montre bien d‘ailleurs que les puissances occidentales de l’époque n’avait pas l’intention en Asie de faire de « l’inégal » pour de l’inégal : une fois que les clauses d’extra-territorialité n’étaient plus nécessaires, alors on les a enlevé.
Mais une fois ces traités renégociés, le Japon s’est retrouvé devant le vide intersidérale de l’objectif atteint : « maintenant que faire ? ». C’est le début d’un Japon qui se cherche…et qui ne s’est jamais trouvé. Il a voulu un temps, et de façon non unanime, fonder un empire mondial pan-asiatique sous sa tutelle, se dotant d’une sorte de mission providentielle inventée par les hommes, mais cela à mal fini. Après la guerre, la « revanche » après la défaite a nourri les ardeurs, mais vers l’économie. Depuis que cette revanche est consommée, le Japon est perdu dans les tentatcules du mondialisme et des maladies modernes, comme tout le monde, cherchant la source de la vie…que l’Église n’annonce plus.
Prions pour ce pays.
Pour Dieu, pour le Roi, pour la France
Paul de Lacvivier