Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 22 Philippe VI de Valois : le roi face à la guerre de Cent-Ans et à la Peste Noire
Texte de Bossuet :
Philippe VI, de Valois (An 1328.)
Quoique Louis, dit Hutin, c’est-à-dire opiniâtre et vaillant, eût commencé à prendre connaissance des affaires dès le vivant de son père, Charles de Valois, son oncle, avait presque l’autorité tout entière. Il entreprit d’abord Enguerrand de Marigny, qu’il avait haï dès le règne précédent, parce que, dans un grand procès survenu entre deux familles très-considérables, il avait pris parti contre ceux que Charles protégeait. Il commença par lui faire rendre compte du maniement des finances, et lui demanda devant le roi ce qu’étaient devenues ces grandes sommes d’argent qu’on avait levées sur le peuple ; il lui répondit qu’il lui en avait donné la meilleure partie. Charles lui ayant dit qu’il avait menti, Enguerrand eut la hardiesse de répondre que c’était lui-même.
Philippe rendit le royaume de Navarre à Jeanne, fille de Louis de Hutin, qui avait épousé Philippe, comte d’Évreux, petit-fils de Philippe III, et il commença son règne par une action aussi éclatante que juste. Les Flamands s’étant révoltés contre leur comte, il entreprit de les mettre à la raison. Il leur donna une bataille à Cassel, où il en tua douze mille, et rétablit l’autorité du comte. Elle ne se soutint pas longtemps, et les Flamands faisaient tous les jours de nouveaux désordres (1329). Au retour de cette guerre, Philippe ordonna à Édouard de lui venir rendre hommage pour la Guienne et les autres terres qu’il tenait de lui. Il était alors à Amiens avec les rois de Bohème, de Navarre, et de Majorque.
Edouard obéit à son commandement, et fut étonné de voir à la cour de France tant de magnificence et de grandeur. Il fut aussi admiré des rois, à cause de son grand esprit et de son grand cœur. Il avait fait, peu de temps auparavant, une action qui le rendait fort considérable. Roger de Mortemer, favori de la reine sa mère, gouvernait le royaume fort paisiblement avec le comte Kent, oncle du roi. La jalousie s’étant mise entre eux, Roger aidé par la reine et de concert avec elle, persuada au roi que le comte le voulait empoisonner. Edouard, trop crédule, et accoutumé à déférer à sa mère en tout, fit mourir son oncle ; mais il ne fut pas longtemps à découvrir la fourberie et la méchanceté de Roger. La reine avait la réputation de n’être pas fort chaste, et même on la soupçonnait d’être grosse de son favori, qui l’avait engagée dans ses intérêts par une liaison si honteuse.
Le roi ayant découvert ces choses, irrité contre ce méchant, qui avait fait mourir son oncle, corrompu sa mère, souillé la maison royale en tant de manières, abusé de la jeunesse de son roi, et surpris sa facilité par tant d’artifices, punit ses crimes par une mort ignominieuse. Pour la reine, il la fit garder dans un château, avec l’honneur qu’on devait à sa dignité, mais sans avoir aucune part aux affaires : il commença lui-même à les gouverner avec beaucoup de prudence.
Philippe, après avoir reçu son hommage en grande magnificence, alla à Avignon pour voir le Pape, accompagné des rois de Bohème et de Navarre. Ils y trouvèrent le roi d’Aragon, et tous ensemble se croisèrent, après une prédication fort touchante, que le Pape leur fit un vendredi saint. Philippe engagea dans la même ligue, les rois de Hongrie, de Sicile et de Chypre, avec les Vénitiens. Il avait lui seul assez de vaisseaux pour porter quarante mille hommes ; et depuis Godefroi de Bouillon, jamais la chrétienté n’avait été si puissamment armée, ni n’avait fait de si grands apprêts contre les infidèles ; mais l’ambition d’Édouard et les guerres d’Angleterre rendirent inutile un si grand dessein.
Nous entrons dans les temps les plus périlleux de la Monarchie, où la France pensa être renversée par les Anglais, qu’elle avait jusque-là presque toujours battus ; maintenant, nous allons les voir forcer nos places, ravager et envahir nos provinces, défaire plusieurs armées royales, tuer nos chefs les plus vaillants, prendre même des rois prisonniers, et enfin faire couronner un de leurs rois dans Paris même. Ensuite, tout d’un coup, par une espèce de miracle, nous les verrons chassés et renfermés dans leur île, ayant à peine pu conserver une seule place dans toute la France. De si grands mouvements eurent, comme il est d’ordinaire, des commencements peu considérables.
(1331) Robert d’Artois, à qui Philippe avait la principale obligation de son élévation à la couronne, prétendait que le comté d’Artois lui appartenait, et comme il manquait de preuves, il fabriqua de faux actes pour établir son droit. Philippe avait agi d’abord par les voies de la douceur pour ramener Robert, qui, ayant été cité quatre fois devant la cour des pairs, refusa de comparaître ; il y fut condamné comme il le méritait, et sortit du royaume en faisant des menaces contre le roi. Sa femme, propre sœur du roi, fut arrêtée avec ses deux enfants, et Robert, pour se venger, passa en Angleterre, et persuada à Édouard de déclarer la guerre à Philippe.
(1336) Ce prince ne voulut pas s’engager à une si difficile entreprise sans être fortifié par de puissantes alliances, et pour cela il envoya des ambassadeurs dans les Pays-Bas, qui se faisaient respecter par la magnificence extraordinaire avec laquelle ils vivaient. Ils attiraient et les villes et les princes dans le parti d’Angleterre, par les grandes libéralités qu’ils faisaient. Édouard vint lui-même à Anvers pour tâcher de gagner le duc de Brabant et les autres princes de l’empire. Ils ne voulurent point se déclarer, que l’empereur n’y eut consenti ; mais ils donnèrent à Édouard le moyen de l’engager à cette guerre, qui fut de lui représenter qu’au préjudice des traités faits entre les empereurs et les rois de France, Philippe avait acquis plusieurs châteaux dans l’empire, et même la ville de Cambrai. L’empereur y donna les mains, et déclara Édouard vicaire de l’empire, avec ordre à tous les princes de lui obéir.
(1337) Édouard ayant tenu une assemblée solennelle, y fit lire ses lettres de vicariat en grand appareil, et envoya des hérauts déclarer la guerre à Philippe, tant en son nom qu’en celui de plusieurs princes de l’empire. (1338). Il assiégea ensuite Cambrai, qu’il ne put prendre ; après quoi, ayant passé l’Escaut, il entra dans le royaume de France. Là il envoya un héraut demander à Philippe un jour pour combattre : il le donna, et déjà les deux années étaient en présence. Philippe avait dans la sienne un grand nombre de princes, avec toute la noblesse de France. Tous étaient prêts à combattre, et le roi même le désirait avec ardeur ; mais son conseil jugea qu’il ne fallait point hasarder tout le royaume contre le roi d’Angleterre, qui de son côté ne hasardait rien. Ainsi, on se sépara sans combattre, quoique le roi y résistât fort (1340), et se tâchât contre ses conseillers ; mais les armées navales s’étant rencontrées à la hauteur de l’Écluse, il y eut un furieux combat. Les Normands qui composaient la flotte française, étaient plus forts en hommes et en vaisseaux que les Anglais ; outre cela, ils avaient l’avantage du soleil et du vent. Les Anglais prirent un grand tour pour avoir l’un et l’autre à dos. Alors les Normands se mirent à crier que les ennemis s’enfuyaient et qu’ils n’osaient les attendre ; mais ils furent bien étonnés, quand ils les virent tout d’un coup retomber sur eux. On se jeta de part et d’antre une infinité de traits, les vaisseaux s’accrochèrent, et on en vint aux mains ; Édouard exhortait les siens en personne et combattait vaillamment. Nos vaisseaux furent pris en partie, en partie coulés à fond, et presque tous les Français noyés.
Les Anglais perdirent la plus grande partie de leur noblesse, le roi eut même la cuisse percée d’un javelot, et vengea sa blessure sur le général de l’armée française, qu’il fit pendre à un mât. Il alla ensuite assiéger Tournay avec six vingt mille hommes, dont les Flamands faisaient une partie considérable. Il les avait gagnés par le moyen de Jacques d’Artevelle, leur capitaine. C’était un brasseur de bière, factieux et entreprenant, qui ne trouvait rien difficile ; il était fin et de bon conseil, aussi hardi dans l’exécution qu’habile à haranguer le peuple. Par ces moyens il sut si bien mener les Flamands, qu’il en était le maître. Il avait des hommes apostés dans toutes les villes, qui exécutaient tout ce qu’il voulait, et tuaient au premier ordre tous ceux qui s’opposaient à ses desseins, de sorte que ses ennemis n’étaient en sûreté dans aucun endroit du pays, et que le comte lui-même osait à peine paraître.
Édouard le voyant tout-puissant en Flandre, n’oublia rien pour le gagner. Artevelle y consentit facilement, parce qu’il cherchait un appui à sa domination, dans la puissance étrangère, contre la puissance légitime ; mais comme les Flamands disaient qu’ils ne pouvaient se déclarer contre le roi de France, qui était leur souverain, et à qui ils devaient de grandes sommes, Artevelle proposa à Édouard de se déclarer roi de France, ce qu’il fit, et ayant donné sa quittance en cette qualité, les Flamands s’en contentèrent.
Depuis ce temps-là, ils furent toujours attachés aux intérêts d’Édouard ; mais avec tout ce secours, le siège de Tournay n’avançait pas, quoique la ville fût assez pressée, y ayant dedans beaucoup de soldats et peu de vivres. Cependant le roi d’Écosse voyant le roi d’Angleterre occupé à un siège si difficile, sut profiter de l’occasion et reprit les places qu’Édouard lui avait prises. Philippe alla avec une grande armée au secours de Tournay, dont le siège fut enfin levé par une trêve, qui fut ensuite prolongée jusqu’à deux ans, pour donner le loisir de faire la paix.
(1341) La guerre fut recommencée à l’occasion des affaires de Bretagne. Jean III, duc de Bretagne, étant mort sans enfants, laissa le duché à sa nièce, fille de son second frère, qui était mort avant lui. Il l’avait mariée à Charles de Blois, fils d’une sœur de Philippe, afin de procurer par ce moyen à sa nièce la protection de la France. Il avait un troisième frère, sorti d’un autre mariage ; c’était Jean, comte de Montfort, qui soutenait que le duché lui appartenait, au préjudice de sa nièce. D’abord il se rendit maître de Nantes et de Rennes, dont les habitants se déclarèrent pour lui ; il prit ensuite Hennebont et Brest ; et pour s’assurer d’un protecteur, il rendit hommage du duché de Bretagne au roi d’Angleterre. Le roi ordonna qu’il comparaîtrait devant la cour des pairs. Il y vint avec un nombreux cortège de noblesse.
Aussitôt qu’il se fut présenté à la chambre des pairs, le roi se tourna vers lui, et lui demanda pourquoi il avait envahi le duché de Bretagne sans sa permission, et pourquoi il en avait fait hommage au roi d’Angleterre, puisqu’il savait que ce duché relevait de la couronne de France ? Il répondit, sans s’étonner, qu’il n’avait point rendu cet hommage, et que ses ennemis avaient fait de faux rapports au roi ; mais, pour ce qui regardait le duché, qu’il lui appartenait légitimement, parce qu’il était le plus proche parent mâle du défunt, étant son frère.
Le roi lui défendit de s’en emparer jusqu’à ce qu’il eut porté son jugement, et lui ordonna de demeurer à Paris sans en sortir ; mais comme il appréhendait qu’on ne l’arrêtât, il se sauva et retourna en Bretagne, malgré les défenses; le parlement donna son arrêt et adjugea le duché à Charles, pour deux raisons : la première, parce qu’il avait épousé la fille de l’aîné ; la seconde, parce que Montfort était coupable, tant à cause de l’hommage qu’il avait rendu au roi d’Angleterre, qu’à cause qu’il avait désobéi au roi, se retirant sans congé. Charles partit aussitôt après, pour se mettre en possession du duché. Il prit Nantes, et Jean de Montfort qui était dedans. On le mit en prison dans la tour du Louvre, d’où il sortit en 1343, après avoir juré de ne prétendre jamais rien au duché. Cependant il passa en Angleterre pour y chercher du secours, et à son retour il mourut au château d’Hennebont.
Sa femme ne perdit pas courage ; elle animait ceux de Rennes, avec lesquels elle était, leur montrant un petit enfant qu’elle avait nommé Jean comme son père, et leur disant : « Voici le fils de celui à qui vous étiez si fidèles ; voici votre prince, qui vous récompensera, quand il sera grand, du service que vous lui aurez rendu dans son enfance. » Elle ajouta qu’il ne fallait pas se laisser abattre par la mort d’un homme mais regarder l’honneur et la fortune de l’État qui était immortelle.
Toutes ses exhortations n’empêchèrent pas qu’il ne fallut céder à la force. Charles de Blois assiégea Rennes, et la ville fut contrainte de se rendre. La comtesse se réfugia à Hennebont, où elle ne fut pas plus tôt arrivée, qu’elle y fut assiégée par le comte. Cette ville, située sur la rivière de Blavet, était très considérable en ce temps, parce que la ville de Blavet, qui la couvre et qui est à l’embouchure de la rivière, n’était pas encore. La comtesse, se fiant aux fortifications de cette place, résolut de se bien défendre. Elle montait tous les jours au haut d’une tour, d’où elle voyait les combattants, elle remarquait ceux qui faisaient bien et les encourageait d’en haut. Au retour du combat elle leur donnait des récompenses, les embrassait et les élevait jusqu’aux cieux par ses louanges. Ainsi, elle animait tellement tout le monde, que les filles et les femmes étaient toujours sur les murailles, fournissant des pierres contre les ennemis.
Elle fit quelque chose de plus surprenant. Elle se mit à la tête des siens, qui firent une vigoureuse résistance et repoussèrent les Français ; mais s’étant avancée un peu trop loin, elle fut coupée de cette sorte, qu’elle ne put plus rentrer dans la place. Ceux de dedans furent fort en peine de ce qu’elle était devenue ; mais quelques jours après, à la pointe du jour, elle vint de Brest avec un renfort de six cents chevaux, enfonça un des quartiers, et entra dans la place, au bruit des trompettes, et au milieu des acclamations de tout le peuple. Ainsi par sa valeur elle sauva la ville, qui ne put être forcée.
Elle ne se conduisit pas moins vaillamment à la fameuse bataille navale de Grenesey, où les historiens remarquent qu’avec une pesante épée elle faisait un carnage de ses ennemis ; mais tout d’un coup, comme le combat était fort opiniâtre de part et d’autre, il vint une si grosse pluie et des nuages, qu’à peine se voyait-on, et que les vaisseaux furent dispersés deçà et delà dans la mer. Robert d’Artois, qui commandait la flotte anglaise, prit terre auprès de Vannes, et se rendit maître de cette place. Charles de Blois la reprit bientôt ; et même dans une sortie qui fut faite par les assiégés, Robert d’Artois fut blessé. Comme il voulut se faire porter en Angleterre, l’air de la mer et l’agitation du vaisseau causèrent de l’inflammation dans ses plaies, de sorte qu’étant arrivé à Londres, il y mourut.
Édouard passa lui-même en Bretagne pour assiéger Vannes. Jean, duc de Normandie, fils aîné de Philippe, alla au secours. Les deux armées furent souvent prêtes à combattre, sans qu’il ne s’exécuta rien de considérable. Il se fit enfin une trêve de deux ans par l’entremise du Pape. Pendant les guerres de Bretagne, le roi d’Écosse reprenait les places que le roi d’Angleterre avait prises sur lui. Il assiégeait le château de Salisbury, où la comtesse se défendait vigoureusement ; elle passait pour la femme la plus belle et la plus sage d’Angleterre. Comme elle était fort pressée, elle demanda du secours à Édouard. Elle sut si bien se servir de celui qu’il lui envoya qu’elle fit lever le siège. Édouard vint la visiter, touché de sa réputation, il en fut épris en la voyant, et comme il commençait à lui découvrir sa passion, elle lui dit : « Vous ne voudriez pas me déshonorer, ni que je déshonorasse mon mari qui vous sert si bien : vous-même, si je m’oubliais jusqu’à ce point, vous seriez le premier à me châtier. » Elle persista toujours dans sa résolution, et sa chasteté fut en admiration à toute l’Angleterre.
(1344) La trêve dont nous avons parlé ne dura pas longtemps, parce que le roi d’Angleterre cherchant une occasion de la rompre, envoya défier Philippe, pour avoir fait couper la tête à quelques seigneurs de Normandie et de Bretagne, qu’on accusait de trahison. Il fit partir en même temps le comte de Derby qui reprit quelques places de Gascogne, que les Français avaient prises, entre autres La Réoll, située sur la Garonne. Derby ayant poussé la mine bien avant sous le château, les assiégés se rendirent à condition d’avoir la vie sauve avec la liberté. Les Français cependant ne demeurèrent pas sans rien faire, et le duc de Normandie vint assiéger Aiguillon, place d’Agenais, avec cent mille hommes.
(1345) Environ ce temps arriva la mort de Jacques d’Artevelle qui, ayant proposé de mettre la Flandre en la dépendance de l’Angleterre, par cette proposition encourut la haine des Gantois. Tout le monde criait qu’on ne devait pas souffrir qu’un tel homme osât disposer du comté de Flandre. Avec ces cris on s’attroupait autour de sa maison, et on lui redemandait compte des deniers qu’on l’accusait d’avoir transportés en Angleterre : quoiqu’il soutînt, et avec raison, que cette accusation était fausse, personne ne l‘en voulait croire. Comme il tâchait d’adoucir le peuple avec de belles paroles, le haranguant par une fenêtre, on enfonça la maison par derrière, et il fut assommé sans que jamais il pût fléchir ses meurtriers. Ainsi mourut ce chef de la sédition, tué par ceux qu’il avait soulevés contre leur prince.
Le siège d’Aiguillon continuait et donna lieu à Godefroi de Harcourt, grand seigneur de Normandie, de donner à Édouard un conseil pernicieux à la France. Ce seigneur avait été favori du duc de Normandie, et ensuite disgracié, sans avoir fait aucune faute, par la seule jalousie et les intrigues des courtisans : il se réfugia en Angleterre ; et pour se venger de la France, il conseilla à Édouard d’y entrer par la Normandie, l’assurant qu’il trouverait les ports dégarnis et la province sans défense, parce que toute la fleur de la noblesse était avec le duc devant Aiguillon (1346). Édouard crut ce conseil, et trouva la Normandie dans l’état que Godefroi lui avait dit. Il y fit de grands ravages et prit plusieurs places, entre autres Caen, qu’il pilla. Il s’avança même jusqu’à Poissy, brûla Saint-Germain-en-Laye, et de là il alla en Picardie, où il mit tout à feu et à sang. Toutefois Beauvais résista, et donna le loisir à Philippe d’assembler ses troupes. Il fit garder tous les passages de la Somme pour tâcher de renfermer et d’affamer Édouard ; mais ce prince ayant promis récompense à ceux qui lui montreraient le gué, un des prisonniers le lui découvrit ; il força la garde que Philippe y avait mise, et passa la rivière. Philippe le suivit, et les armées se rencontrèrent à Crécy, village du comté de Ponthieu.
Lorsqu’elles furent en bataille (26 août), Édouard alla de rang en rang, inspirant du courage à tout le monde, plus encore par sa contenance résolue que par ses paroles. Les Anglais étaient en petit nombre, et les Français étaient bien plus forts ; mais il y avait parmi eux beaucoup de confusion, et beaucoup d’ordre parmi les ennemis. La bataille commença du côté de Philippe par les arbalétriers génois ; quoique fatigués par la pesanteur de leurs armes et de la longue marche qu’ils avaient faite ce jour-là, ils ne laissèrent pas de faire leur décharge vigoureusement. Cependant les Anglais demeurèrent fermes sans tirer ; après quoi ils s’avancèrent un pas, et tirant à leur tour, ils percèrent les Génois à coups de traits. Ceux-ci prirent aussitôt la fuite et se renversèrent sur le reste de la bataille. Philippe voyant qu’ils troublaient les rangs et mettaient tout en désordre, ordonna qu’on les tuât, de sorte qu’on fit main basse sur eux.
Le prince de Galles, fils aîné du roi d’Angleterre, qui à peine avait seize à dix-sept ans, était au combat, et commandait une partie de l’armée. Les Français firent un si grand effort du côté où était ce prince, que ses troupes furent ébranlées. D’abord ou envoya dire à Édouard que son fils était fort pressé. Il demanda s’il était mort ou blessé : on lui dit qu’il n’était ni l’un ni l’autre, mais qu’il était en grand péril. « Laissez combattre ce jeune homme, » reprit-il, je veux que la journée soit à lui, et qu’on ne m’en apporte plus de nouvelles, qu’il ne soit mort ou victorieux. » Cette parole ayant été rapportée où était le prince, anima tellement tout le monde, que les Français ne purent plus soutenir le choc. Philippe eut un cheval tué sous lui en combattant vaillamment, et dans le temps qu’il voulait encore opiniâtrement retourner au combat, le comte Hainaut, son cousin, l’emmena malgré sa résistance, lui disant qu’il ne devait pas se perdre sans nécessité : qu’au reste, s’il avait été battu cette fois, il pourrait une autre fois réparer sa perte ; mais que s’il était pris ou tué, son royaume serait au pillage et perdu sans ressource. Philippe se laissa enfin persuader, et un si grand roi arriva, lui cinquième, pendant la nuit, à un petit château où il se retira.
Il y eut dans cette bataille, de notre côté, un grand nombre de princes pris ou tués ; entre autres le roi Jean de Bohème, fils de l’empereur Henri VII, y périt en combattant vaillamment : la France y perdit trente mille hommes. Le jeune prince de Galles s’étant présenté à Édouard sur le champ de bataille, ce bon père l’embrassa, en priant Dieu qu’il lui donnât la persévérance ; le prince en même temps fit une génuflexion, témoignant un désir extrême de contenter le roi son père. Édouard, pour profiter de sa victoire, alla assiéger Calais ; mais après avoir reconnu la place, il jugea qu’il ne pouvait pas la prendre de force ; de sorte qu’il se résolut de l’affamer. Il fit tout autour comme une autre ville de charpente, et bâtit sur le port un château, de peur qu’il ne vînt des vivres par la mer.
Le gouverneur ayant chassé toutes les bouches inutiles, Édouard, qui vit approcher tant de vieillards, d’enfants et de femmes éplorées, en eut pitié, et, au lieu de les faire rentrer, comme c’est la coutume en pareille rencontre, il les laissa passer, et leur fit même de grandes libéralités. Quelque temps après, il fut informé que le duc de Normandie avait levé le siège d’Aiguillon, et que David, roi d’Écosse, ayant voulu entrer en Angleterre, avait été repoussé et pris prisonnier. Il apprit aussi que Derby avait pris Poitiers d’assaut, ce qui n’avait pas été fort difficile, parce que les bourgeois, quoique résolus de bien se défendre, ne se trouvèrent pas en état de résister ; ils n’avaient ni chefs pour les commander, ni soldats pour les soutenir. Il apprit dans le même temps que Charles de Blois, malgré la protection des Français, avait été pris dans un combat, et envoyé prisonnier en Angleterre.
(1347) Cependant la ville de Calais étant serrée de près, Philippe s’avança en vain pour la secourir. Les Anglais lui fermèrent si bien les avenues, qu’il ne put jamais approcher ; de sorte que la ville fut contrainte de demander à capituler. Édouard était si fort irrité de la longue défense des habitants, que d’abord il ne les voulait recevoir qu’à discrétion, et il destinait les plus riches à la mort et au pillage. Enfin il exigea qu’on lui livrât six des principaux bourgeois pour les faire mourir, et ne voulut jamais se relâcher qu’à cette condition, tant il était inexorable. Une si dure proposition étant rapportée dans l’assemblée du peuple, tous furent saisis de frayeur. En effet, que faire ? À quoi se résoudre dans une si cruelle extrémité ? Qui seront les malheureux qu’on voudra livrer à une mort certaine ? Comme ils étaient dans ce trouble, ne sachant à quoi se déterminer, le plus honorable et le plus riche de tous les habitants de la ville, nommé Eustache de Saint-Pierre, se présenta au milieu du peuple, déclarant qu’il se dévouait volontiers pour le salut de sa patrie. Cinq autres bourgeois suivirent cet exemple, et comme on les eut amenés au roi, ils se jetèrent à ses pieds pour implorer sa miséricorde ; il ne voulut point les écouter. En vain tous les seigneurs de la cour intercédèrent pour eux. Ce prince, toujours inflexible, avait déjà envoyé chercher le bourreau pour exécuter ces misérables, et ils étaient sur l’échafaud, prêts à recevoir le coup, lorsque la reine, arrivant dans le camp, intercéda pour eux. Le roi leur pardonna à sa considération.
Ensuite, après avoir fait une trêve de deux ans, dont pourtant la Bretagne fut exceptée, ce prince victorieux repassa en Angleterre. Quelque temps après, Godefroy de Charny, qui commandait l’armée de Philippe, sur la frontière de Picardie, conçut le dessein de reprendre Calais par intelligence. Pour cela, il tâcha de corrompre Émeri, qui en était gouverneur, croyant qu’étant Lombard, il se laisserait plus facilement gagner que ne ferait un Anglais. En effet, il consentit de lui livrer la place moyennant vingt mille écus.
Édouard, qui était vigilant et bien averti, découvrit bientôt tout le complot. Il envoya ordre au gouverneur de se rendre auprès de lui, et lui parla en celle sorte : « N’avez-vous point de honte, vous à qui j’avais confié la place la plus importante que j’eusse, de m’avoir manqué de fidélité ? N’étais-je pas assez puissant pour récompenser vos services, et n’aviez-vous point d’autres moyens pour faire fortune, que de vendre votre foi à mes ennemis ? » Le gouverneur surpris nia d’abord la chose ; mais enfin étant convaincu, il se jeta aux pieds du roi, et lui demanda pardon. Edouard, se souvenant qu’il avait été nourri auprès de lui, se laissa fléchir, et lui pardonna ; mais en même temps il lui commanda de retourner promptement, d’achever son traité avec les Français, et même de prendre leur argent ; enfin d’agir avec eux si adroitement, qu’ils ne se doutassent de rien ; qu’au reste, il le suivrait de près, et se trouverait à Calais pour punir leur tromperie par une tromperie plus sûre et plus juste.
Le gouverneur s’en retourna bien instruit des volontés de son maître, qu’il exécuta ponctuellement. Edouard, averti de l’état des choses, partit quand il fut temps, et se rendit à Calais incognito, sous le drapeau d’un de ses capitaines. Les Français s’avancèrent au temps qui leur était assigné, et s’approchèrent des portes au milieu de la nuit, croyant qu’elles leur seraient bientôt ouvertes. On les ouvrit en effet, mais ce fut pour les charger. Les anglais vinrent fondre de toutes parts sur eux, comme ils y pensaient le moins, en sorte qu’ils furent tous tués ou prisonniers. Il arriva pendant la mêlée que le roi d’Angleterre, sans être connu, se trouva aux mains seul à seul avec un chevalier, nommé Eustache de Ribaumont.
Ce seigneur se battait vigoureusement, et donnait au roi de si rudes coups, que deux fois il lui fit plier le genou jusqu’à terre. Cependant le roi fit si bien, et par l’adresse et par la force, qu’il lui fit rendre l’épée et le fit son prisonnier Il donna un festin magnifique à tous les prisonniers, et ayant démêlé parmi les autres Eustache de Ribaumont : « Chevalier, » lui dit-il, « n’ayez point de honte de votre combat, voici le combattant à qui vous avez eu affaire. » En même temps il lui donna un cordon de perles fort précieuses pour mettre à son chapeau, et le renvoya sans lui demander rançon.
(1349) Environ ce temps, Humbert, dauphin de Viennois, touché de la mort de son fils unique, résolut de se faire Jacobin, et mit en délibération s’il vendrait le Dauphiné au Pape, ou s’il le donnerait au roi de France. Mais sa noblesse et ses peuples obtinrent qu’il le donnât plutôt à la France, parce qu’ils espéraient plus de protection de ce côté-là dans les guerres continuelles qu’ils avaient avec la Savoie. Ainsi ce beau pays vint au roi de France, dont les fils aînés ont pris la qualité de Dauphins. Cette nouvelle acquisition fut une espèce de consolation des pertes que Philippe venait de faire. Il ne vécut pas longtemps après, étant mort en 1350. Il laissa pour son successeur Jean, son fils aîné.
Commentaire de la rédaction :
Retenons, comme le dit Bossuet, que tous les grands chamboulements historiques commencent par des peccadilles qui s’enveniment, des histoires d’ego et de haines qui dégénèrent en usurpation doctrinales et des malentendus qui n’en finissent pas de grossir. Toujours, ou presque, il y a des histoires d’amour propre blessé prêt à tout sacrifier, et la raison d’abord, pour « garder la face ». Cela est aussi vrai pour les hérésies.
Pour la guerre de cent ans, tout part d’une division intérieure : comme souvent, c’est d’abord une faiblesse qui vient de soi-même qui donne le flanc aux attaques extérieures. Robert d’Artois donne l’occasion au roi d’Angleterre qu’il n’aurait pu entreprendre sans cette occasion. Évidemment, sa mauvaise attention est patente, mais sans un traître intérieur, comme un Judas, il n’aurait pas pu faire sa mauvaise œuvre, comme les juifs ne réussissaient pas à mettre la main sur Jésus sans le traître.
Notons encore que l’usurpation royale vient d’un accommodement qui impressionne par sa banalité, comparée à ses conséquences incalculables : les flamands, déjà plus intéressés par les sous que par la vertu, ne veulent pas trahir le roi à qui ils devaient de l’argent. Alors, pour alléger leur conscience, le roi d’Angleterre se déclare roi de France et met les flamands dans son escarcelle. Le procédé est vulgaire et grossier, mais il passe : comme quoi, quand le vieil homme prend le pas, il lui faut quand même « tenir la face » et légitimer le mal qu’il fait en le créant bien. Il est impossible de se rebeller contre le roi de France ? Qu’à cela ne tienne ! Alors disons que le roi de France est le roi d’Angleterre ! … L’homme pécheur est ridicule, et d’autant plus ridicule quand il est en chrétienté et que son péché et ses manœuvres éclatent au grand jour… En terres païennes toutes ces manœuvres et ces arrangements avec la morale sont institutionnalisés, si on peut dire, et donc ils paraissent moins criants puisque tout fonctionne comme cela. Le péché, même petit, en chrétienté, jure tout de suite avec des institutions belles, une doctrine vraie, et des saints pratiquant la vertu.
Notons un autre enseignement : quand un grand montre le mauvais exemple, les méchants suivent et en profitent pour légitimer leurs injustes ambitions comme ce Jean de Montfort : le péché appelle le péché. Ces méchants profitent d’ailleurs de la grande clémence chrétienne : ce Jean encore s’échappe de Paris sans effort, car on pensait que sa parole suffisait à faire confiance… Un serment et on est libéré… En terre païenne, pour assurer une parole, on prend en otage toute la famille, qui risque la mort le cas où la parole est brisée. Tout cela n’est plus d’actualité en chrétienté.
Vengeance sur une faute injuste, comme ce seigneur de Normandie, assassinat par ceux-là même qu’on avait provoqué : toujours le péché cause le trouble, et retombe sur le pêcheur, en politique d’abord.
Notons encore l’importance de la femme, qui défend les droits de son mari ou de son fils, ou encore qui force le roi à la miséricorde à Calais…, le rappelant à des considérations plus chrétiennes.
Enfin, sachons que la pauvreté est une grâce, car la puissance, les honneurs et la force attirent les jalousies et les méchancetés, et la moindre erreur, même légère du puissant, est l’occasion de prendre la mouche et d’en vouloir à mort.
La chrétienté continue de fonctionner malgré tout entre honneur chevaleresque et bon traitement des prisonniers, ou encore le seigneur du Dauphiné qui rentre dans les ordres et veut donner ses terres soit au Pape soit au roi de France, les deux plus grands chrétiens d’Europe !