De l’art divin d’accommoder les restes, par le P. Jean-François Thomas s.j.
Lors de ses deux multiplications des pains et des poissons, Notre-Seigneur demanda à ses Apôtres de rassembler les morceaux qui ne furent pas consommés par les foules présentes. Les Évangélistes insistent sur cet épisode. Douze paniers dans le premier cas, sept dans le second, furent ainsi remplis, chiffres hautement symboliques. Il est bien précisé que les disciples emportèrent avec eux ces reliefs de repas. Cette mention est étonnante. Pourquoi donc accorder tant d’importance à ces résidus que notre société moderne aurait eu tôt fait de jeter à la poubelle ? Outre bien sûr le contenu déjà eucharistique d’un tel miracle, il est probable que ce trait souligne la capacité et la volonté divines à accommoder les restes, nos restes ce qui est plutôt encourageant et porteur d’espérance. Un cuisinier talentueux est celui qui sait mitonner des petits plats en utilisant des ingrédients simples et la mère de famille avisée et économe est celle qui ne gâche rien et qui magnifie de petits riens en grands touts. Cela signifie que Dieu se saisit de la moindre occasion pour sauver ce qui peut l’être de notre somme toute misérable existence. Il est comme la ménagère qui doit nourrir ses petits et qui fait main basse sur tout ce qui peut les nourrir, les faire croître, les satisfaire. Le moindre grain de piètre qualité est ainsi récolté, moulu, transformé en pur froment car notre Père ne se soucie que du bien, même minime, qui peut sortir de notre cœur et de nos mains. Sinon, nous passerions tous à la poubelle comme de vulgaires épluchures. Une telle mansuétude n’est pas le propre de l’homme, toujours plus soucieux de s’arrêter aux défauts que de sauver la proposition d’autrui en essayant de trier y compris dans un tas de fumier. Cet art divin d’accommoder les restes permet à l’espérance de séjourner dans notre âme, sinon nous vivrions que dans l’horreur, la crainte, la terreur.
L’admirable peintre catholique Jean-Georges Cornélius exprime parfaitement ce qu’est ce geste divin à notre égard : l’art de ramasser les miettes, comme celles qui tombent de la table du maître et que lèchent les petits chiens apeurés et timides. Il écrit à une religieuse : « Petite sœur, je suis un cochon de très bonne volonté. La vénération n’a rien à voir là-dedans. Seulement, dans son admirable injustice, le Christ aime les cochons de bonne volonté. Il sait que je ne le renierai pas, que je mourrai pour lui avec des transports de reconnaissance et de joie et il faut croire que les vertus aigres le touchent moins. » Et plus loin : « Je suis un vieux pécheur incapable de se repentir de ses beaux péchés, mais je mets tout cela aux pieds de mon Christ que j’adore. » Et enfin : « Avec toutes mes ordures dans un sac, je vais suivre mon Christ de loin ou bien l’aimer et l’adorer de loin, me mettre en bon dernier derrière le petit cortège de ceux qui le suivent comme on suit l’Amour quand on n’est pas aimé. » (Lettres à une carmélite) il suffit d’être comme Pierre repentant dans ses larmes et de suivre à distance Celui dont personne n’est digne d’approcher sans sa grâce et sa douceur. Les peintres hollandais et flamands notamment, au XVIIe siècle, représentèrent souvent, de façon qui n’est pas anecdotique, des scènes évangéliques en arrière-fond tandis que le premier plan était une somptueuse et truculente nature morte, amoncellement de victuailles de toute sorte. D’autres, comme Velasquez, sont plus sobres mais utilisent une veine identique. Ici, en reproduction, un tableau dans le tableau, le Christ chez Marthe et Marie, et, face à nous, nous fixant, une servante aiguillonnée par Marthe qui semble avoir le don de bilocation et qui houspille la jeune fille un peu courroucée car il faut servir le Maître au plus vite : les restes du garde-manger car l’illustre visiteur vient d’arriver à l’improviste après une longue marche et une journée éreintante. Quelques poissons, symboles du Fils de l’homme, des œufs du poulailler, symboles de la Résurrection à venir, auxquels vont s’ajouter la force et l’amertume du piment et des aulx. Cette nourriture simple, frugale est préparée par nos mains et le Christ va la goûter et l’apprécier. Quant à nos péchés, ils sont écrasés dans ce mortier et Notre-Seigneur va les accepter afin de les purifier. Dieu n’aime pas les mets artificiels, les plats prétentieux de la nouvelle cuisine. Il ne « revisite » pas les recettes. Il recherche les saveurs franches, les produits naturels, ceux du terroir. Il se charge de nettoyer toute la terre qui, comme une gangue, recouvre ainsi des trésors ignorés. Il ne se fait pas appeler « chef » par des cuistots pétris de peur. Il est le Maître pourtant, mais il plonge sa cuillère dans notre soupe qui est parfois bien trouble et peu ragoutante. Il est l’hôte parfait qui ne fait pas la fine bouche et la moue en repoussant ce qui n’a pas l’heur de lui plaire.
Celui qui veut être disciple d’un tel Maître doit savoir partager ses goûts et sa capacité à faire feu de tout bois, à assaisonner ce qui est fade, à être sel de la terre, à n’être surpris de rien, à regarder la réalité telle qu’elle est et non point telle qu’elle pourrait être si l’homme était meilleur. Georges Bernanos, ce génie de l’âme sacerdotale, écrit : « Qu’apprendrait-il de nouveau, ce vieux prêtre ? Il a vécu mille vies, toutes pareilles. Il ne s’étonnera plus ; il peut mourir. Il y a des morales toutes neuves, mais on ne renouvellera pas le péché. » (Sous le soleil de Satan) Un tel prêtre est un vieux pot capable de contenir tous les restes déposés par les pénitents en larmes et ceux, plus tièdes, qui luttent mollement pour ne pas retomber dans leur boue. Un tel prêtre est un bon cuisinier qui sait sauver les bas morceaux, les fruits blets, les légumes fanés, les ingrédients dont la date limite de consommation a expiré. Ce sont les pharisiens, anciens et modernes, les jansénistes à la petite semaine, les juges qui se croient docteurs et les scribes contemporains qui se pincent le nez au-dessus des ragoûts composites de ce monde, oubliant qu’ils pataugent parfois dans une fange plus profonde encore. Le vrai disciple s’assoit à n’importe quelle table et il fait honneur à son hôte, comme Notre-Seigneur déjeunant chez Zachée. Le vrai disciple n’a pas peur des gargotes et des bouges car il sait y trouver des âmes en peine et en perdition plus assoiffées de grâce que de mauvais vin ou d’alcool frelaté.
Jésus parle ainsi d’Ève sous la plume de Charles Péguy : « Et moi je vous salue, ô bonne ménagère. / Mais quand on avait tout on ne ménageait rien. / Et je vous vois marcher, vigilante bergère. / Mais quand on avait tout nul ne comptait ses pas. / Et je vous vois veiller, vieille femme économe. / Mais quand on avait tout on ne ménageait rien. / Vous êtes la servante et le conseil de l’homme. / Mais quand on avait tout nul ne comptait son bien. » (Ève) Sous le régime du péché originel, sous ses conséquences encore visibles et douloureuses, -alors que nous sommes délivrés par le sacrifice de la Croix-, il est nécessaire d’être économe et d’accommoder les restes car nous ne roulons pas sur l’or. La grâce est à disposition pour donner de la saveur à nos plats humains.
P. Jean-François Thomas s.j.
28 août 2024
S. Augustin, S. Hermès