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Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 23 Jean II : roi chevalier prisonnier des Anglais

Texte de Bossuet :

Jean II. (An 1330.)

Au commencement de ce règne, Raoul, comte d‘Eu, connétable de France, qui avait été pris prisonnier, et corrompu pendant sa prison par les Anglais, à son retour t accusé de trahison, et s’étant mal défendu, eut la tête coupée. Jean donna sa charge à Charles d‘Espagne, qui était de la maison royale de Castille (1331). Charles II, dit le Mauvais, roi de Navarre, gendre du roi, conçut de la jalousie et de la haine contre le nouveau connétable, parce qu’il était dans les bonnes grâces du roi son beau-père, qui lui avait donné le comté d’Angoulême que le roi de Navarre prétendait. Il suborna des gens qui le tuèrent dans son lit ; il osa même soutenir hautement une si horrible action, et, s’étant retiré au comté d’Évreux, qui était à lui, il écrivit de là aux bonnes villes du royaume qu’il n’avait fait que prévenir un homme qui avait attenté contre sa vie. Le roi fut indigné, autant qu’il devait, d’une action si noire, et ordonna au roi de Navarre de comparaître à la cour des pairs.

Plusieurs personnes s’entremirent pour accorder le beau-père et le gendre. Charles refusa de comparaître jusqu’à ce que le roi lui eût donné un de ses fils pour otage. Il comparut alors en présence du roi en plein parlement, et il s’excusa, disant que le connétable avait attenté contre sa personne, et qu’on ne lui devait pas imputer à crime, ni à manque de respect, s’il avait mieux aimé le tuer que d’être tué lui-même. En même temps, les deux reines veuves, l’une de Charles le Bel, l’autre de Philippe de Valois, dont la première, tante du roi de Navarre, et la seconde sa sœur, avec Jeanne, sa femme, se prosternèrent devant le roi, pour le prier de pardonner à son gendre. Le roi pardonna en déclarant que si quelqu’un dorénavant entreprenait une aussi méchante action, fût-ce le Dauphin, il ne la laisserait pas impunie.

Cependant, comme il connaissait son gendre d’un esprit brouillon et méchant, bien averti des intelligences qu’il entretenait de tous côtés contre son service, il prit occasion d’un voyage qu’il fit à Avignon, pour saisir et mettre sous sa main les places fortes qu’il avait en Normandie, sous prétexte qu’il était sorti du royaume sans sa permission. Un petit nombre tint ferme pour le roi de Navarre, et la plupart se rendirent.

Ce prince aussitôt se prépara à la guerre, et fit lever sous-main des soldats dans les terres qui lui restaient en Normandie ; mais Charles, Dauphin, fit sa paix, et le ramena à la cour. Il n’y demeura pas longtemps tranquille. Les mouvements des Anglais contraignirent le roi de demander de l’argent aux trois états pour faire la guerre. Ils firent ce qu’il souhaitait ; mais le roi de Navarre n’oublia rien pour les en empocher. Jean, irrité d’un si étrange procédé, le fit arrêter au château de Rouen, comme il était à table avec le Dauphin, et fit arrêter avec lui Jean de Harcourt, qui était tout son conseil et le ministre de ses mauvais desseins. Ce seigneur eut la tête coupée ; le roi de Navarre fut soigneusement gardé, et toutes ses places saisies.

(1356) Cependant le duc de Gloucester partit d’Angleterre, et descendit en Normandie avec une armée. Jean marcha contre lui avec beaucoup plus de troupes ; mais il apprit en même temps que le jeune prince Édouard de Galles, sorti d’Aquitaine, entrait dans le royaume pour faire diversion, et qu’il ravageait le Berry. Quoique ce prince eût déjà pris beaucoup de places, Jean ne doutait pas qu’il ne les reprit facilement, et même qu’il ne défit tout à fait l’armée ennemie, si inférieure à la sienne. Il la rencontra auprès de Poitiers, et il crut déjà l’avoir battue, parce qu’il avait soixante mille hommes contre huit mille.

Plusieurs lui conseillaient de faire périr les ennemis par famine, en leur coupant les vivres de tous côtés, comme il lui était aisé ; mais l’impatience française ne put s’accommoder de ces longueurs. Le cardinal de Périgord, légat du Pape, fit plusieurs allées et venues pour négocier la paix. Le prince de Galles proposa de rendre toutes les places qu’il avait prises et tous les prisonniers qu’il avait faits pendant cette guerre, et promit que durant sept ans l’Angleterre n’entreprendrait rien contre la France. Le roi ne voulut pas seulement écouter ces propositions, tant il tenait la victoire assurée, se fiant en la multitude de ses soldats. Il poussa la chose bien plus loin, et méprisa tellement le prince, qu’il lui proposa de se rendre prisonnier de guerre avec cent de ses principaux chevaliers.

Le prince et les Anglais, préférant la mort à une si dure condition et à un accord si honteux, se résolurent, ou de périr ou de vaincre. Édouard allait de rang on rang avec une vivacité merveilleuse, et représentait aux siens que ce n’était pas dans la multitude que consistait la gloire, mais que c’était dans le courage des soldats et dans la protection de Dieu. Les Français, cependant, pleins d’une téméraire confiance, allaient au combat en désordre, comme s’ils eussent cru qu’ils n’avaient qu’à se montrer pour mettre leurs ennemis en déroute ; mais ils étaient attendus par des soldats intrépides ; car ils trouvèrent en tête les archers anglais, qui, sans s’étonner du grand nombre de leurs ennemis, firent une décharge effroyable où la bataille était la plus épaisse, et ne tirèrent pas un coup qui ne portât. L’aile où était le Dauphin, avec quelques-uns des enfants du roi, fut fort endommagée par ces coups ; ce qui fit que les gouverneurs de ces princes prirent l’épouvante et les emmenèrent d’abord. Ils firent marcher avec eux les lanciers, qui étaient destinés à leur garde ; de sorte que ce qu’il y avait de meilleures troupes se retira sans combattre. L’épouvante se répandit partout, et cette aile fut mise en fuite avec grand carnage. Jean Chandos, qui gouvernait le prince de Galles, tourna alors tout l’effort de la bataille contre Jean, et y mena le jeune prince. Là le combat fut opiniâtre ; mais les Anglais, enflés du succès, poussèrent cet escadron avec tant de vigueur, qu’ils l’enfoncèrent bientôt.

Le roi Jean et son fils le prince Philippe à la bataille de Poitiers

Le roi, cependant, se défendait vaillamment avec fort peu de monde qui s’était ramassé autour de lui ; et, quoiqu’on lui criât de tous côtés qu’il se rendit ou qu’il était mort, il continuait à combattre. Enfin, ayant reconnu au langage un gentilhomme français qui lui criait plus haut que les autres qu’il se rendit, il le choisit pour se mettre entre ses mains.

Ce gentilhomme, sorti de France pour un meurtre qu’il avait commis, avait pris parti parmi les Anglais. Philippe, quatrième fils de Jean, se rendit aussi avec lui, ne l’ayant jamais quitté, et l’ayant même couvert de son corps. Ainsi fut pris le roi Jean, après avoir faille devoir, plutôt d’un brave soldat, que d’un capitaine prévoyant.

Jean Chandos, voyant la victoire assurée, fit tendre un pavillon au prince pour le faire reposer, car il s’était fort échauffé dans le combat. Comme il demandait des nouvelles du roi de France, il vit paraître un gros de cavalerie, et on lui vint dire que c’était lui-même qu’on amenait prisonnier. Il y courut, et le trouva en plus grand danger qu’il n’avait été dans la mêlée, parce que les plus vaillants se disputaient à qui l’aurait en le tirant avec violence ; on avait même tué quelques prisonniers en sa présence, parce que ceux qui les avaient pris aimaient mieux leur ôter la vie, que de souffrir que d’autres les leur enlevassent. D’abord que le prince aperçut le roi, il descendit de cheval, et s’inclina profondément devant lui, l’assurant qu’il serait content du roi son père, et que les affaires s’accommoderaient à sa satisfaction.

Le roi, en cet état, ne dit jamais aucune parole, ni ne fit aucune action qui ne fût convenable à sa dignité et à la grandeur de son courage. Le prince lui donna le soir un festin magnifique, et ne voulut jamais s’asseoir à sa table, quelques instances que le roi lui en fit ; mais voyant sur son visage beaucoup de tristesse parmi beaucoup de constance : « Consolez-vous, » lui dit-il, « de la perte que vous avez faite. Si vous n’avez pas été heureux dans le combat, vous avez remporté la gloire d’être le plus vaillant combattant de toute votre armée ; non-seulement vos gens, mais les nôtres même rendent ce témoignage à votre vertu. »

A ces paroles, il s’éleva un murmure de l’assemblée qui applaudissait au prince. Aussitôt que la nouvelle de celle bataille fut portée à Paris et par tout le reste de la France, la consternation fut extrême. On voyait une grande bataille perdue, la fleur de la noblesse tuée ; le roi pris, le royaume dans un état déplorable, sans force au dedans et sans secours au dehors, le Dauphin âgé de dix-huit ans, jeune, sans conseil et sans expérience, qui allait probablement être accablé du poids des affaires.

Dans cette extrémité, on assembla les trois états pour délibérer sur le gouvernement du royaume. Charles, Dauphin, y fut déclaré lieutenant du roi son père, et prit le titre de régent, environ un an après ; pour le bonheur de la France, il se trouva plus habile et plus résolu qu’on ne l’eût osé espérer d’une si grande jeunesse. On lui donna un conseil composé de douze personnes de chaque ordre. Etienne Marcel, prévôt des marchands, y avait la principale autorité, à cause de la cabale des Parisiens. Il eut la hardiesse de proposer au Dauphin de délivrer le roi de Navarre. Ce prince lui répondit qu’il ne pouvait point tirer de prison un homme que son père y avait mis.

Environ dans ce même temps, Godefroi de Harcourt, qui avait suscité des troubles dans la Normandie, fut battu et aima mieux mourir que de se rendre. Ainsi, ce malheureux, traître à sa patrie, fut puni de sa trahison dans la même province qu’il avait donnée à ravager aux Anglais (1357.) Cependant le roi étant transporté en Angleterre, on fit une trêve en attendant qu’on pût conclure la paix ; mais la France étant un peu en repos contre la puissance étrangère se déchira elle-même, et fut presque ruinée par des dissensions intestines. L’autorité étant faible et partagée, et les lois étant sans force, tout était plein de meurtres et de brigandages. Des brigands, non contents de voler sur les grands chemins, s’attroupaient en corps d’armée pour assiéger les châteaux, qu’ils prenaient et pillaient, en sorte qu’on n’était pas en sûreté dans sa maison. Le prévôt des marchands vint faire ses plaintes au Dauphin de ce qu’on ne remédiait pas à ces désordres ; et, comme il parlait insolemment, le prince lui dit qu’il ne pouvait y remédier, n’ayant ni les armées, ni les finances, et que ceux-là y pourvussent qui les avaient en leur pouvoir. Ce prince parlait des Parisiens, qui, en effet, se rendaient maîtres de tout.

Le discours s’étant échauffé de part et d’autre, les Parisiens furieux, s’emportèrent jusqu’à tuer aux côtés du Dauphin trois de ses principaux conseillers, de sorte que le sang rejaillit jusque sur sa robe. La chose alla si avant, que, pour sauver sa personne, il fut obligé de se mettre sur la tête un chaperon mi-partie de rouge et de blanc, qui était en ce temps la marque de la faction.

Quoique le parti des Parisiens se rendît tous les jours plus fort, le prévôt des marchands crut que ce parti tomberait bientôt, s’il ne lui donnait un chef. Ainsi il trouva le moyen de faire sortir de prison le roi de Navarre à fausses enseignes et en supposant un ordre du Dauphin. D’abord qu’il fut en liberté, il vint à Paris. Comme il était éloquent, factieux et populaire, il attira tout le peuple par la harangue séditieuse qu’il fit en plein marché en présence du Dauphin, se plaignant des injustices qu’on lui avait faites, et vantant son zèle extrême pour le royaume de France, pour lequel il disait qu’il voulait mourir ; mais le fourbe avait bien d’autres pensées.

Dans ce même temps il s’éleva autour de Beauvais une faction de paysans qu’on appela les Jacques ou la Jacquerie, qui pillaient, violaient et massacraient tout avec une cruauté inouïe. Ils étaient au nombre de plus de cent mille, ne sachant la plupart ce qu’ils demandaient, et suivant à l’aveugle une troupe d’environ cent hommes, qui s’étaient assemblés d’abord à dessein d’exterminer la noblesse. Le roi de Navarre aida beaucoup à réprimer et à dissiper cette canaille forcenée, dont il défit un très-grand nombre. Cependant, comme son crédit augmentait tous les jours dans Paris, le Dauphin ne crut pas y pouvoir être en sûreté (1358); ainsi il sortit de cette ville, résolu de l’assiéger. Les autres villes du royaume se joignirent à lui, ne pouvant souffrir que les Parisiens voulussent dominer tout le royaume. Le Dauphin, avec ces secours, se posta à Charenton et à Saint-Maur, et se saisit des passages des deux rivières pour affamer les Parisiens. Le roi de Navarre s’étant mis à Saint-Denis, le pays se trouva alors ravagé des deux côtés. Pour discréditer ce roi dans l’esprit des Parisiens, le Dauphin l’engagea à une conférence avec lui, et dès lors on soupçonna qu’ils étaient d’intelligence. Enfin la paix fut conclue par l’entremise de l’archevêque de Sens. Par cette paix il fut accordé qu’on livrerait au Dauphin le prévôt des marchands et douze bourgeois pour les châtier à sa volonté.

Étienne Marcel ayant été averti de ce traité, résolut de tuer dans Paris tout ce qui n’était point de sa cabale ; mais il fut prévenu par un nommé Jean Maillard, chef du parti du Dauphin, qui le tua près la porte Saint-Antoine, et rendit si bonne raison au peuple de son action, que tous députèrent pour se soumettre au Dauphin. Ensuite, à la très humble supplication de tout le peuple de Paris, ce prince y vint demeurer.

Comme il y faisait son entrée, il vit lui-même un bourgeois séditieux, qui tâchait de soulever le peuple contre lui. Loin de se mettre en colère, il arrêta ceux de sa suite qui allaient l’épée à la main à cet emporté, et se contenta de lui dire que le peuple ne le croirait pas. Le roi de Navarre, indigné de ce qu’on avait tué le prévôt des marchands, qui était entièrement à lui, renouvela bientôt la guerre, et leva des troupes avec l’argent que les Parisiens avaient confiés à sa garde pendant qu’il était à Saint- Denis : mais le Dauphin, sans perdre de temps, assiégea Melun, où le roi de Navarre avait jeté ses meilleures troupes, arec les trois reines, sa sœur, sa tante et sa femme, et voyant que le Dauphin serrait de près cette place, il fit la paix en promettant de se soumettre à sa volonté.

Cependant on traitait aussi en Angleterre de la paix et de la délivrance de Jean. On lui proposa de tenir le royaume de France à hommage du roi d’Angleterre : il répondit qu’il aimait mieux mourir que d’accepter une si honteuse condition, et il le dit avec tant de fermeté, qu’on n’osa plus la lui proposer ; mais on tint un conseil secret où il n’y eut que les deux rois, le prince de Galles et Jacques de Bourbon, connétable de France. Jean y fit la paix à la vérité, mais en cédant aux Anglais tant de provinces que toute la France fut effrayée, quand elle en apprit la nouvelle.

Le Dauphin fut fort embarrassé s’il accepterait ces conditions. D’un côté il souhaitait de recevoir le roi son père ; de l’autre il voyait que s’il exécutait ce traité, le royaume serait perdu, et le roi lui-même déshonoré, pour avoir préféré une trop prompte délivrance à sa gloire et au salut de l‘Etat, pour lequel il n’avait pas craint d’exposer sa vie. Enfin il se résolut de refuser les conditions et d’attendre du temps les occasions de délivrer le roi d’une manière plus honorable. Jean, qui s’ennuyait dans la prison, le trouva fort mauvais, et il se fâcha fort contre son fils, qui s’était, dit-il, laissé emporter aux mauvais conseils du roi de Navarre. Édouard le fit resserrer, et résolut de passer lui-même en France avec une puissante armée (1359). Il vint à Calais, ravagea la Picardie, assiégea Reims d’où il fut chassé ; mais il ne laissa pas de piller la Champagne et l’Île-de-France, et de se loger au Bourg-la-Reine, à deux lieues de Paris. Le Dauphin ne voulut jamais sortir pour le combattre ; il voyait qu’en risquant la bataille il hasardait aussi tout l’État. Ce prince songea donc seulement à incommoder l’armée ennemie en détournant les vivres autant qu’il pourrait, et en attendant l’occasion de faire quelque chose de mieux.

Il envoya cependant des ambassadeurs pour traiter de la paix. Le duc de Lancastre la conseillait fort au roi d’Angleterre. Il lui représentait qu’il avait une grande année à entretenir dans un pays ennemi, sans avoir aucune ville, et que si les Français reprenaient cœur, il perdrait plus en un jour qu’il n’avait gagné en vingt ans. Édouard ne se voulut jamais rendre à ces raisons, s’imaginant déjà être roi de France ; mais enfin les ambassadeurs du Dauphin étant venus pour traiter avec lui à l’ordinaire, comme il demeurait toujours fier et inflexible, un accident imprévu le fit changer de résolution.

Il s’éleva tout à coup un orage furieux avec un tonnerre et des éclairs effroyables, et une si grande obscurité, qu’on ne se connaissait pas les uns les autres. Édouard épouvanté prit cela pour un avertissement du ciel qui condamnait sa dureté, et le duc de Lancastre, étant survenu, prit si bien son temps, qu’il le fit enfin résoudre à la paix. Elle fut conclue, à la condition que le roi de France céderait au roi d’Angleterre la ville de Calais avec le comté de Ponthieu, le Poitou, la Saintonge, la Rochelle avec ses dépendances, le Périgord, le Limousin, le Quercy, l’Angoumois, l’Agénois et le Bigorre, et qu’il en quitterait le ressort aussi bien que celui d’Aquitaine.

(1360) Le roi d’Angleterre, de son côté, céda la prétention qu’il avait sur le royaume de France, avec la Normandie, l’Anjou, le Maine, la Touraine, et la souveraineté de la Flandre qu’il avait disputée. Ce traité cependant ne devait pas avoir son entier accomplissement que lorsque les deux rois auraient envoyé à Bruges, à un certain jour marqué, les lettres de leur renonciation réciproque, condition qui ne fut point exécutée ; et jusqu’à ce jour le roi Jean promettait de ne point user sur les provinces cédées de son droit de souveraineté, qu’il se réserva toujours. Outre cela, on prit trois millions de francs d’or pour la délivrance du roi, et les deux rois se soumirent au jugement de l’Église romaine pour l’exécution de la paix. Voilà ce qui fut conclu à Brétigny, hameau situé près de Chartres en Beauce.

Quelque temps après, les rois en personne jureront la paix sur les saints Évangiles et sur le corps do Notre-Seigneur. Ils passèrent ensuite à Calais, où on traita en vain de l’accommodement de la Bretagne. Le roi sortit enfin, laissant pour otage Philippe d’Orléans, son frère, et Louis d’Anjou, son fils, avec beaucoup de seigneurs et de bourgeois des principales villes. Les seigneurs que le roi voulait soumettre aux Anglais, le prièrent de ne les point donner à un autre maître, et soutenaient qu’il ne le pouvait. Les habitants de la Rochelle le supplièrent de les garder, et lui écrivirent, qu’aussi bien, si à l’extérieur ils étaient forcés d’être Anglais, ils seraient toujours Français de cœur, et ne quitteraient jamais leur patrie. Il leur répondit qu’il ne voulait pas manquer de parole, qu’ils eussent à obéir, et qu’ils gardassent fidélité à leurs nouveaux maîtres.

Comme on lui donnait des expédients pour rompre le traité qu‘il avait fait par nécessité étant en prison, il dit cette belle parole, que «si la vérité et la bonne foi étaient perdues dans tout le reste du monde, on la devrait retrouver dans la bouche et dans la conduite des rois. » Son premier objet, après son retour, fut de délivrer le royaume des grandes compagnies de brigands qui le ravageaient. Les soldats licenciés s’attroupaient, et tout ce qu’il y avait de gens perdus se ramassaient avec eux pour piller. Le roi fit marcher contre eux Jacques de Bourbon, connétable de France, qui s’étant engagé mal à propos dans des lieux étroits, fut défait et tué dans une grande bataille près de Lyon. Ces brigands étant devenus insolents par cette victoire, prirent le Pont-Saint-Esprit et pillèrent jusqu’aux portes d’Avignon.

(1362) Le roi y alla quelque temps après pour voir le Pape Urbain V, et il prit la résolution de se croiser, soit qu’il voulût accomplir ce que Philippe son père avait promis, soit qu’il songeât par ce moyen à faire sortir du royaume les gens de guerre qui ravageaient tout. Il envoya inviter le roi d’Angleterre à cette croisade ; mais ce prince s’excusa sur son grand âge. Jean prit la résolution de retourner en Angleterre : on rapporte divers motifs de ce voyage. Ce qu’il y a de certain, c’est que le duc d’Anjou, un des otages, s’étant sauvé d’Angleterre, le roi de France voulut montrer qu’il n’avait point de part à l’évasion et à la légèreté de ce prince.

Avant de partir, le roi établit le Dauphin régent du royaume. Il donna le duché de Bourgogne à Philippe, son cadet, pour le service qu’il avait rendu dans la bataille de Poitiers et dans sa prison. Ayant ainsi disposé les choses (1363), il partit et mourut à Londres peu de temps après, laissant le soin de rétablir le royaume à un fils dont la sagesse s’était déjà manifestée en plusieurs circonstances.

Commentaire de la rédaction :

Retenons quelques enseignements de ces temps troubles, où les égoïsmes et les orgueils prennent le pas sur l’esprit chrétien : nous comprenons que Jean II, au lieu de suivre l’esprit de ses ancêtres très chrétiens, a pu se laisser aller à présumer de sa puissance, et de vouloir pousser son avantage, dans un esprit peu chrétien, contre le roi d’Angleterre, en lui proposant des conditions déshonorantes ou trop dures. Mal lui en a pris, la Providence a veillé et l’a puni de sa présomption durement.

Nous nous rendons compte aussi, avec un Charles le Mauvais, comment le vieil homme est de retour à cette époque : il demande à un moment un otage, fils du roi, pour comparaître ! Cela est typique de réflexes païens, dont on trouve les institutions dans les mondes païens, témoignant d’une absence absolue de confiance envers les autres « pairs »… qui nécessitent de prendre des garanties. L’esprit chrétien en prend encore un coup…mais heureusement la Providence veille, et dans ce monde très chrétien, qui témoigne que jamais rien n’est acquis, et qu’il faut toujours se convertir, le Ciel pousse à la pénitence et à la conversion.

Nous remarquerons encore combien l’enseignement de cette histoire par Bossuet et très chrétienne : à la différence des manuels « républicains » et « nationalistes » de la fin du XIXe et du XX, la petite histoire de France de Bainville compris (quoique évidemment restant dans une lignée encore chrétienne, mais elle est très mêlée), Bossuet ne cherche pas à cacher les fautes de nos aïeux. Au contraire, il les souligne pour mieux mettre en relief les mauvaises conséquences de ces fautes et de ces orgueils, pour que le Dauphin, destiné à être roi, se garde bien, si la tentation se faisait forte, de tomber dans ces erreurs funestes.

Il ne s’agit ni de jouer à la gloriole, ni de repentance, pour Bossuet il s’agit d’enseigner l’histoire la plus objectivement possible, avec ses grandeurs et ses misères, en évoquant toutes les grandes actions, mais aussi en n’oubliant toutes les fautes : c’est une attitude très chrétienne, du chrétien qui se sait pécheur, qui va souvent à confesse pour trouver ses fautes, et qui regarde avant tout à la poutre de son œil avant de regarder à la paille des autres. Les mondes païens, et modernes, ont du mal à ne pas cacher la poussière sous le tapis, à raisonner en schémas, à simplifier, et à en faire une histoire de héros quasi-légendaires…en omettant la part obscure.

Il ne faut pas que regarder la face obscure, mais il ne faut pas l’omettre, et y insister suffisamment, pour son histoire, afin d’éviter de développer un orgueil national de mauvais aloi, qui dépasserait le légitime amour de ses ancêtres, et cette honneur poussant à leur rendre hommage en actions…tant pour égaler leurs grands faits, que pour racheter leurs fautes.

Notons néanmoins combien nous sommes encore en pays chrétien : un roi prisonnier et la fleur de la noblesse tuée ébranlent certes le royaume, mais il ne s’écroule pas ! C’est un miracle.

Cela nous apprend aussi une sagesse générale : quand l’autorité est absente, l’ordre se dégrade, la justice s’affaiblit, et tout a tendance à lâcher. Le roi doit être sur le trône et pas ailleurs !

La révolte d’Étienne Marcel fait bien penser déjà au danger de ce Paris qui s’éloigne déjà des Provinces, et prend en otage, ici non pas le roi, mais le Dauphin et régent du royaume, le futur Charles V le Sage, qui a pu apprendre la vertu de prudence dès tôt, et sur le terrain…ce qui en fera un grand roi. On ne peut pas ne pas penser à la révolution française, quoique évidemment cette jacquerie d’une part, ce prévôt des marchands, un bourgeois avant l’heure, et Charles le mauvais, un duc d’Orléans avant l’heure, manquaient de ce qui fit le succès de la révolution : une idéologie systématique et mécanique. Nous nous rendons compte néanmoins aussi de la grande différence avec les derniers temps de l’Ancien Régime : le lieutenant du royaume n’hésite pas à user de la force ; à sortir de Paris et la reprendre de force, pour faire justice. L’exercice de l’autorité avait été abîmé à la veille de 1789…et Louis XVI était certainement trop jeune et indécis, ne se sentant peut-être pas suffisamment menacé dans les premiers temps de la révolution.

En tout cas le ciel veille, à Brétigny comme pendant la captivité du Roi, en évitant le pire, soit par des signes pour un roi anglais encore pas trop mécréant, ou grâce à l’entremise de son Église, encore écoutée.

Et notons tout de même combien être français est un attachement et un amour du Roi, du pays, de cet esprit : il est étonnant de voir cette mention de Bossuet, qui fait penser aux alsaciens entre 1870 et 1914, sauf que cette histoire n’existait pas encore…la réalité française est ancienne et enracinée, déjà à l’époque. Nous ne sommes pas bien différents en esprit que nos aïeux de ces siècles, nous avons le même cœur catholique et royal.

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