Une seule parole, par le P. Jean-François Thomas s.j.
Chaque mot révélé de la Parole de Dieu est à sa place, dans une profondeur et une simplicité étonnantes. Ce qui surprend le plus est sans doute la simplicité car tous ceux qui sont petits, -selon les critères du monde- peuvent comprendre ce qui vient d’en-haut, plus que ceux qui se considèrent savants et qui ne font que compliquer les choses. Les saints s’en nourrissent, non point parce qu’ils sont bons théologiens, -et ils le sont vraiment-, mais parce qu’ils sont comme des enfants, des nourrissons tétant au sein de leur mère. Le paysan, l’artisan, l’ouvrier, -au moins ceux d’antan-, éprouvent une familiarité identique car ils ne cherchent jamais la petite bête et qu’ils reçoivent ces paroles inspirées sans exiger de fioritures, d’inutiles ornementations, de prétention intellectuelle. Pour les autres, la Parole de Dieu est insupportable, sauf à être emberlificotée, enrubannée, vidée de sa substance, étouffée par les commentaires et interprétations des hommes, comme lorsque Remy de Gourmont, ce catholique symboliste, écrit étrangement que « la Parole de Dieu n’est supportable qu’en musique. » (rapporté par Léon Bloy dans Le Vieux de la montagne) La Parole divine qui pèse et qui illumine est celle dont parle l’Apôtre en termes de feu : « La parole de Dieu est vivante, efficace, et plus pénétrante que tout glaive à deux tranchants ; elle atteint jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; et elle discerne les pensées et les intentions du cœur. » (Épître aux Hébreux, IV. 12) Puissance illimitée de cette Parole qu’aucun obstacle ne peut vaincre, puissance qui ne réside pas dans la quantité mais dans l’essence : Dieu ne nous accable pas sous un flot de paroles, un seul mot suffit pour bouleverser un être ou le monde. Telle est d’ailleurs la foi exprimée par un païen, le centurion approchant le Maître pour la guérison d’un de ses esclaves : « Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit, mais dites seulement une parole et mon serviteur sera guéri. » (Évangile selon saint Matthieu, VIII. 8) Cette demande du Romain nous est familière puisque, par trois fois, nous la renouvelons avant chaque communion : « Domine, non sum dignus, ut intres sub tectum meum : sed tantum dic verbo, et sanabitur anima mea. » Il semble que l’habitude émousse souvent le caractère extraordinaire d’une telle réalité : une seule parole, un unique mot de la part de Notre-Seigneur suffisent pour nous guérir. Notre indifférence face à une telle grâce est à la mesure de ce miracle.
Mais quel est donc ce mot ou cette parole capable de renverser le cours des choses ? Rien n’est dit à ce sujet. S’agirait-il de n’importe quelle parole, d’un mot prononcé au hasard ? Certes non, car nul ne peut imaginer qu’une négligence de ce type puisse être la manière de faire de Dieu. La Parole divine n’est pas simplement lumière pour l’intelligence : elle est la seule qui, par son énoncé, se transforme en action. Un mot du Christ, et le serviteur est guéri, l’âme lavée. Nous aimerions percer les secrets de cette Parole, souvent avec de mauvaises intentions non avouées, comme celle de nous en rendre maîtres et de l’utiliser à notre tour, non point pour le bien mais pour assouvir nos désirs. L’homme qui parle tant, depuis sa chute, souhaiterait posséder cette clef. Le flot de paroles des révolutionnaires de 1789 avait la prétention de remplir le lit du torrent divin asséché par leur haine sacrilège. En vain bien sûr, mais le mouvement était pris et, depuis, nous n’avons cessé de dégurgiter des mots sans souci de leur origine transcendante et de leur sens surnaturel. Un homme comme Albert Camus, pourtant agnostique, avait repéré le danger : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde. » (« Sur une philosophie de l’expression », Poésie 44, n° 17)
Au sein de la Babel du monde, un unique mot du Maître transforme les ténèbres en lumière et dissipe le chaos constamment entretenu par nos œuvres. L’homme qui souffre, à la manière de Job, a tendance à trop parler, mais il a de bonnes excuses. Sa parole, désordonnée, s’envole de tous côtés car il n’en peut plus de lutter sans comprendre. Ernest Hello écrit à ce propos : « Du haut de ce ciel où réside son témoin, le regard de Job, comme celui de l’aigle, plonge dans les profondeurs. Il appelle toutes choses en témoignage, parce que son véritable, son unique Témoin est partout. Il crie vers la terre ; mais c’est uniquement pour lui dire de ne pas intercepter son cri. Ce n’est qu’à Dieu qu’il parle, et il en avertit la terre. » (Paroles de Dieu) En fait pour parler, -et non point pour bavarder ou pour s’écouter parler-, l’homme a besoin de croire. Comme le Christ est le Verbe, la foi en Lui est le principe, le centre et la fin de toute parole. Le même Ernest Hello insiste sur la rareté d’une véritable parole à l’image de celle de Dieu : « La croyance humaine est nécessaire à la parole humaine, la foi divine à la parole divine. La croyance donne le besoin de parler, la parole satisfait le besoin de la croyance. Celui qui croit a faim et soif de parler. Parler est chose sainte. Parler n’est pas remuer les lèvres et même avec fracas ; presque personne ne parle. Presque personne ne se manifeste. Peu d’hommes parlent, et même celui qui parle, parle rarement. L’homme, rentrant en lui-même, et interrogeant son âme, s’il sent baisser en lui la foi, cet homme dit : je parlais, j’ai parlé. Je ne parle plus. Affirmer est l’acte initial de la parole. Tout verbe contient le verbe être. Toute parole a Dieu pour support. Celui qui Est est le fondement du discours. Donc croire est l’essence de parler. Croire est la source, parler est le fleuve, croire est l’océan où le fleuve se précipite. » (Paroles de Dieu)
Il n’est donc pas nécessaire de savoir quel est le mot particulier utilisé par le Christ pour nous sauver. Chaque parole est Lui puisqu’Il est le Verbe. Chaque mot est suffisant pour opérer la grâce, pour délivrer, pour guérir, pour ressusciter. Les paroles de Jésus ne sont point relatives, contrairement à l’affirmation hérétique récente du supérieur général d’un Ordre religieux prestigieux. Chaque mot divin est à prendre au pied de la lettre, est à savourer, y compris lorsqu’il est amer à la première bouchée. Léon Bloy écrivait à un ami : « L’Esprit Saint ne fait pas de littérature et l’effarante imbécillité des cuistres est de supposer des métaphores dans le Texte saint. » (Lettre à Henry Carton de Wiart) Lorsque nous implorons le Maître de dire simplement une parole, nous devons être prêts à tout entendre, à n’être surpris ou déstabilisés par rien car, de toute façon, nous sommes certains que ce mot est plus puissant que toutes les forces du monde. Un mot et tout bascule vers le Ciel.
P. Jean-François Thomas s.j.
3 octobre 2024
Ste Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face